Article repris de Monde et Vie n°832 - septembre 2010
Pourquoi rendre honneur au cardinal Newman ? Le pape a décidé de le béatifier lui-même, alors qu’il avait précédemment déclaré qu’il laisserait les béatifications aux responsables des Eglises locales. Signe qu’il attache une importance particulière à celle-là. Ne restera plus qu’à le proclamer saint. A moins qu’entre-temps – et c’est un bruit qui court – on n’en fasse un docteur de l’Eglise.
Si l’on en croit l’abbé Brémond, grand spécialiste de Newman au début du XXe siècle, pour comprendre Newman, personnage renfermé dans sa jeunesse, fragile dans son âge adulte, « il faut commencer par un exercice d’assouplissement, d’entraînement au mystère ». Mystère ? Qu’il ait cultivé des opinions aussi personnelles, qui l’ont conduit à une abjuration de l’anglicanisme, après un passage, entre quinze et vingt ans, par l’évangélisme. Et qu’il ait subi si profondément des influences successives, trouvant, à chaque étape de son itinéraire spirituel, une sorte de Mentor, pour ensuite se jeter seul dans le sein de l’Eglise romaine, à la surprise générale.
Ce furent Walter Mayers, son « gourou » évangélique, qu’il admira éperdument et qui lui montra l’urgence de la certitude, puis Richard Whately à Oxford, où il devient membre – par élection mais sur l’entremise de Wathely – du club très « select » des « noetics (tout un programme!). Puis, après sa rupture avec Whately, il y eut son amitié avec Richard Hurrel Froude. C’est lui qui « lui apprit à regarder avec admiration l’Eglise de Rome et par là même, à se détacher de la Réforme » comme il l’explique dans son Apologia. Après un refroidissement, il se lia avec John Keble, qui lui fit connaître la « low church » anglicane, mais qu’il ne soutint d’ailleurs pas jusqu’au bout à Oxford. C’est avec Froude, dont il admire l’ascétisme, qu’il quitte l’Angleterre en 1832 pour trouver le soleil, dans un voyage au long cours. Lui, le spécialiste des Pères de l’Eglise va faire escale dans les îles grecques, en Sicile, à Naples et même à Rome où il rencontre ce grand converti anglais qu’est Nicholas Wiseman, qui deviendra cardinal et sera son premier protecteur dans l’Eglise romaine. A chaque étape de sa vie, il y a ce « Maître » ou cet « ami » que, chaque fois, Newman quitte, sans oublier la leçon qu’il lui a fournie. Besoin dogmatique, avec l’évangélisme. Quête intellectuelle des origines chrétiennes avec Whately. Fierté anglicane avec John Keble. Philocatholicisme et ascétisme avec Froude. Il quittera tous ces amis pour se jeter dans les bras de l’Eglise romaine. Mais ce sera au terme d’un militantisme effréné, après s’être senti la mission de réformer l’anglicanisme. Durant cinq ans Newman rédige des tracts pour défendre l’idée que l’anglicanisme est la « via media » entre protestantisme et catholicisme, qui représente le véritable équilibre chrétien. Son cri de guerre est homérique : « Maintenant que me voici, on va voir la différence ». Mais il ne se trompe pas sur lui-même. Il écrit à Froude: «You and Keble are the philosophers. I am the rhetorician». Vous êtes les penseurs, je suis juste le haut-parleur. Mais le haut-parleur ira plus loin que ses maîtres… Il y a un détonateur à sa conversion, et c’est un problème qu’il n’a pas résolu.
Problème? Dans la chrétienté, les anglicans sont minoritaires. Il tombe un jour sur une phrase de saint Augustin, condamnant les donatistes, ces chrétiens principalement implantés en Afrique du Nord et qui, en un mot, faisaient du zèle: Securus judicat orbis terrarum. Le monde entier juge tranquillement ces Africains, comme aujourd’hui il juge tranquillement cette poignée d’Anglais cultivés qui, autour de Pusey et de ce que l’on va appeler le Mouvement d’Oxford, défendent une putative spécificité anglaise. Il est temps de découvrir l’Eglise universelle, l’Eglise catholique.
Le parcours très composite de Newman fait tout son charme comme théologien et comme prédicateur. Il s’adapte merveilleusement à un auditoire. « Pour tout résumer d’un mot, écrit Brémond qui s’y connaît, des trois partis qui se disputent aujourd’hui la direction de la pensée chrétienne, des intransigeants, des avancés et des hommes qui cherchent un compromis entre les tendances extrêmes, je n’en sache pas qui puisse, et logiquement, se réclamer de Newman ».
