jeudi 28 mai 2015

Pierre Nora, Alzheimer et Vatican II

Pierre Nora est une figure parmi les intellectuels français. Il a beaucoup réfléchi sur le passage de l'histoire à la mémoire, avec son étude les "Lieux de mémoire". Il est aussi le fondateur de la revue Le Débat, revue consensuelle au noble sens du terme, au sens de l'humanisme, de la culture et de son droit d'examen sur toutes les réalités politiques, sans tabou. Il a donné un entretien à Vincent Trémollet de Villers dans le Figaro. Evoquant les nouveaux programmes d'histoire, il n'y va pas avec le dos de la cuiller : "Nous sommes face au péché de moralisme et d'anachronisme où Marc Bloch voyait la pire dérive du métier d'historien". Et ailleurs "Si vous perdez la mémoire, vous savez ce qui arrive. L'Alzheimer historique ne vaut pas mieux que l'Alzheimer cérébral".

Est-ce à dire que nous sommes collectivement frappé d'Alzheimer ? "Ma discipline, l'histoire, qui, il y a trente ans, était la curiosité du monde entier, est devenue la cinquième roue de la charrette internationale". La thèse de Pierre Nora n'est pas que l'on se désintéresse du passé mais plutôt que l'on se désintéresse d'avoir un rapport objectif avec le passé. Le passé est mythifié plus que jamais, il consiste en un ensemble de "lieux de mémoire", et, à ces occasions, autour de chaque lieu, il devient le champ clos d'affrontements géopolitiques, qui ne se manifestent vraiment que dans l'enclos symbolique de nos mémoires : mémoire de l'esclavage ou mémoire de la grandeur nationale, conflit des monothéismes, émergence de l'esprit des Lumières, les occasions d'affrontement ne manquent pas. Ces occasions renvoient avant tout au présent, qui semble devoir dicter la représentation que l'on se fait du passé, sans plus de souci d'une histoire sérieuse ou de l'histoire comme discipline scientifique.

Il y a dans cet article une précision concernant le concile Vatican II, qui n'a pas échappé à la sagacité de Jean-Pierre Denis, qui l'a répercuté sur la Toile. Il s'agit d'une phrase : sujet, verbes, complément. Elle est très importante et doit être pesée : "Vatican II a signalé et accéléré une déchristianisation évidente". Tout y est ! D'abord le caractère "évident" de la déchristianisation, aujourd'hui ce n'est plus un objet de débat, comme cela pouvait l'être encore dans les années 80. Personne ne nie la crise et tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de recette miracle, que ce n'est pas en disant la messe en français ou en latin qu'on va changer quelque chose à la crise globale de l'Eglise en Occident et que si l'on veut limiter les dégâts il ne faut pas se lancer dans une nième réforme qui coïnciderait avec un nouvel échec, mais qu'il faut plus modestement, comme l'a dit Coluche, et comme le voulait Benoît XVI, "faire deux services".

Mais ce sont les deux verbes qui sont particulièrement importants : Vatican II "a signalé et a accéléré" la déchristianisation. Quand j'étais plus jeune, mon histoire personnelle me faisait penser que Vatican II avait surtout accéléré la déchristianisation. Dans Vatican II et l'Evangile (disponible sur le Net), j'ai essayé de montrer que la théorie de la liberté proposée au n°3 de Dignitatis humanae (et non au n°2 comme on le répète trop souvent) avait contribué à égarer les esprits et qu'au n°1 du même document on proposait une définition de la vérité "index sui", de la vérité sans autorité, qui pouvait très bien convenir au philosophe Spinoza, mais qui devait immanquablement détruire la foi de l'Eglise, en mettant tous les chrétiens "en recherche". Au collège de Passy Buzenval que j'ai fréquenté de la 6ème à la Terminale, tous les prêtres étaient ainsi "en recherche" d'une manière ou d'une autre, soit que la religion reste pour eux une culture d'ailleurs purement personnelle, comme pour notre prof de latin le Père D., soit qu'elle soit devenue une souffrance (le Père R. qui pleurait durant nos cours de religion en 4ème, parlant, avec le cardinal Marty "du prêtre à la recherche de son identité), soit que cela soit une sorte de Continent perdu dont on ne parle jamais en public (comme le Père P. en Première), soit que ce soit un lieu d'expériences, en particulier liturgique (la messe sans formule consécratoire du Père de M.) Sans des familles catholiques solides, on se demande ce qui pouvait être transmis à des jeunes élèves de cette vaste recherche, de cette grande relativisation que l'on nommait déjà "Vatican II". J'ai eu la conviction instinctive en ce temps-là que l'Eglise de Vatican II était stérile.

Aujourd'hui, j'ai pris un peu de distance avec ces terribles années 70, comme toute l'Eglise d'ailleurs heureusement a pu et dû le faire, cette Eglise qui fut sauvé des abîmes de la recherche par un vrai et saint leader à partir de 1978. Il faudra du temps et un travail colossal au pape polonais pour sortir les esprits de ce vertige du doute qui avait saisi jusqu'aux meilleurs. Parfois on avait l'impression (comme au Parc des Princes en 1980) que Jean Paul II était le seul à y croire encore. Il lui faudra presque trente ans, le plus long "pontificat de transition" de toute l'histoire de l'Eglise. Mais sa foi fut communicative. Nous en vivons aujourd'hui, même ceux qui ne veulent pas le savoir ou s'en souvenir.

