samedi 31 mars 2012

Narcissisme quand tu nous tiens...

"Au surplus, pour vous, Seigneur, aux yeux de qui l'abîme de la conscience humaine reste découvert, qu'est-ce qui pourrait demeurer secret en moi, même si je ne voulais pas vous le confesser ? C'est vous que je cacherais à moi-même, sans réussir à me cacher à vous. Et maintenant que mes gémissements attestent que je me suis pris moi-même en déplaisance, vous êtes ma lumière, ma joie, mon amour, mon désir : je rougis de moi, je me rejette pour vous choisir, et je ne veux plaire que par vous, soit à moi, soit à vous".
Saint Augustin, Confessions, Livre 10, 2
Vous êtes ma lumière, ma joie, mon amour, mon désir : qui peut dire cela à Dieu sérieusement, intensément, sans que sa vie ne s'en trouve complètement changée ?

Saint Thomas nous expliquera, avec l'énorme naturel qui est le sien que, pour la créature raisonnable, il est naturel d'aimer Dieu plus qu'elle ne s'aime elle-même, puisque Dieu est son Principe, celui par qui et en qui elle est. Saint Thomas a raison, mais notre nature a tort, quand concrètement, nous sommes obligés de constater qu'il ne nous est pas naturel d'aimer Dieu plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Pour y parvenir nous avons besoin de... nous convertir, de changer d'orientation : "Je rougis de moi, je me rejette pour vous".

Qui a fait cette expérience de la charité, soit envers Dieu, soit envers un être cher, soit envers des pauvres ? Celui-là est bien obligé de reconnaître que dans sa vie, rien ne peut plus être comme avant. Il y a un péché de nature, ce péché "originel" dont la théologie fait tout un plat et qui est avant tout un fait observable à l'oeil nu, en chacun d'entre  nous. Si nous ne sommes pas capable de renier ce péché de nature, de renier ce que Freud appelait le narcissisme, ce bon vieux narcissisme, qui est à la fois primaire secondaire et tertiaire dans tous nos comportements.

Le narcissisme, c'est à la fois l'égocentrisme spontané et quasi-enfantin de l'animal humain et c'est aussi la construction savante, élaborée sur des dizaines d'années, qui est obscurément destinée à nous empêcher de voir et d'aimer la lumière. La lumière ? Celle qui nous permettrait de nous connaître nous-mêmes. Ainsi comme l'avait remarqué Rudolf Allers, avec les années, l'égocentrisme se tourne toujours en artificialité. L'égocentrisme tertiaire, l'égocentrisme blindé de l'adulte auquel on ne la fait pas est quelque chose d'horriblement faux. A force de construire des images de soi, il ne parvient plus à être lui-même.

"Je me rejette..." écrit saint Augustin. Le poète Tristan Corbière, génial Breton, avait bien vu le paradoxe qui nous renvoie au FAIT du péché originel. Il était sans doute lui-même de ceux qu'il décrit, en un vers qui se vrille au fond de nous-même : "Trop soi pour se pouvoir souffrir"... Voyez son épitaphe - tellement humble : "Ci-gît coeur sans coeur, mal planté, / Trop réussi comme raté". C'est du saint Augustin tout pur. C'est du saint Augustin, phase 1. Mais saint Augustin a un débouché, saint Augustin sait comment s'en sortir : "Je me rejette... pour vous choisir".

J'entends d'ici Julien me dire que je suis trop dur, qu'il ne s'agit pas de se rejeter, mais de s'aimer... Qu'il n'est pas besoin de se convertir et qu'il suffit d'aller bénignement son chemin sous le regard de Dieu. L'intention est bonne et belle, mais dans la réalité ? Comment ne pas être déçu par ce que l'on est ? A moins de fantasmer, de sublimer, de fabuler, de s'évader, de se faire la belle dans le virtuel comme l'explique Solange Bied Charreton dans ce très beau premier roman qu'est Enjoy (éd. Stock)... Beaucoup se contentent de ce genre de croisière qui leur évite de se croiser eux-mêmes. Les véhicules du voyage sont très divers, qui permettent d'éviter la mauvaise rencontre.