Ce qui frappe chez Newman, c’est avant tout la qualité de sa foi personnelle. Exemple : «L’Eglise se déclare bâtie sur des faits, non des opinions. Sur des vérités objectives, non des sentiments inconstants. Sur le témoignage séculaire, non sur l’opinion personnelle. Sur la conviction ou l’expérience non sur le raisonnement». On peut penser que le dogmatisme de Walter Mayers ne l’a jamais quitté ! Par ce biais, il s’avère proche des intransigeants. Mais en même temps qu’il cherche à vanter l’objectivité de la foi, il n’hésite pas à écrire dans sa Grammaire de l’assentiment : « L’égotisme [le culte du moi] est la véritable modestie ». Et dans les premières pages de l’Apologia pro vita sua : « Pendant que je me regardais comme prédestiné au salut éternel, je m’isolais de la contemplation des autres hommes et je ne me disais pas que d’autres étaient prédestinés à la mort éternelle. Je ne pensais qu’à la miséricorde dont j’étais moimême l’objet ». On voit qu’en lui le calvinisme a la vie dure et surtout que l’objectivité de sa démarche ne doit pas cacher l’extraordinaire subjectivité du personnage…
On comprend l’ambiguïté du futur cardinal, contre lequel, du reste, s’éleva un autre converti de l’anglicanisme, le cardinal Manning, allant jusqu’à le faire poursuivre à Rome pour hérésie. Lorsque Newman écrivait dans ses Sermons d’Oxford que « la conscience est dans notre esprit le principe essentiel et la sanction de la religion », il passe tout près de la condamnation que lance le pape Pie IX dans la proposition 15 du Syllabus : «Il est libre à chaque homme d’embrasser la religion qu’il aura réputée vraie selon les lumières de sa raison».
Au fond, le cardinal Newman, esprit libre, ne parvient pas toujours à opérer la synthèse des diverses influences qu’il a subies. Profondément sincère, catholique par toute sa vie, vivant près de Dieu dans sa petite maison de Birmingham, c’est avant tout un mystique, qui, dans La grammaire de l’assentiment ou dans L’essai sur le développement du dogme, n’a pas forcément les moyens philosophiques de sa hardiesse théologique. Père de l’Eglise ? Mais alors d’une Eglise à son image : inquiète.
Joël Prieur

Si l’on en croit l’abbé Brémond, grand spécialiste de Newman au début du XXe siècle, pour comprendre Newman, personnage renfermé dans sa jeunesse, fragile dans son âge adulte, « il faut commencer par un exercice d’assouplissement, d’entraînement au mystère ». Mystère ? Qu’il ait cultivé des opinions aussi personnelles, qui l’ont conduit à une abjuration de l’anglicanisme, après un passage, entre quinze et vingt ans, par l’évangélisme. Et qu’il ait subi si profondément des influences successives, trouvant, à chaque étape de son itinéraire spirituel, une sorte de Mentor, pour ensuite se jeter seul dans le sein de l’Eglise romaine, à la surprise générale.
Ce furent Walter Mayers, son « gourou » évangélique, qu’il admira éperdument et qui lui montra l’urgence de la certitude, puis Richard Whately à Oxford, où il devient membre – par élection mais sur l’entremise de Wathely – du club très « select » des « noetics (tout un programme!). Puis, après sa rupture avec Whately, il y eut son amitié avec Richard Hurrel Froude. C’est lui qui « lui apprit à regarder avec admiration l’Eglise de Rome et par là même, à se détacher de la Réforme » comme il l’explique dans son Apologia. Après un refroidissement, il se lia avec John Keble, qui lui fit connaître la « low church » anglicane, mais qu’il ne soutint d’ailleurs pas jusqu’au bout à Oxford. C’est avec Froude, dont il admire l’ascétisme, qu’il quitte l’Angleterre en 1832 pour trouver le soleil, dans un voyage au long cours. Lui, le spécialiste des Pères de l’Eglise va faire escale dans les îles grecques, en Sicile, à Naples et même à Rome où il rencontre ce grand converti anglais qu’est Nicholas Wiseman, qui deviendra cardinal et sera son premier protecteur dans l’Eglise romaine. A chaque étape de sa vie, il y a ce « Maître » ou cet « ami » que, chaque fois, Newman quitte, sans oublier la leçon qu’il lui a fournie. Besoin dogmatique, avec l’évangélisme. Quête intellectuelle des origines chrétiennes avec Whately. Fierté anglicane avec John Keble. Philocatholicisme et ascétisme avec Froude. Il quittera tous ces amis pour se jeter dans les bras de l’Eglise romaine. Mais ce sera au terme d’un militantisme effréné, après s’être senti la mission de réformer l’anglicanisme. Durant cinq ans Newman rédige des tracts pour défendre l’idée que l’anglicanisme est la « via media » entre protestantisme et catholicisme, qui représente le véritable équilibre chrétien. Son cri de guerre est homérique : « Maintenant que me voici, on va voir la différence ». Mais il ne se trompe pas sur lui-même. Il écrit à Froude: «You and Keble are the philosophers. I am the rhetorician». Vous êtes les penseurs, je suis juste le haut-parleur. Mais le haut-parleur ira plus loin que ses maîtres… Il y a un détonateur à sa conversion, et c’est un problème qu’il n’a pas résolu.