Et nous pouvons regarder Vatican II, un peu autrement, en rejoignant la deuxième partie du diagnostic de Pierre Nora : Vatican II n'a pas seulement accéléré la déchritianisation, il a eu le courage d'en signaler l'existence, en particulier en appelant à la "participation active" en matière liturgique dans sa première constitution Sacrosanctum concilium. La réforme liturgique a été un échec : elle n'a pas permis d'enrayer la déchristianisation. On peut dire d'elle ce que Pierre Nora dit de Vatican II : elle l'a accéléré. Mais au moins les chrétiens, grâce au Concile, ont été averti de la crise imminente. La fièvre conciliaire a été un thermomètre de cette crise, hélas rien de plus. Mais rien de moins. Je serais tenté de dire comme Benoît XVI à Paolo d'Arcis cet athée médiatique italien qui l'interrogeait sur le Concile : "Vatican II ouvre des pistes". Anticipant sur la mondialisation, à travers Nostra aetate ou Unitatis redintegratio, à travers Gaudium et spes aussi si pacifiste et faisant au n°22 la théologie de ce pacifisme, Vatican II a tenté de comprendre à nouveaux frais la catholicité, l'universalité de l'Eglise, à laquelle tous les hommes sont ordonnés. Quatre ans, en pleines "Trente glorieuses", c'était sans doute trop tôt pour une synthèse apaisée. Au moins effectivement, providentiellement, Vatican II a ouvert des pistes. Il est en cela notre boussole comme beaucoup l'ont répété. Il constitue un gisement de recherche théologique extraordinairement précieux car il a le premier "signalé", comme sans le vouloir, malgré tout son optimisme, ce que la déchristianisation allait avoir d'inexorable.

J'ai bien conscience, moi qui suis né en 1962, que Vatican II appartient désormais au passé de l'Eglise. Le pape François nous le démontre tous les jours. Mais la question que le Concile a posée, les pistes qu'il a ouvertes, demeurent devant nous et il appartient aux théologiens, ils appartient aux Pasteurs de tenter, chacun pour leur part, d'apporter, sans idéologie, sans idées préconçues, avec seulement notre foi nue, des réponse à cette grande question de la catholicité. Elle ne peut pas se poser tout à fait de la même façon à l'ère d'Internet et de la mondialisation que dans les années 60. Mais elle se pose de manière lancinante et l'Homme en blanc dans sa singularité est, dans sa pratique et dans son existence même, pour l'instant le seul (ô paradoxe) qui apporte une réponse à cette question typiquement conciliaire de l'universalité de l'Eglise au XXIème siècle. Oui : de sa catholicité.

En faisant relire ce texte  à l'un de mes anges gardiens, qui m'avait signalé l'article de Pierre Nora, j'ai une première objection : "Vous parlez beaucoup de Vatican II comme accélérateur de crise et vous ne dites pas, de manière convaincante, en quoi il la signale".
- Je réponds : Vatican II signale la crise en se posant des questions que le Magistère avait négligées jusque là, sur le statut des non-chrétiens, sur les catholiques et les chrétiens, sur les athées (quoi que malheureusement sur ce dernier point Gaudium et spes soit un peu faible, indiquant que s'il y a des athées c'est forcément la faute aux catholiques qui sont de mauvais catholiques : au moins la question est posée). Par ailleurs, Vatican II se situe de manière très artificielle pour son époque dans un monde sans guerre froide, sans la bipolarité induite par le communisme international. Mais cette absence de pertinence aux événements de l'époque (crise de Cuba et menace atomique en 1963, en plein Concile) est une "heureuse faute" qui permet au texte conciliaire de trouver un échos dans notre monde dont le communisme a disparu. Je ne prétends pas que Vatican II est prophétique : il ne parle ni ne la colonisation, ni de l'immigration, ni des dégâts du capitalisme international : trop pacifiste pour cela. Mais il parle d'un monde uniforme, dans lequel le christianisme se veut encore et toujours catholique c'est-à-dire universel, ne se résolvant pas à devenir une petite province parmi d'autre dans le développement de l'esprit humain.

mercredi 27 mai 2015

L'Esprit saint, cet Inconnu qui nous fait connaître le salut

"Il vous est avantageux que je m'en aille, car si je ne m'en vais pas le Paraclet ne viendra pas à vous" (Jean 16, 7). Cette formule du Christ est mystérieuse. Il semble dire qu'il faut qu'il parte pour qu'advienne l'Esprit saint. Dans le magnifique Octave de la Pentecôte (massacré par les liturgistes de Paul VI et qui n'existe plus que dans l'extraordinaire rite que j'ai l'honneur de célébrer), nous lisons aujourd'hui une déclaration absolue du Christ, qui affirme son Unicité : "Je suis la Porte des brebis. Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands"(Jean 10, 7). Les deux textes doivent être tenus ensemble pour produire tout leur sens. D'une part, il faut reconnaître qu'il n'y a pas d'autre Porte pour entrer dans le Bercail divin que celui qui est envoyé par le Père pour nous sauver. Le Christ seul nous sauve : "Il n'y a pas sous le Ciel d'autre nom donné aux hommes par lequel nous puissions être sauvés" (Ac. 4, 12). Mais en même temps, c'est le Saint-Esprit qui, à l'intime de chacun de nos coeurs, opère ce Salut procuré par le Christ. C'est pour cela que le Fils doit en quelque sorte s'effacer pour qu'advienne le Saint-Esprit, second don du Père.