Augustin aime trop son Seigneur pour supporter de lui offrir les ciels toujours brouillés de son propre naturel et de son quotidien. "Je ne veux plaire que par vous soit à moi soit à vous" écrit-il, cornélien avant l'heure. Toute sa doctrine de la grâce, toute la mystique de la grâce efficace est dans ce cri d'amour, qui est comme une détente de son être, un chemin actif d'abandon. Plaire à vous par vous...

vendredi 30 mars 2012

Jeanne d'Arc : elle fonce

"Prends tout en gré"
Voilà ce que disent ses voix à Jeanne d'Arc... Pour Régine Pernoud (article Jeanne d'Arc du Dictionnaire de Spiritualité) ces quatre mots peuvent passer pour le résumé de la spiritualité qui a fait Jeanne chef de guerre.

Que signifient ces paroles ? - D'abord une extrême docilité à l'événement qui est comme l'instituteur de la grâce divine. Ce qui nous arrive d'une manière ou d'une autre nous vient de Dieu. Il faut donc le recevoir comme tel. Non pas en confondant le vrai et le faux, le bien et le mal, dans l'insupportable synthèse-foutaise imaginée par Hegel, mais en discernant à chaque instant ce qui est vrai dans tout événement, qu'il soit bénéfique ou maléfique, sans chercher à faire rentrer la circonstance toujours neuve dans un cadre préconçue et surtout, surtout, sans chercher à avoir soi-même tort ou raison. Ce qui est frappant chez Jeanne, tout au long de son procès, c'est qu'elle ne pratique jamais l'auto-justification... Elle ne cherche pas à AVOIR EU raison, parce qu'elle sait qu'elle a raison aujourd'hui, malgré sa capture et la triste fin qu'elle devine dès le début de son procès.

Elle n'est pas dans le passé, mais dans le présent. Elle impose à ses juges sa présence, son rayonnement, sa parole aigüe. Elle les met en difficulté ou en contradiction avec eux-mêmes. Jamais elle ne revient sur sa propre carrière : ce qui est fait est fait et bien fait. Dieu y a pourvu. Dieu pourvoira à sa Cause. Dans "Prends tout en gré", il y a d'abord : "Prends tout". Ne te ferme pas ! Ne te replie pas sur toi-même, sur tes états de service, sur ce qui peut sembler t'être dû, sur des positions acquises, sur des idées toutes faites, sur une idéologie qui se substituerait insidieusement à la foi. La foi est un Amen sans cesse renouvelé, toujours identique et toujours nouveau.

"Je choisis tout" disait Thérèse de Lisieux à cinq ans. Jeanne et Thérèse ont en commun un côté gargantuesque dans la sainteté. Quand on choisit tout, on n'embrasse pas seulement le présent, tel qu'il nous apparaît. L'avenir non plus ne peut jamais receler quoi que ce soit d'inquiétant. Prends tout en gré ! Assume tous les avenirs possibles. Ne t'effraie de rien. Jeanne ne nous a pas dit quelles révélations lui avait été faites par ses voix. "Demandez le au Roi" lance-t-elle narquoise à ses juges, en faisant semblant de ne pas comprendre qu'elle et eux ne répondaient pas au même monarque. La plupart du temps, ce que lui dit saint Michel n'a rien à voir avec une révélation fracassante : c'est quelque chose comme : "Fonce ! Fonce ! Il en restera toujours quelque chose".

Elle a tellement foncé qu'à elle toute seule elle a tué la guerre de Cent ans.

