mardi 27 octobre 2015

Le Zambèze se jette dans le Tibre [par Hector]

[par Hector] On aura tout dit sur ce Synode, en tirant les conclusions dans tous les sens : pour le cardinal Pell et les évêques polonais, la communion des divorcés dits remariés a bien été écartée, pour Mgr Pontier ou Mgr Paglia, elle demeure, au contraire, possible. La question divise tout le monde, y compris le monde « tradi ». Les plus anti-bergogliens se réjouissent qu’une telle perspective ait été écartée, tandis que des wojtyliens sont circonspects et craignent une ouverture au nom de la « conscience ». On a entendu toutes les analyses. Je laisse aux spécialistes le soin de dire ce qu’il en est réellement, même s’il faut noter un aspect important : l’absence de référence à la communion et aux sacrements dans les trois paragraphes litigieux relatifs aux divorcés remariés de la relation finale. Par-delà les ambiguïtés et les interprétations médiatiques qui forcent le sens, il n’est pas neutre que certains termes soient absents.

Il y a cependant une chose évidente : ce n’est plus le Rhin qui se jette dans le Tibre, et depuis 3 ans, son débit s’est continuellement affaibli. Malgré les offensives de l’épiscopat allemand, présidé par le cardinal Marx - dont on peut se demander s’il ne gère pas la plus grosse ONG du monde -, l’affaiblissement continu des épiscopats européens dans le processus synodal est flagrant. Les paragraphes 84, 85 et 86 pourraient être les ultimes vestiges de ces tentatives occidentales, comme le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio de 1964 faisait encore référence à l’encyclique Humani generis de 1950 en mentionnant le « faux irénisme » dans les relations avec les chrétiens séparés. La comparaison entre la relation finale du 24 octobre 2015 et l’instrumentum laboris de 2014 (je ne parle pas de l’Instrumentum laboris de juin de 2015, mais du premier Instrumentum sur lequel planait déjà des ambiguïtés avant même que le premier synode ait eu lieu…) est assez éloquente. À tire d’exemple, la disparition d’une quelconque appréciation positive des unions homosexuelles ou d’un « cheminement pénitentiel » pour l’accès des divorcés remariés à la communion sont suffisamment révélatrices. En revanche, il y a un net refus de la théorie du genre ou une affirmation, sans ambages, d’Humanae vitae. Le « cheminement pénitentiel » s’est, au mieux, transformé en « coaching », où le prêtre peut très bien dire au divorcé dit remarié sa situation réelle, en lui faisant comprendre que s’il souhaite communier, ce sera à ces risques : l’Église vous aura prévenu et si vous communiez, vous devez en subir les conséquences (l’Église ne se substitue pas à notre relation à Dieu, mais elle nous éclaire). On ne vous empêchera pas physiquement de communier (vous pouvez vous noyer dans la foule ou aller dans une autre paroisse), mais il vous appartiendra d’en subir les conséquences étant donné que vous êtes en concubinage et que le premier mariage n’a pas été reconnu nul…

On peut se demander si, en réalité, le changement d’accent ne traduit pas le nouveau rapport de forces au niveau ecclésial : nord-sud, mais aussi est-ouest, voire atlantique-outre-atlantique.

On peut dire que Vatican II avait été marqué par une certaine prédominance intellectuelle des Eglises allemande, belge, hollandaise et française. Ces Églises rayonnaient, non seulement théologiquement, mais également au niveau missionnaire. Certains se souviennent de ces prêtres ou religieux aux noms imprononçables, finissant par « ein » ou « gue »… Sauf que ça, c’était avant. Il y a belle lurette que les missionnaires ne sont plus belges, allemands ou néérlandais. Maintenant, s’ils viennent d’Europe, ils peuvent venir de Pologne, sinon ils viennent même des territoires d’évangélisation, comme l’Afrique. Certes, il y a la légitimité de l’argent et des moyens : est-elle, pour autant, tenable à long terme? Si l’Église allemande est riche, elle n’est guère rayonnante. Va-t-on imaginer qu’elle puisse, dans les décennies à venir, continuer à peser dans les débats ecclésiaux des années à venir et les prochains synodes ? Il est peu probable qu’il en soit toujours ainsi. Au dernier synode sur la famille, il en est allé un peu différemment : d’autres forces épiscopales se sont révélées.