Nous sommes là devant le sens mystique du double mystère de l'Ascension et de la Pentecôte, que la liturgie traditionnelle exprime bien au moment où, le jeudi de l'Ascension, après la lecture de l'Evangile, le prêtre éteint solennellement le cierge pascal, qui était resté allumé, durant chaque messe pendant quarante jours après Pâques, comme un signe des quarante jours que le Christ a passé sur la terre après sa résurrection, "parlant du Royaume de Dieu". Le Christ nous a quitté. Il n'est plus parmi nous. "Le Seigneur Jésus, après leur avoir ainsi parlé fut enlevé au Ciel et Il est assis à la droite de Dieu" dit l'Evangile de saint Marc (16, 19), citant le Credo. Pourquoi FALLAIT-IL que le Christ parte pour que nous soit donné l'Esprit saint ? Il est la Porte des brebis, mais il nous est avantageux qu'il s'en aille... Comment comprendre ? C'est la question que nous pouvons nous poser...

Et nous sommes renvoyé à la Pentecôte, qui n'est pas seulement la fête du Saint Esprit, mais la fête de ce deuxième don que Dieu nous fait : il nous a offert son Fils, nous l'avons tué. Il nous offre l'Esprit saint... si nous le voulons ! Les deux dons sont aussi importants l'un que l'autre et ils se complètent. Il y a dans l'Esprit saint comme une nouvelle incarnation, que la première, absolue, parfaite, semble exclure et appeler tout ensemble. Quand le Christ dit "Je", c'est Dieu qui dit Je. On ne peut pas imaginer union plus intime à la Divinité que cette union personnelle. Et c'est pourquoi elle est unique. Il n'y a qu'un Jésus-Christ. Il ne peut pas y avoir d'autres incarnations en sa présence. Mais dix jours après son départ, le Saint Esprit peut faire de nous d'autres Christ, comme des esquisses inachevées, imparfaites mais partout présentes.

samedi 23 mai 2015

Point de rupture [par RF]

[par RF] On connaît l’expérience de Milgram: on réunit deux personnes – l’une jouera le rôle de l’élève et l’autre celui du professeur. Le «professeur» est sensé tester la mémoire de l’«élève»; pour le stimuler il doit punir chaque mauvaise réponse par des chocs électriques croissants. Bien évidemment, l’expérience est truquée : l’«élève» est un acteur, qui ne subit aucune décharge électrique. La seule chose qui est testée est le comportement du «professeur»: voilà quelqu’un qui doit envoyer à l’un de ses semblables des chocs qu’il sait désagréables, puis douloureux, puis carrément mortels. Il s’agit de voir jusqu’où le «professeur» obéira à l’autorité (scientifique en l’occurrence) qui lui demande de martyriser un innocent. Le point de rupture : voilà bien ce qu’étudie Milgram.

Le film «C’est arrivé près de chez vous», construit autour de Benoît Poelvoorde, est en lui-même une expérience de Milgram. C’est l’histoire d’un tueur en série qui dévoile ses trucs, et l’on rit car c’est franchement drôle. Cependant, les meurtres sont de plus en plus odieux, on commence à rire jaune, jusqu’au moment où l’on trouve que c’est répugnant. Tout le monde n’a pas le même point de rupture, par contre tout le monde a rit au début (quand Poelvoorde tue la vieille), et chaque spectateur se rend compte qu’emporté par son élan initial, il a rit… plus loin qu’il n’aurait du?

C’est cette réflexion que je me suis faite en lisant le récent ‘Commentaire Eleison’ de Mgr Williamson. L’évêque britannique n’a certes jamais eu la réputation d’y aller avec le dos de la cuillère. Cependant, tout en restant dans les mêmes thématiques, Mgr nous emmène chaque fois un peu plus loin. Voilà donc qu’il justifie la peine de mort pour les assassins, mais également pour les idolâtres et les homosexuels («l’autorité légitime de la société a le droit de leur retirer la vie»). Mgr justifie aussi l’extermination complète d’un groupe ethnique: Certes, «ce ne sont pas tous les individus d’une tribu qui seront également coupables» cependant «Dieu Tout-Puissant peut faire et fera toutes les distinctions nécessaires». Autrement dit: Pas de quartier, Dieu reconnaîtra les siens, etc.

Voilà qui me choque (moi qui ne suis ni indien, ni homo, ni idolâtre, ni assassin) plus que par exemple la misogynie assumé de Mgr Williamson. Aurais-je atteint mon ‘point de rupture’ par rapport à Mgr? Kyrie Eleison!


L'expérience de Milgram dans la culture populaire:
ici dans le film "I comme Icare" - avec Yves Montand

mercredi 20 mai 2015

Pourquoi faut-il manifester contre la réforme Belkacem ?