Nous revenons sur Jeanne samedi 31 mars au Forum de Grenelle (5 rue de la Croix-Nivert 75015). Nous évoquerons son combat pour l'Eglise (elle se voyait en croisée) et son combat pour la France mais surtout nous essaierons de définir le nôtre.

jeudi 29 mars 2012

Marie Madeleine : exaspérante et sainte - jeudi de la cinquième semaine

"Cette femme a toujours exaspéré certaines catégories de gens. Aujourd’hui, elle exaspère les puritains, les intellectuels et les exégètes, comme jadis elle a exaspéré les pharisiens et, parmi les apôtres, Judas. Elle est trop grande, elle est trop près du Christ, elle comprend trop bien tout, elle aime trop, elle ne dit rien pourtant ou presque, mais elle offusque, elle scandalise. D’ailleurs, elle ne scandalise pas que les pharisiens ou les prêtres, par dessus tout elle porte sur les nerfs des médiocres. Elle voit grand, elle aime grand, elle ne frappe qu’aux portes dont le marteau est à hauteur de cavaliers"
RL BRUCKBERGER, Histoire de Jésus-Christ, Paris 1965 p. 565 
De qui s'agit-il ? - De Marie-Madeleine, bien sûr, ce personnage unique par son audace, unique par la manière à la fois très extériorisée et très pudique dont elle exprime son amour pour le Christ. "Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé". En pensant à la Madeleine, à sa proximité avec le Christ, qui, d'après l'Evangile, lui apparaît à elle, la première, au point qu'elle mérite le titre d'"apôtre des apôtres", Thérèse de Lisieux, du haut de ses 24 ans, ne peut se défendre d'une pointe de jalousie... Jalousie de sainte, d'immense sainte, qu'aucune grandeur ordinaire ne peut rassasier. Qui comprendra ce désir de sainteté, au coeur de la vie, comme une sorte de pulsion vitale qui s'épanouit en vérité dans la vie éternelle ?

"Je reconnais que sans Dieu j'aurais pu tomber aussi bas que sainte Madeleine et la profonde parole de Notre Seigneur à Simon retentit avec une grande douceur dans mon âme... explique Thérèse. Je le sais : "Celui à qui on remet moins aime moins". Mais je sais aussi [dit-elle, alors qu'elle est rentrée à 15 ans au Carmel] que Jésus m'a plus remis qu'à Ste Madeleine, puisqu'il m'a remis d'avance, m'empêchant de tomber. Ah ! Que je voudrais pouvoir expliquer ce que je sens !" (OC p. 131).

Quelle casuistique ! On dirait Abraham ou Moïse discutant avec Dieu... Mais pourquoi ce qui ressemble à une argutie ? On entend Thérèse toute petite encore déclarant : "Je ne veux pas être une sainte, je veux être une grande sainte".

Thérèse de Lisieux ? Elle aussi, elle aime grand. Sa visite au pape à 14 ans, c'est cela : "Elle ne frappe qu'aux portes qui sont à hauteur de cavalier". Comme la Vierge Marie (voir le post sur l'Annonciation). Cet amour sans limite, absolument oblatif, c'est une dimension profondément féminine, "qui porte sur les nerfs des médiocres", comme dit Bruck. Et après tout qui se sent morveux... Il y a une grandeur de l'Amour. En y réfléchissant, il n'y a de vraie grandeur que de l'amour.

Voyez la Madeleine : elle en a consommé des hommes, jusqu'à rencontrer "à hauteur de cavalier", celui qui a su parler à son coeur. Et alors, mort ou vivant, elle ne le lâche plus : "Monsieur, Monsieur, on a pris mon Seigneur et je ne sais où ils l'ont mis" dit elle à celui qu'elle prend pour le jardinier. Rien ne la décourage, rien ne la dissuade, rien ne la freine. C'est ce trait de caractère qui fait que Madeleine est Madeleine, que Thérèse est Thérèse et aussi, cela se démontre rien que d'y penser... que Jeanne est Jeanne.