L’épiscopat africain a pu se faire entendre au synode 2015 et s’y est même mieux préparé (en 2014, les évêques ne s’attendaient pas au raffut synodal : en 2015, ils étaient prévenus). Outre le cardinal Sarah, la figure du cardinal Napier a marqué la salle. L’Église polonaise a tranché avec l’Église allemande, révélant, en Europe, un clivage Est-Ouest, que l’on a déjà vu dans les affaires de migrants. Quant aux Églises sud-américaines, leur trop forte dépendance théologique à l’égard d’un Occident moribond atteste qu’elles sont moins rayonnantes nonobstant le fait qu’elles soient situées dans l’hémisphère sud… Enfin, les pays de vieille Chrétienté que sont la France, le Royaume-Uni et la Belgique ont pu être secoués par l’épiscopat américain, dont certaines figures (le cardinal Dolan ou Mgr Chaput) ont marqué les séances synodales : un clivage entre les deux rives de l’Atlantique. Enfin, le Canada a révélé sa faiblesse et surtout le fait de ne pas être sorti de la « Révolution tranquille » qui eut lieu, au Québec, dans les années 1960 : on a pu assister à un contraste entre l’épiscopat américain et l’épiscopat canadien. Pourtant, l’épiscopat américain semblait sinistré dans les années 1980 et Jean-Paul II dut affronter une Église délabrée. Or, à partir du débat des années 2000, on constate un relèvement dans l’Eglise américaine : preuve que la crise d’une Église peut parfaitement être surmontée.

Au concile Vatican II, un évêque africain, Mgr Zoa, avait l’impression d’assister à des querelles entre européens. Au synode de 2015, on peut se demander si la véritable marque de l’actuel pontificat n’aura pas été un déplacement flagrant du balancier en direction de pays plus rayonnants. C’est peut-être l’aspect le moins relevé qui pèsera le plus lorsque les historiens se pencheront sur ces années houleuses. La désoccidentalisation de l’Église est peut-être un aspect encore passé sous silence, mais on ne voit pas comment les décennies à venir ne pourraient pas en être marquées. Et si la véritable révolution du processus synodal avait été la perte du poids de l’Église occidentale au profit des forces vives et rayonnantes ? C’est aussi en termes de géopolitique ecclésiale qu’il faut raisonner par-delà l’accouchement de certains textes et de leurs querelles d’interprétations.

mercredi 14 octobre 2015

Patries : le plus important c'est le pluriel

Cheyenne Marie Carron continue son bonhomme de chemin avec le même naturel d'un film l'autre. Dans son dernier Opus, Patries, elle pose un regard tellement juste sur le sujet tabou des réfugiés et migrants qu'elle parvient à dire en images tout ce qu'elle pense, sans jamais forcer la note ni tomber dans une quelconque forme de répétition idéologique d'un discours standard. Avec elle, il n'y a pas de standard, il y a des gens, qu'elle regarde vivre, et puis il y a ce don qui est le sien de sympathiser profondément avec tous ses personnages.

On souffre tellement en France (je ne veux pas citer de noms, il y en a trop) de ce cinéma autocentré, à travers lequel on fait passer un ressenti pour une pensée, où un couple est toujours le centre du monde et dans lesquels, au fond, on ne VOIT littéralement  personne, et dans le meilleur des cas une bande de copains complices et tous les mêmes (Barbecue). Allez : Amélie Poulain me semble le type de ce cinéma autocentré. Ou Les Choristes si rétro, ou Bienvenu chez les Chtis (c'est le nord plein de poncifs comme vous ne le verrez plus). Et quand on nous montre la France d'aujourd'hui, dans sa diversité, c'est en grossissant le trait comme dans Intouchable, ce film paternaliste qui a dû faire vingt millions d'entrées, en reprenant  les souvenirs de M. Pozzo di Borgo (dont par ailleurs le courage est remarquable). C'est tellement rassurant de montrer que les vieux rapports de classe, au fond, n'ont pas changé la face du monde, et que les riches de toutes les couleurs continuent de faire preuve d'une espèce de bonté protectrice, qui les montre tellement supérieurs au reste du monde (voir Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ? 12 millions d'entrées : bobos de tous les pays mariez-vous). Bref : que de la mythologie bien pensante (au sens où Libération s'est proclamé en Une un journal de bien pensants il y a trois jours).