François Bayrou demande une grande manifestation réunissant la droite et la gauche. Utopique ? Voire... La dernière réforme de l'enseignement public apparaît comme une véritable destruction de l'instruction publique. A Monde et Vie nous avons consacré le dernier numéro à ce sujet, avec Claude Meunier-Berthelot, Elisabeth Nuyts, Laurent Garnier, Laurent Wetzel et bien sûr Eric Letty. Vous pouvez nous nous retrouver en ligne. Cet article est tiré du dernier numéro que vous pouvez acheter en ligne.
La réforme Belkacem en préparation, et qui doit être imposée à tous les collèges de France repose sur deux idées simples : il y a trop de matières, cela coûte cher en professeurs ; il faut absolument mutualiser les disciplines et faire en sorte que les profs deviennent le plus polyvalents possibles au nom de l’Interdisciplinarité, c’est-à-dire de cours qui seront comme des activités d’éveil, « animés » par plusieurs professeurs à la fois. La loi René Haby, imposée aux collèges en 1975 et prescrivant le collège unique à tous les enfants entre 11 et 15 ans, semble un peu la source de tous les malheurs éducatifs que nous connaissons, parce qu’elle ne permet pas aux jeunes de s’orienter dans la vie avant l’âge de 15 ans (16 ans aujourd’hui avec le ‘tronc commun’ jusqu’à la Seconde). La réforme drastique de l’enseignement des collèges, proposé par l’administration Belkacem, risque, elle, d’avoir des conséquences irréversibles sur la culture française. Pour la première fois on change fondamentalement les programmes. On a pourtant plus que jamais besoin d’une culture qui unifierait les Français entre eux et favoriserait l’assimilation de populations allogènes ? Qu’importe ! Au nom des économies, au nom d’une sorte de haine de l’humanisme soi-disant facteur de sélection, on envoie par dessus les moulins les professeurs supplémentaires, les professeurs chers parce que diplômés : plus de latin, plus de grec, nous le disions déjà dans le numéro 907. Plus d’allemand. Plus de classes européennes ou de classes bilingues. Toutes ces matières coûtent cher et elles servent de repères aux « bons élèves », elles représentent donc une offense à l’égalité, une sélection cachée des meilleurs. C’est intolérable pour les idéologues de l’Ed nat.

Mais cette fois, au moins faut-il l’espérer, la ficelle est trop grosse. Le voleur chinois n’a pas eu la patience d’attendre son heure. Et beaucoup de gens de droite (Alain Finkielkraut inévitable sur ce sujet) mais aussi beaucoup de gens de gauche (Régis Debray, Pascal Brukner, Michel Zink, président de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, auquel Belkacem avait demandé aide et soutien pour mieux enterrer le latin) élèvent la voix. Perdant soudain son flegme et peut-être encouragée par le soutien bruyant que lui prodigue en toutes occasions Manuel Valls, Nadjat s’est retournée contre ses critiques en les traitant de « pseudos-intellectuels ». Tout ces gens qui justement n’ont que ce statut pour briller, n’ont pas aimé, mais alors pas du tout… Ils sont bien décidé – au moins en apparence – à ne pas se payer de quelques mots gentils de la Ministre, en exercice de déni permanent. Jack Lang est intervenu aussi. Avec force : . « Je serais ministre, je prendrais ma plume après avoir lu attentivement les programmes et je les réécrirais ». On est heureux d’apprendre que Jack Lang se sert encore d’une plume. Au moins n’a-t-il pas tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant de donner son avis : il a mis le doigt où le bats blesse : « Ce n’est pas en décapitant le meilleur que l’on peut construire une école de l’égalité ». C’est bien la passion de l’égalité, « l’âme de la France » comme disait imprudemment François Hollande en préface à ses Soixante propositions de gouvernement, qui risque de déculturer définitivement nos enfants. En effet les langues que l'on n’a pas apprises à 15 ans, on ne les apprendra correctement plus tard que moyennant des efforts disproportionnés ou une situation particulière dans l'existence.

mardi 19 mai 2015

Jean Borella et l'unité des religions

Jean Borella revient à ses sources. Dans un livre passionné et passionnant, qui vient de paraître chez L'Harmattan, et qu'il a intitulé Aux sources bibliques de la métaphysique, il commence son livre en confrontant la tradition biblique avec la métaphysique schuonienne de l'unité transcendantale des religions. Il le fait avec beaucoup d'humilité dans un profond désir d'orthodoxie. Et il propose, face à l'unité transcendante des religions défendue par Schuon, dont il critique le "péché d'orgueil" une unité qu'il nomme analogique... Grand lecteur des néo-thomistes, Borella a reçu les travaux du Père Geiger ou de mons. Fabro, qui font la partie belle à une analogie d'attribution dite intrinsèque, d'origine "platonicienne" mais d'invention récente, dont le fonctionnement exact est assez difficile à comprendre. Il s'agit de penser la différence ontologique non pas en termes d'équivocité [le Dieu tout autre et les étants créés mais essentiellement "non-Dieu"] mais plutôt d'envisager que nous soyons tous plus ou moins l'Absolu, selon un schéma qui se revendique de la participation platonicienne. L'auteur d'Amour et Connaissance, qui a consacré un livre à l'analogie [Penser l'analogie, rééd. 2012 chez L'Harmattan], même s'il critique la théorie du Roi du monde, cette sorte d'Hyperthéos au dessus des formes religieuses humaines, semble considérer que toutes les religions sont surnaturelles, selon le plus et le moins, qu'il y a un premier analogué qui est le christianisme et des analogués seconds qui sont moins vrais mais qui ont la même origine que le christianisme. Pour moi, il est victime de ce mauvais instrument qu'est l'analogie d'attribution "platonisée", qui lui fait envisager dans toutes les religions un dosage de vérité comme il y aurait un "dosage d'être" dans tout étant Mais sa position est intéressante et elle fera date, me semble-t-il, parce qu'elle me semble assez proche de l'interprétation de Vatican II dominante aujourd'hui, au nom de laquelle par exemple on refuse de convertir les musulmans en leur demandant seulement d'être de bons musulmans et les juifs, en leur expliquant qu'il suffit, le judaïsme étant surnaturel, qu'ils embrassent la religion juive avec conviction. On pourra dire la même chose du bouddhisme et de l'hindouisme. Il y a dans le christianisme certes, au nom du Christ, une plénitude de vérité, mais dans les autres religions une participation à cette plénitude selon des différenciation socio-culturelles plus encore que spirituelles.