Comme personne n'avait pu empêcher Madeleine de laver les pieds du Seigneur avec ses larmes et son parfum. Je sais bien que les érudits prétendent que Marie de Béthanie n'est pas Marie de Magdala. Mais les érudits ne comprennent rien : vous imaginez deux femmes faisant le même geste, l'une se donnant le ridicule de copier l'autre ? Impossible ! Il y a un copyright. Du reste c'est ce que dit le Christ, qu'il y a un copyright : "Partout, dans le monde entier, on racontera le geste de cette femme".

Thérèse, Jeanne, Madeleine, elles sont de la même étoffe toutes les trois, elles font partie de ces femmes que Dieu même n'arrête pas.

mardi 27 mars 2012

Sous couvert de perfection... - Mardi de la cinquième semaine

«Lorsque Pierre baptise, c’est le Christ qui baptise; lorsque Paul baptise, c’est le Christ qui baptise, et même lorsque Judas baptise, c’est le Christ qui baptise.» Augustin d’Hippone, Homélies sur l’Evangile de Jean, homélie VI, §7, DDB, coll. «Bibliothèque Augustinienne» n°71, p.357.
Cette célèbre "sortie" de saint Augustin renvoie aux corbeaux et aux colombes dont nous parlions la semaine dernière. L'Eglise n'est pas, elle n'a jamais été, elle ne sera jamais une société de purs ou de parfaits. Dire par exemple que seuls ceux qui enseignent la vraie foi correctement disent la vraie messe et donnent les vrais sacrements, c'était déjà le problème des donatistes au IV et au Vème siècles, donatistes contre lesquels le concile d'Arles au IVème siècle n'a pas suffi, malgré la présidence de Constantin empereur (313). Augustin en parle encore un siècle plus tard. C'est donc une déformation psychologique profonde qui risque de nous atteindre nous aussi : confondre les sacrements, qui sont les signes objectifs de la présence et de l'action du Christ au milieu de nous, et les personnes qui les donnent, forcément indignes et qui - peu importe - pourraient même être des Judas : "Quand Judas baptise c'est comme quand Pierre ou Paul ou l'abbé Untel ou le Père Truc baptise : c'est le Christ qui baptise".

Le baptême de Pierre n'a pas une force particulière qui viendrait de la sainteté personnelle de Pierre ; le baptême de Paul itou. Le baptême de Judas n'a rien à voir avec Judas qui n'est que la cause instrumentale de la grâce divine dira saint Thomas d'Aquin - et non la cause efficiente [le stylo non la main qui le tient]. Ces considérations me semblent particulièrement importantes aujourd'hui : certains mettent en cause la légitimité des sacrements au nom des personnes qui les donnent ; d'autres parlent sans vergogne de "nos" sacrements à cause de l'excellence putative des ministres. Ainsi la Fraternité Saint Pie X interdit à ses membres d'assister même à une messe traditionnelle si c'est un membre d'une autre Fraternité (dite "ralliée") qui la célèbre. En Corse m'a-t-on dit elle "excommunie" avec perte et fracas ceux qui ont osé recevoir la confirmation d'un autre évêque et qui n'auront donc pas droit à "nos" sacrements.

Notre respect catholique [universel] pour les sacrements du Christ nous interdit de nous imaginer possesseurs de quoi que ce soit. Il va jusqu'à l'indifférence quant aux ministres. Oh ! Certes, chacun peut choisir son ministre, dans les limites de l'ordre commun. Mais il est impossible d'exclure tel ou tel pour des considérations de personnes sous peine de tomber dans le donatisme. 