Quand Cheyenne Marie Carron pénètre dans une Cité, c'est sans filet : foin des poncifs protecteurs, qui remontent à un autre âge. Au diable les mythologies française de Roland Barthes et cet imbécile "roman national", à vous tirer des larmes, avec le gentil petit immigré qui performe et le Français de souche tellement nécessairement compréhensif... Cheyenne, elle, dit à ses acteurs : venez comme vous êtes. Du reste les seconds rôles et les figurants jouent... leur propre rôle, ils ne sont pas des acteurs professionnels et souvent ne sont pas moins crédibles.

La caméra nous montre d'abord Sébastien sur son vélo... arrivant dans un pavillon de Banlieue pour y vivre. Il n'a pas d'arrière pensée mais ne peut se défendre du sentiment d'être devenu un étranger dans son propre pays. Il en rit et prend cela du bon côté en décrivant un monde idyllique plein de jeunes filles en fleurs à son père aveugle. Il va tenter de s'intégrer. Loyalement. On le voit par exemple acheter un boubou coloré. Ses efforts d'intégration seront-ils payés de retour ?

En tout cas, il devient ami avec Pierre, un Camerounais qui cherche à s'en sortir et qui l'introduit dans le monde très fermé des jeunes de la Cité. La deuxième partie du film se focalise sur Pierre, sa vaine recherche d'emploi, très vite sa brouille avec Sébastien et puis son isolement par rapport à sa famille, à sa mère, une femme courageuse qui a voulu le meilleur, qui a voulu la France pour ses enfants mais qui en même temps donne à ses enfants un vrai enracinement dans leur culture d'origine. On assiste par exemple à une première communion (ou à la petite fête qui va avec) avec chant de l'hymne du Cameroun : extraordinaire ! C'est une véritable nostalgie qui point le coeur de Pierre, guidé par ses conversations avec Sébastien. Il veut connaître son pays d'origine, il fera tout pour revenir au Pays en y apportant son savoir faire. C'est là-bas qu'il veut réussir !

Cheyenne Marie Carron traite ici le thème brûlant de la remigration, c'est-à-dire du retour de ces "réfugiés" ou de ces migrants dans leur pays d'origine. Elle le fait avec une grande délicatesse, montrant les positions différentes de chacun par rapport à ce "retour" possible. Elle exalte l'importance de l'enracinement, insiste sur le fait que l'on ne s'enracine pas n'importe où, que la terre nous tient toujours au coeur ou plutôt "à la semelle de nos soulier" comme disait Péguy et cela même quand on s'en est éloigné. Elle souligne que chacun a droit à sa patrie et qu'une patrie - la terre des pères - cela ne se décrète pas, mais cela se découvre.

Ce qui est admirable dans ce cinéma, c'est qu'il se passe avec les personnages mis en scène un peu ce qui se passe dans un vrai roman : c'est eux qui dirigent la caméra,  c'est eux qui font l'histoire. Trop souvent un film est un produit préparé à l'avance dans lequel on voit évoluer des personnages préfabriqués pour les besoins du scénario, chacun selon le code génétique retenu au départ par le réalisateur. Le cinéma de Cheyenne Carron est beaucoup plus proche de la vie, ce sont les personnages qui le font, comme s'ils vivaient, sous l'oeil de la caméra une sorte d'expérience de vie. Le cinéma devient une sorte de laboratoire de la vie réelle, où toutes les réactions chimiques sont possibles. Bref c'est le contraire du cinéma de moralisation ou d'édification que l'on nous propose trop souvent (en particulier quand on en vient à toucher au problème de la diversité).

vendredi 2 octobre 2015

L'Eglise et les migrants. Trois lignes de fracture

Je vous propose ici un résumé de la conférence que j'ai donnée au Centre Saint Paul mardi dernier sur l'Eglise et les migrants ou plutôt sur L'amour la politique et les migrants. Il me paraît intéressant de retenir trois conclusions montrant trois lignes de fractures entre l'enseignement de l'Eglise pérenne et l'enseignement d'un Eglise qui se veut en avance sur le troisième Millénaire.