On peut effectivement remonter à la formule de Pascal qui d'une manière si juste explique qu'il y a plus de différence entre un chrétien spirituel et un chrétien médiocre qu'entre un chrétien spirituel et un juif spirituel. C'est une vérité d'expérience qu'un homme qui est profondément croyant, quelle que soit sa religion, parvient à s'entendre avec un autre croyant. Autre chose est la foi et autre chose la religion. Je ne suis pas de ceux qui, avec Karl Barth, tente de réduire le christianisme à une pure foi, à une foi sans religion. La foi sans religion, la foi sans relation vitalement organisée avec Dieu n'existe pas. Il ne faut pas prendre Luther ( le Luther de la liberté chrétienne) au pied de la lettre ; il ne faut pas transcrire l'intellectualisme de Calvin en une suppression mortifère de tous les rites. Subsistent toujours ensemble foi et religion, même chez ceux qui prétendent les opposer et choisir l'un plutôt que l'autre.

Mais cette dualité entre la foi personnelle et la religion collective, entre la foi intérieure et la  religion extérieure peut donner idée de construire une autre analogie que cette analogie d'attribution intrinsèque qui n'est qu'un cache sexe de l'univocité ( ou d'une unité générique des religions, qui, nous faisant postuler qu'elles sont toutes de même nature - au dosage près - nous laisse inférer qu'elles ont toutes vraies, ou toutes fausses. La figure logique et le modèle métaphysique qui se construisent sur une dualité surmontable à l'Infini ont été aperçus par Aristote (Métaphysique Lambda 5 : "autre dans les choses autres"). C'est ce que l'on appelle l'analogie de proportionnalité propre (l'analogie de proportionnalité impropre correspond à la métaphore : "Le lion est le roi des animaux ou le lion est aux animaux ce que le roi est aux hommes).

On pourrait penser qu'il y a une analogie de proportionnalité entre les diverses religions qui est fondée sur la dualité entre foi et religion. Si on propose une théologie chrétienne des religions, on obtiendrait, selon la figure de l'analogie de proportionnalité propre, le fait que toutes les religions sont comparables dans la mesure où en chacune d'elles, ont peut distinguer la foi et la religion.

On constate que la foi a toujours quelque chose d'universel (de "catholique") : "Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu" dit l'épître aux Hébreux. Or tout homme peut plaire à Dieu (c'est... de foi). Donc en tout homme, il y a une foi surnaturelle, qui est comme la première grâce. Où trouve-t-on cela dans les textes ? Une fois de plus dans le prologue de Saint Jean : "Il était la vraie lumière, qui éclaire tout homme venant dans le monde". Vatican II a repris à saint Justin l'idée de semences du Verbe présentes en tout homme. En tout homme il y a une foi en Dieu, un désir gratuit du bien (ou, ce qui revient au même le refus de cette foi, le refus de ce bien : l'homme est essentiellement libre vis à vis de Dieu). L'athéisme est une foi : il y a un pari athée dit Nietzsche (Gai savoir 124) comme il y a un pari chrétien. Et si l'athéisme est une foi, les religions séculières, les idéologies sont aussi des formes de la foi, formes dégradées, formes impossibles, illusoires. Et puis, la République est une foi (n'est-ce pas M. Valls ? M. Bartolone ?). Elle est une loi aussi d'ailleurs et donc une religion qui a ses dévôts.

En tout homme, il y a aussi une religion, c'est-à-dire un culte. Toutes les religions ne sont pas bonnes, tous le cultes ne sont pas bons. "L'heure vient où quiconque vous tuera croira rendre un culte à Dieu" nous disait Jésus dans l'Evangile de dimanche dernier. Le culte, c'est l'offrande. L'homme a d'abord voulu offrir l'autre à sa place (pas fou !). Au fond c'est l'histoire de Caïn avec Abel. D'où les sacrifices humains et les sacrifices d'animaux : sacrifices de l'autre. Sang de l'autre. Le culte en esprit et en vérité (Jean 4) est l'offrande de soi, à l'image du Christ s'offrant lui-même sur l'autel de la Croix. Joseph de Maistre dans ses Eclaircissements sur le sacrifice, avait bien vu qu'il existe une analogie universelle des sacrifices : une offrande est plus ou moins agréable à Dieu... Qu'est-ce qui fait qu'elle lui est vraiment agréable ? Le caractère absolument désintéressé de l'offrande que l'on trouve réalisé à la perfection dans la Croix du Christ, qui est "le sacrifice pur et saint, le sacrifice parfait", réactualisé à chaque messe, selon la volonté exprimée par Jésus avant même que commence son supplice : "Vous ferez cela en mémoire de moi". Le Christ, scellant l'alliance nouvelle en son propre sang est ici le Religieux de Dieu, comme dit M. Olier, naguère curé de Saint-Sulpice. Refuser la Religion chrétienne, pour ne recevoir  que la foi chrétienne, c'est se préparer, comme on le voit d'ailleurs ici ou là, un christianisme sans Christ, dont les valeurs sont toutes laïcisées).