Le donatisme interdisait de sacrements les lapsi, ceux qui avaient renié leur foi devant les idoles et ceux qui les accueillaient pour l'eucharistie. Sous couvert de "surnaturalisme" et de perfection spirituelle, les donatistes humanisent les sacrements, en parlant des "nôtres" et des "leurs". Au fond, dans cette perspective, le ministre prend une importance prépondérante par rapport aux sacrements qu'il donne. Comme si en donnant un sacrement, il se donnait lui-même, sa doctrine, ses intentions, sa plus ou moins grande fermeté personnelle

Il est difficile, comme dans toutes les périodes de troubles, de ne pas humaniser les sacrements.

lundi 26 mars 2012

Congrès Jeanne d'Arc - une figure politique pour aujourd'hui

Voici le programme détaillé de la rencontre dont l'abbé de Tanoüarn  vous parlais dans sa réponse sur Jeanne d'Arc:
 
31 mars 2012 de 14H00 à 20H00 au
Forum de Grenelle
5 rue de la Croix Nivert
75015 Paris

14H30 Jean de Viguerie : La politique de Jeanne d’Arc est une politique de la foi
Jean de Viguerie est un historien et essayiste français, spécialiste du XVIII ème siècle et de l'histoire du catholicisme français de cette période. Professeur honoraire de l'université Lille III, il anime également la Société française d'histoire des idées et d'histoire religieuse.

15H00 Frédéric Rouvillois : La politique de Jeanne d’Arc est une politique du droit et de la légitimité
Frédéric Rouvillois est professeur agrégé de droit public à Paris V depuis 2002, où il enseigne le droit constitutionnel et le contentieux constitutionnel, il centre ses travaux sur le droit de l’Etat et sur l’histoire des idées et des représentations. Il est depuis 2004, conseiller de la Fondation pour l’innovation politique. il a publié en 2006 Histoire de la politesse de 1789 à nos jours et Histoire du snobisme en 2008.

15H15 Table ronde - Péguy, Maurras, Barrès, Chesterton, que reste-t-il du nationalisme chrétien ?
Avec Rémi Soulié, Philippe Maxence, Eric Letty et l'Abbé de Tanouarn.
  • Rémi Soulié est essayiste et critique littéraire, a consacré plusieurs ouvrages à de grandes figures de la littérature et de l'esprit français (Dominique de Roux, Aragon, le Curé d'Ars...). Il poursuit une réflexion sur l’enracinement comme vérité politique et spirituelle de l’être.
  • Philippe Maxence : Rédacteur en chef de L'Homme Nouveau, Président des Amis de Chesterton.
  • Eric Letty est rédacteur en chef de Monde et Vie.

16H00 Gerd Krumeich : A qui appartient Jeanne d'Arc ?
Professeur émérite de l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf, il est l’auteur de nombreux travaux consacrés à la Première Guerre mondiale et à Jeanne d’Arc. Il est membre fondateur et vice-président du Centre international de recherche de l’Historialde la Grande Guerre de Péronne (Somme).
Spécialiste de l´historiographie de Jeanne d´Arc , Gerd Krumeich propose dans son dernier livre une synthèse entre l´internationalité et le patriotisme de Jeanne d´Arc.

16H30 : Pause, Stands, Dédicaces

17H30 : Gérard Leclerc : Quelle culture alternative aujourd'hui ?
Philosophe, Journaliste, Essayiste, il collabore actuellement à de nombreuses publications et médias dont Le Figaro, Le Spectacle du Monde, KTO et à Radio Notre-Dame où il est éditorialiste.

18H00 - Le Christianisme comme contre-culture aujourd’hui
Va-t-on vers l’objection de conscience des catholiques ? (Jeanne Smits)
Peut-on résister au libéralisme ? (Christophe Geffroy)
Jeanne d'Arc une doctrine de l'action (Abbé Guillaume de Tanoüarn)

19H00 - Apéro Cochonnailles et Vins de France au naturel.