L'Eglise s'est intéressé très tôt aux migrants. Elle a instauré chaque année une Journée des migrants. La première a eu lieu en 1914 sous Benoît XV. Il s'agissait déjà de protéger les arméniens chrétiens (mais non membres de l'Eglise catholique) des exactions islamistes. Plus tard en 1952, Pie XII promulgue une Exhortation apostolique importante Exsul Familia Nazarethana. La sainte Famille (fuyant les massacres d'Hérode à Bethléem et partant en Egypte) a été mise en position de migration, pour des raisons clairement politiques. Le statut du migrant (qu'il soit ou non un réfugié politique) est donc mis en valeur dès les premières pages de l'Evangile de Matthieu, affirme Pie XII, qui voit dans la fuite en Egypte "le type" de toutes les migrations. Ces migrations selon lui, lorsque elles se produisent sont un mal nécessaire qui doit être traité avec charité et aussi avec justice, car la justice générale nous explique que les biens terrestre ont été créés pour tous les hommes et qu'il ne serait pas juste que certains ne puissent absolument pas y avoir accès, même si l'inégalité des richesses est constitutive de chaque société humaine. La doctrine de Pie XII, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, est à la fois ouverte et conforme à l'enseignement scolastique traditionnel.

Sous Paul VI, le ton change. Son Motu proprio Migratorum cura est devenu lyrique : "De cette mobilité des peuples découle une nouvelle et plus vaste poussée vers l'unification de tous et l'unité de l'univers entier. Les migrations en effet favorisent et promeuvent la connaissance réciproque et confirment clairement ce rapport de fraternité entre les peuples dans lequel les deux parties donnent et reçoivent à la fois". Les migrations, pour Paul VI, constituent un phénomène positif et à encourager. Pourquoi ? Elles amènent l'humanité à toujours plus d'unité. On retrouve le thème de Lumen gentium 1 : "L'Eglise est le signe et le moyen de l'union de l'homme avec Dieu et de l'unité du genre humain". J'avoue que ce thème de l'unité politique du genre humain comme objet de la quête de l'Eglise dans l'histoire m'a toujours laissé rêveur. Depuis le péché originel, l'homme sorti des mains de Dieu à partir d'un couple unique dit la Bible, donc dans une parfaite unité, peut-il retrouver cette unité malgré le péché ? L'unité spirituelle du genre humain est un thème maçonnique que l'on trouve déjà dans les Constitutions d'Anderson. J'aimerais être sûr que ce soit un thème chrétien.

La première ligne de partage est claire : d'un côté, les migrants ont été obligés de migrer. Ils ont besoin de la charité des fidèles (avec de bons aumôniers ajoute Pie XII) ; de l'autre, estime Paul VI, les migrations sont un bien qui nous approchent tous ensemble d'un accomplissement historique : l'unité du genre humain. Première ligne de fracture dans l'enseignement de l'Eglise.

Ne peut-on pas objecter que l'Eglise est "universelle" (catholique) que cela est affirmé dans la Lettre aux Smyrniotes d'Ignace d'Antioche (fin du Premier siècle) et que par conséquent cette Eglise doit être un jour absolument une ?

J'aime bien un texte du pape François dans la Lettre pour la Journée des migrants en 2015 : "L'Eglise mère de tous, sans frontières diffuse diffuse dans le monde la culture de l'accueil et de la solidarité, selon laquelle personne ne doit être considéré comme inutile ou encombrant ou à rejeter"

Quelle est l'universalité de l'Eglise ? C'est une universalité qui n'est pas univoque (comme si tous devaient absolument se trouver à l'intérieur du bateau) mais analogique, c'est-à-dire, selon Aristote, constituée d'une universalité de sujets libres. Il y a deux modèles d'universalité politique : l'universalité qui vient de l'extérieur, des jeux de la mode et de l'autocensure, du Marché et de la standardisation, que l'on peut appeler le cosmopolitisme, un mot qui nous vient de l'Antiquité et qui correspond, nous y reviendrons, aux descriptions de l'Apocalypse. Il y a un autre modèle qui respecte la liberté de chacun et ne naît pas de passions communes, de désirs communs ou de je ne sais quelle spirale mimétique (celle des modes vestimentaires, de la correctness et du conformisme intellectuel). Cette universalité analogique et catholique est libre : elle vient non du jeu des passions et du polissage social mais de l'intérieur de chacun, de l'Esprit qui "éclaire tout homme venant en ce monde".

Chacun reçoit cette lumière à l'intime de lui-même et l'Eglise a un rôle normatif, essentiellement normatif par rapport à cette réception. Elle est seule apte à proposer la loi de la foi. Aucun Etat, aucun groupe, aucun gourou n'a le droit de se prévaloir de ce rôle que le Christ a confié depuis toujours à son Epouse mystique l'Eglise. Ainsi explique-t-on l'universalité d'un Appel dont l'Eglise a pris la charge mais qui résonne d'abord à l'intérieur de chacun. Cet appel n'est pas cosmopolite parce qu'il ne se réalise dans aucune société totalisante. Il est essentiellement respectueux de la liberté de celui qui l'a entendu. L'Eglise est universelle mais elle exerce cette universalité à l'inverse du cosmopolitisme socio-politique, en révélant à chacun sa liberté de croire.