Pourquoi le christianisme est-il la religion vraie dans l'analogie universelle des religions ? Si nous prenons ce schéma duel de l'analogie de proportionnalité, nous savons que cette dualité (ici entre foi et religion) doit finalement se réaliser dans le premier analogué, où la dualité se surmonte dans l'Un. Ainsi dans l'analogie métaphysique de l'être, l'essence et l'existence (qui sont les deux termes de l'analogie universelle) se surmontent en Dieu, "dont l'essence est d'exister" affirment aussi bien Thomas d'Aquin (chapitre 6 du De ente et essentia) que Descartes, Malebranche ou Spinoza dans son Ethique. Eh bien ! Dans l'analogie universelle des religions, la dualité entre foi et religion se surmonte, lorsque le Christ, objet de la foi devient en même temps le sujet de la religion. Et en Christ la croyance devient foi parfaite puisque, amour parfait, elle se réalise, comme acte pur, dans l'Offrande de la Croix et dans toute offrande qui est issue du Testament nouveau et éternel.

Quel est l'objet de la foi parfaite ? L'amour non pas utopique ou idéalisé mais réalisé dans le Christ. Et nos credidimus caritati. Cette formule de l'Epître de Jean était la devise épiscopale d'un certain Marcel Lefebvre : et nous, nous avons cru à la charité...
Quel est l'objet de la religion parfaite ? aimer au point de s'offrir soi même comme le Christ l'a fait une fois pour toutes.
Ainsi dans le Christ on trouve en même temps la source de l'élan de la foi ("un homme nommé salut" comme dit Jacqueline Genot Bismuth, qui nous fait être ou nous sauve par la foi) et qui est en même temps le sujet absolu du culte que nous pouvons rendre à Dieu qui nous a donné la foi.

Dans toutes les autres religions, dans les religions séculières, dans l'athéisme, il  a une foi ou le refus "fidéique" de la foi. Et il y a aussi une religion, c'est-à-dire la mise en oeuvre d'un certain nombres de moyens pour faire advenir la foi : mais aucun de ces cultes ne consiste dans le culte chrétien qui est l'offrande de soi. Les religions sont mauvaises - René Girard nous l'a bien fait comprendre - à proportion qu'elle refusent cette offrande de soi et qu'elles aspirent à la glorification du Moi, qui, comme le Roi de Tyr dans Ezéchiel (28) finit par se prendre pour Dieu. Les religions sont mauvaises, comme les systèmes athéistes du XXème siècle, quand elles exigent du sang : le sang des autres, comme le dieu Moloch. A cet égard, les religions les plus fausses, les plus illusoires, sont les religions politiques, qui, au moins depuis la Révolution française, sont fondées sur le fait de verser "le sang impur", le sang de l'autre "qui abreuvera nos sillons".

Merci à Jean Borella et à ce livre magnifique, Aux sources bibliques de la Métaphysique, qui me donne l'occasion de cette échappée conceptuelle... Il faut lire cette dialectique puissante et remercier le philosophe qui est si clair...

mercredi 6 mai 2015

Marine et la statue du commandeur

Elle met en place un plan longuement médité dont la première phase s'achèvera lorsque le Front national, face aux nouveaux Républicains et face aux archéo-Socialistes aura décidé d'appeler le Parti Les Patriotes. Plus question de ce vieux mot de "parti" qui dit tellement clairement (trop clairement) ce qu'il est : une division de la nation. Plus question de nation ou de national : la patrie et les patriotes entrent et font entrer ceux qui s'en réclament dans la grande geste de la Révolution dite française comme l'appelait temporibus illis mon prof de Spiritualité à Ecône (un Italien respectueux de l'identité spirituelle de la France). La nation, elle, demeure suspecte.

Marine Le Pen, au nom d'un refus de l'antisémitisme forcément bien venu, applique froidement un plan concerté, qui n'est d'ailleurs sans doute pas le sien. Sur la route du Nouveau Front (Marion dixit), elle rencontre la statue du commandeur, son père vêtu de rouge. Telle Don Juan, elle accepte son défi.  Elle en accepte aussi la médiatisation. Elle est prête à cette opération typique de tous les mâles du monde mais qui n'est guère féminine : tuer le père. Comme dit Jean-Claude Martinez, au nom de l'anti anti-sémitisme, elle se déclare prête à passer au dessus de la grande loi des juifs, le Décalogue, reçu par Moïse sur le Mont Sinaï. Le quatrième commandement est pourtant sans réplique : "Tes pères et mères honorera afin de vivre longuement sur la terre que l'Eternel t'a donné". Ironie de l'histoire : ce commandement est le fondement du nationalisme d'Israël, bien vivant aujourd'hui. Et c'est au nom des Patriotes que Marine le transgresse publiquement. Comme si elle pouvait empêcher son père d'être son père. "Moi je tue Brutus" avait dit le Vieux en 1998 à propos de Bruno Mégret. Et cette fois ? N'assiste-t-on pas à un familicide ?