Problème? Dans la chrétienté, les anglicans sont minoritaires. Il tombe un jour sur une phrase de saint Augustin, condamnant les donatistes, ces chrétiens principalement implantés en Afrique du Nord et qui, en un mot, faisaient du zèle: Securus judicat orbis terrarum. Le monde entier juge tranquillement ces Africains, comme aujourd’hui il juge tranquillement cette poignée d’Anglais cultivés qui, autour de Pusey et de ce que l’on va appeler le Mouvement d’Oxford, défendent une putative spécificité anglaise. Il est temps de découvrir l’Eglise universelle, l’Eglise catholique.
Le parcours très composite de Newman fait tout son charme comme théologien et comme prédicateur. Il s’adapte merveilleusement à un auditoire. « Pour tout résumer d’un mot, écrit Brémond qui s’y connaît, des trois partis qui se disputent aujourd’hui la direction de la pensée chrétienne, des intransigeants, des avancés et des hommes qui cherchent un compromis entre les tendances extrêmes, je n’en sache pas qui puisse, et logiquement, se réclamer de Newman ».
Ce qui frappe chez Newman, c’est avant tout la qualité de sa foi personnelle. Exemple : «L’Eglise se déclare bâtie sur des faits, non des opinions. Sur des vérités objectives, non des sentiments inconstants. Sur le témoignage séculaire, non sur l’opinion personnelle. Sur la conviction ou l’expérience non sur le raisonnement». On peut penser que le dogmatisme de Walter Mayers ne l’a jamais quitté ! Par ce biais, il s’avère proche des intransigeants. Mais en même temps qu’il cherche à vanter l’objectivité de la foi, il n’hésite pas à écrire dans sa Grammaire de l’assentiment : « L’égotisme [le culte du moi] est la véritable modestie ». Et dans les premières pages de l’Apologia pro vita sua : « Pendant que je me regardais comme prédestiné au salut éternel, je m’isolais de la contemplation des autres hommes et je ne me disais pas que d’autres étaient prédestinés à la mort éternelle. Je ne pensais qu’à la miséricorde dont j’étais moimême l’objet ». On voit qu’en lui le calvinisme a la vie dure et surtout que l’objectivité de sa démarche ne doit pas cacher l’extraordinaire subjectivité du personnage…
On comprend l’ambiguïté du futur cardinal, contre lequel, du reste, s’éleva un autre converti de l’anglicanisme, le cardinal Manning, allant jusqu’à le faire poursuivre à Rome pour hérésie. Lorsque Newman écrivait dans ses Sermons d’Oxford que « la conscience est dans notre esprit le principe essentiel et la sanction de la religion », il passe tout près de la condamnation que lance le pape Pie IX dans la proposition 15 du Syllabus : «Il est libre à chaque homme d’embrasser la religion qu’il aura réputée vraie selon les lumières de sa raison».
Au fond, le cardinal Newman, esprit libre, ne parvient pas toujours à opérer la synthèse des diverses influences qu’il a subies. Profondément sincère, catholique par toute sa vie, vivant près de Dieu dans sa petite maison de Birmingham, c’est avant tout un mystique, qui, dans La grammaire de l’assentiment ou dans L’essai sur le développement du dogme, n’a pas forcément les moyens philosophiques de sa hardiesse théologique. Père de l’Eglise ? Mais alors d’une Eglise à son image : inquiète.
Joël Prieur