Dans la Bible on découvre ces deux modèles : l'universalité cosmopolite est celle de Babel. On la retrouve dans l'Apocalypse où grâce à la bête de la terre (idéologique) et à la bête de la mer (puissance), l'humanité réalise son unité dans le giron de la grande Prostituée de Babylone. Les analyses d'Heinrich Schlier sont très convaincantes sur ce point.J'ajoute que le chiffre de la Bête est tatoué sur la peau, parce que cette unité est extrinsèque (pour les métaphysiciens égarés sur ce Blog, je dirai que cela participe d'une diabolique analogie d'attribution extrinsèque).

L'universalité catholique est celle qui se manifeste à la Pentecôte, où "chacun entend les apôtres s'exprimer dans sa propre langue, Parthes, Mèdes, Elamites, habitants de la Judée, de la Mésopotamie de la Cappadoce etc" C'est la première inculturation. L'Esprit saint respecte tellement les personnes qu'il parle leur langue (et non le grec globish et cosmopolite qu'on aurait pu imaginer à l'époque). Et de même que l'Esprit saint respecte les personnes et s'adresse à chacun dans sa propre langue, de même il respecte les nations : "Allez enseignez toutes les nations..." dit Jésus à la fin de l'Evangile de saint Matthieu. Depuis Babel, soulignera Origène dans son Contre Celse, chaque nation constituée par la confusion des langues, a été munie, par la miséricorde de Dieu, de son ange, qui représente un peu sa personnalité mystique ou sa destinée salutaire.

C'est la deuxième ligne de fracture qui peut permettre d'opposer enseignement à enseignement : analogie de proportionnalité qui se constitue à partir des sujets libres ou analogie d'attribution extrinsèque, qui se réalise a posteriori par la fausse force d'un Discours unificateur et donc idéologique. Pour faire encore plus simple : c'est Babel [le discours idéologique] ou la Pentecôte [le Verbe dont l'incarnation continue dans chaque être humain s'il le veut].

Il y a une troisième ligne de fracture entre les discours, celle qui porte non sur la raison de l'universel mais sur la politique elle-même : faut-il admettre le multiculturalisme comme un fait acquis en Europe (ce que pensent tous ceux qui houspillent Nadine Morano en ce moment) ? Ou bien faut-il admettre que non seulement les peuples mais les nations, munies de leurs anges gardiens, ont de beaux jours devant elles ?

Pour répondre à ce dilemme, il faut savoir si l'amour a encore une puissance sociale, si l'amour est encore le creuset de la société politique à travers (au choix) le Pacte de Reims ou le Contrat de Jean-Jacques (personnellement mon choix est fait) ? Dans la société multiculturelle, on n'est pas défini comme citoyen par l'amour que l'on porte au bien commun, mais par son origine ethnique. L'amour n'est pas nié pour autant dans le multiculturalisme (une telle négation est impossible, elle serait inhumaine) mais au lieu d'être le creuset de la société, l'amour se réfugie dans chaque communauté et règne uniquement (ou disons : préférentiellement) entre les membres d'une ethnie, voire de ce que MichelMaffesoli a appelé avec éclat une tribu (la tribu existe selon la musique que l'on écoute le sport que l'on pratique comme supporter ou les vêtements que l'on porte et qui nous identifie). Pauvre amour devenu tribal quand la société a oublié son origine chrétienne ! 

Personnellement je ne crois pas au racisme engendré mécaniquement par le multiculturalisme, mais à une unité nationale qui se construit activement comme un amour commun à tous et qui unit chacun avec son prochain, dans une solidarité qui ne peut naître que de l'existence de frontières. En fera-t-on l'économie ? Verra-t-on la naissance d'un monde où les "peuples" auraient définitivement remplacé les "nations" et où la race et le racisme seraient les catégories fondamentales (même si elle est non-dite, surtout quand elle est non-dite) de toute analyse sociale ? Je crois que la France est assez bien placée parmi les nations pour garder l'ambition chrétienne qui l'a fait naître : l'idée que loin d'être un bobo égocentrique, chacun se doit, dans son domaine, comme commerçant, comme intellectuel, comme balayeur etc. de se mettre au service de tous...