Le sens du Quatrième commandement est pourtant clair : on ne peut donner la terre à celui qui n'a pas respecté ses parents.
- Mais sont-ils toujours respectables? demanderez-vous peut-être. Le Pen a-t-il raison de continuer ses provocations au sein de sa propre famille?
On peut se poser toutes les questions.
Il me semble que n'importe quel étranger à la famille Le Pen se sentira loin et du père et de la fille en cette occurrence. Loin de la violence qui se dégage des propos et des actes des deux partis. Marine a souhaité se débarrasser de son vieux sans voir qu'il lui servait de paratonnerre. Désormais elle prendra seule et en pleine figure la foudre médiatique réservée à tous ceux qui "pensent différemment". C'est aussi une erreur de calcul. Le Vieux a souhaité que sa fille "épouse Alliot ou Philippot pour qu'elle change de nom". Au-delà de la plaisanterie qui n'est pas légère, c'est une sorte de reniement publique. Dans l'entourage du Menhir on entend : "Elle est pire que Mégret" (contre lequel elle avait à l'époque beaucoup poussé son père).

Que restera-t-il de ces imprécations? A l'évidence une décrédibilisation pour le Parti, qui aura montré une fois de plus son incapacité à s'élever au niveau d'un bien vraiment commun, en pataugeant dans le psychodrame familial. Les médias ont joué les pousse au crime, en relayant chaque parole du Vieux (à qui il aurait fallu interdire d'être lui-même). Il y a une sorte de naïveté à écouter ainsi les médias sans s'apercevoir qu'elles cherchent juste à faire du Sang pour faire du buzz. Nous sommes peut-être arrivés au clou du spectacle à effets très spéciaux que personne ne maitrise plus. Entre suicide politique et meurtre familial, le virtuel pourrait bien devenir réel.

lundi 4 mai 2015

Emmanuel Todd le zombie du grand schisme.

C'est dans l'émission de Laurent Ruquier On n'est pas couché que le grand schisme de gauche s'est étalé en pleine lumière. Il a suffi d'un chroniqueur en instance de divorce avec son patron, Aymeric Caron (qui sera bientôt remplacé par Yann Moix) et d'une chroniqueuse sourcilleuse sur le respect qui est dû à "ses analyse rigoureuses" (ipsa dixit) pour que le pétage de plomb soit complet. C'est vrai l'auditeur insuffisamment parisianiste aura eu l'impression d'un simple règlement de compte personnel de part et d'autre, Aymeric insistant sur les procès en diffamation et le retrait de certains texte de la chroniqueuse, Caroline Fourest (car c'est d'elle bien sûr qu'il s'agit) insistant vainement sur son dernier livre, Eloge du blasphème, dont le titre est à soi seul tout un programme.

En réalité, ce qui est en question est infiniment plus profond : il s'agit de deux conceptions de la mission de la Gauche dans notre société. Je parle de "mission" car la problématique dans laquelle nous entrons est religieuse. Depuis le 11 janvier dernier, la Gauche, pour son bonheur ou son malheur est entrée en religion. "Tout est religieux désormais, déclare Emmanuel Todd à l'Obs. Mais tout est religieux parce que la religion s'éclipse et que rien ne l'a supplanté". Nous reviendrons sur cette éclipse. Comme disait Péguy dans Notre Jeunesse "quand il y a une éclipse tout le monde est à l'ombre".. C'est Péguy qui a bien vu l'importance de ce qu'il appelait la mystique en politique, mystique dreyfusiste, qui, selon lui, fut trahie par la politique dreyfusarde. Aujourd'hui c'est l'inverse : la politique française est trahie (il n'y a plus guère de politique française, tout est bruxellois) par la mystique antiraciste (qui est le dernier enjeu accessible à nos politiques) ou par la mystique républicaine.

Entre ces deux mystiques, Emmanuel Todd ne veut pas choisir. Il explique d'un côté que le 11 janvier était "une imposture" et de l'autre qu'il ne faut pas accorder trop d'importance à la présence des musulmans en France, car leur communauté est "la plus faible"... Il s'est immédiatement attiré les foudres de Sophia Aram sur France Inter : "Sincèrement, ne vous en faites pas trop pour les musulmans et les immigrés. L'immense majorité sait vivre dans un pays laïc, dans lequel la liberté d'expression ne se négocie pas sur l'autel de la condescendance. Et vous savez quoi ? Pour de nombreux immigrés, croyants ou non, ça fait même partie des raisons pour lesquelles ils ont choisi ce pays. Alors détendez-vous et traitez-nous en adultes, c'est peut-être encore la meilleure façon de nous respecter, monsieur Todd". Fermez le ban ! Et gageons que les Charlies ne sont pas plus satisfaits que les représentants de la Diversité de la position de Monsieur Todd.

Sa thèse en l'espèce est que les Charlies sont avant tout ce qu'il appelle des catholiques zombies, c'est-à-dire ces catholiques qui ont perdu la foi mais qui ne représentent pas vraiment la pure et dure culture de gauche dont lui se revendique et qui est la vraie culture de la liberté d'expression. Pour lui la culture Charlie est foncièrement intolérante. Et cette intolérance, manifestée par M. Hollande comme par M. Valls a, pour M. Todd, les relents de catholicisme que l'on trouve dans la culture du Président (père d'extrême droite mère démocrate chrétienne) comme dans la culture "franquiste" de Valls. Pour Emmanuel Todd, il faut s'éloigner de cet unanimisme aux relents de catholicisme et défendre une vraie liberté d'expression.

Nous avons donc un schisme de gauche à trois entrées (comme il y eut autrefois trois papes pendant le grand schisme) : Aymeric Caron, c'est l'immigrationisme (Charlie ouvert à tous). Caroline Fourest c'est le laïcisme (Charlie pur et dur : attention à l'islamisme). Nous sommes entre le démocratisme de la Diversité obligatoire et le républicanisme absolutiste au service de l'Oligarchie dominante. Et Emmanuel Todd ? Au risque de passer à son tour pour un zombie, il n'est ni d'un côté ni de l'autre... Il exprime une troisième sensibilité de gauche, celle qui croit à la liberté d'expression et à un avenir où chacun, quelle que soit sa communauté d'origine, saura vivre de la France. Dans son Histoires des gauches Jacques Julliard estimait que cette gauche là (celle d'Aristide Briand par exemple proposait-il) était en quelque sorte matricielle et qu'avec les bourgeois-Bohême, on était en train de revenir à cette matrice. Des trois gauches, c'est en tout cas celle qui a la mystique la plus faible. Et pas davantage de politique...

Nous n'avons pas fini avec cette guerre de mystiques entre les gauches. Il faudra savoir en rire. En effet, elle se présente et se présentera toujours comme d'autant plus inexpiable que la prégnance réelle des politiques sur les événements est plus faible.

dimanche 3 mai 2015

Une belle fin ? Un sacré film

Still life en anglais a deux sens : cela peut signifier une vie immobile ; cela désigne aussi une nature morte en peinture. Le titre français me paraît plus évocateur : une belle fin. Le film de l'anglo-italien d'Uberto Pasolini évoque la mort.

Pas un sujet facile : faire un film sur la mort, tenait de la gageure. John May (Eddy Marsan, grand acteur de seconds rôles révélé en tête d'affiche par ce film) est un fonctionnaire de 44 ans qui a un travail un peu spécial. Il s'occupe des morts dont personne ne s'occupe, de ces gens que l'on retrouve dans leur appartement à cause d'un animal de compagnie qui alerte le voisinage (la chatte Susy dans le film) ou tout simplement parce que plane autour de l'appartement du défunt une odeur désagréable et que l'on finit par enfoncer la porte... John May recherche les parents du défunt ou ses amis. Il organise les funérailles, auxquels consciencieusement il va assister, seul le plus souvent. Lui-même d'ailleurs est un solitaire. Il vit dans un minuscule studio, où chacun de ses actes semble fixé, ritualisé. Sa vie est immobile; De loin on pourrait penser à une nature morte. Mais un coeur bat sous la chape de plomb des habitudes bien prises. John May s'occupe des défunts qui sont en quelque sorte ses amis. Ses seuls amis. Il leur rend un véritable hommage, un hommage personnel. Cela jusqu'à ce que l'Administration lui signifie, après 22 ans de bons et loyaux services, qu'elle n'a plus besoin de lui. Il lui reste un dernier cas : Bill Stock.

Je ne veux pas raconter ce film, qui se termine par ce qu'il faut bien appeler une évocation de la communion des saints où les morts redeviennent comme des vivants. Mais je voudrais insister deux points qui croisent mes réflexions actuelles : tout le film tourne autour de ce personnage de John May, sur le service désintéressé qu'il rend avec précision, avec efficacité, avec amour, sur son rôle littéralement habité, sur son sourire, sur son absence de traits distinctif : every man. Il est tout homme et en même temps ce qu'il fait ne ressemble à rien et lui ne ressemble à personne. Il peut être chacun de nous, se contentant de faire bien son travail, mais ce qui est particulier, c'est qu'il n'attend rien de son public de macchabées en déshérence, aucune reconnaissance, aucune marque de gratitude. Ses actes ne sont pas des actes gratuits, parce qu'il donne aux morts le respect qu'ils attendent. Mais il vit au comble du désintéressement. Il est une sorte d'Antigone dont tous les humains sont ses frères et soeurs surtout ceux qui sont morts comme il vit : seul. Pourquoi agit-il ainsi ? Il n'est pas efficace. L'Administration le lui reproche. Ses collègues ne le comprennent pas. Antigone est tué par Créon. Lui est simplement renvoyé, mais pourra-t-il survivre à ce renvoi ? Sa vie, ce sont les morts, ses frères quoi qu'ils aient pu faire durant leur vie terrestre. John May fait le bien. Il fait son job, comme il dit un moment à la fille d'un de ses disparus. Il fait bien son job. Bene bona facere dirait saint Augustin.

C'est sans doute cela qui vaut que l'on nous représente, à la fin du film... une belle fin justement. Nous sommes aujourd'hui dans une société qui déteste la mort. Aujourd'hui disait Philippe Ariès dans L'homme et la mort et dans ses Essais sur l'histoire de la mort en Occident, nous vivons sous le régime de la mort interdite. Il ne faut pas en parler. Pas y prêter attention. L"éloigner de la vue des enfants. Même la patronne du Fish and chips qui s'était amourachée de Bill Stock, le dernier cas de John May, ne veut pas entendre parler de présence aux funérailles. John May lui est un cas unique : il sait regarder la mort en face Couché dans le cimetière, à l'emplacement de sa tombe, il communie à la nature, il n'a pas peur. Les morts lui sont tellement familiers qu'il a apprivoisé la mort. C'est sans doute cela qui le fait vivre avec une telle volonté de bien faire. C'est cela qui le sauve. Et tous ceux auxquels il a rendu le dernier hommage.