20H00 - Fermeture des portes


PAF : 9 euros. (Adhérents : 7 euros)

L'Annonciation de la Bienheureuse Vierge - Lundi de la cinquième semaine

"De quelle mort pensez-vous donc que mourut la sainte Vierge, sinon de la mort d'amour ? Oh ! C'est une chose indubitable qu'elle mourut d'amour, mais je ne dis pas ceci parce que ça serait dans l'Ecriture, mais parce qu'elle a toujours été la mère de la belle dilection. L'on ne remarque point de ravissement ni d'extase en sa vie, parce que ces ravissements ont été continuels ; elle a aimé d'un amour toujours fort, toujours ardent, mais tranquille, mais accompagné d'une grande paix"
Saint François de Sales,  Sermon du 15 août 1618 cité par M. Huot de Longchamp in Carême pour les cancres 2012
Saint François de Sales, avec son habituelle délicatesse de coeur, va droit à l'essentiel lorsqu'il parle de Marie. Cet essentiel, c'est l'amour, un amour qu'aucune imperfection ne limite, un amour qui est comme un fleuve que l'on n'arrête pas... Que Dieu même n'arrête pas...

Saint François de Sales nous parle de l'Assomption et de cette mort d'amour de la Vierge. Mais je voudrais trouver dans la fête de l'Annonciation et dans l'Evangile de ce jour, les traces bien visibles de cet amour inconditionnel de Marie, de cet amour que Dieu même n'arrête pas. Relisons donc le récit de la visite de l'ange Gabriel à Marie.

On  nous donne d'emblée deux noms : Joseph et Marie. On cite d'ailleurs Joseph avant Marie. L'annonciation les concerne tous les deux. N'oublions pas Joseph. Ne l'oublions pas lorsque nous écoutons Marie parler à l'ange. Gabriel lui annonce qu'elle a trouvé grâce auprès de Dieu, qu'elle va enfanter un Fils, qu'il règnera à jamais sur le trône de David son père et que son règne n'aura pas de fin. Comme tous les habitants de Nazareth, insignifiante bourgade de Galilée, Marie et Joseph font partis d'un groupe de juifs messianiques, qui descendent d'ailleurs tous de la famille royale ; ils attendent le Messie, ils vivent de cette attente (cf. Jean-Christian Petitfils qui explique bien cela dans son Jésus). L'ange énonce clairement à Marie que, de ce Roi Messie, descendant de David, elle a été choisie pour être la mère. Quel honneur ! Et surtout quelle joie dans la communauté de Nazareth ! Quelle fierté, pour elle et pour les autres...

Marie n'est pas impressionnée. L'ange ne lui fera pas faire ce qu'elle ne veut pas faire : "Comment en sera-t-il ainsi puisque je ne connais point d'homme ?". Vous avez bien compris : Marie est fiancée à Joseph, elle lui est promise, elle ne connaît pas d'homme. Qu'est-ce que cela signifie sinon qu'elle ne veut pas en connaître, qu'elle a voué sa virginité au Seigneur ? Je sais : cela ne fait pas vraiment mode. On aimerait comprendre autre chose que cette apologie de la Virginité. Mais je ne vois pas ce que l'on peut tirer d'autre de ce texte. Marie connaît son homme, il s'appelle Joseph, on nous en informe dès les premiers mots, avant même de nous donner son nom à elle, Marie. Mais elle ne veut pas le connaître au sens biblique du terme. Elle n'aura pas d'enfant de lui, c'est exclu.

Marie n'est pas impressionnée outre mesure. Comme dit François de Sales, "elle est tranquille, accompagnée d'une grande paix".

Il y a dans cet échange de Marie avec l'ange quelque chose du combat de Jacob. Marie sait ce qu'elle veut ; ce n'est pas une nouille. Elle a promis son corps au Seigneur, il ne faudrait pas que le Seigneur se moque d'elle et du don qu'elle lui a fait. Ce don est irrévocable, parce que la grâce qui l'a fait naître dans le coeur de Marie est irrévocablement transformée en liberté et en choix ; ce don est irrévocable comme l'amour absolu et inconditionnel qu'il manifeste...

La chasteté volontaire de Marie, dont la beauté avait dû séduire Joseph au point qu'elle l'avait persuadé de partager son propos (les orthodoxes nous disent que Joseph était plus âgé, comme si ils voulaient nous faire savoir que ceci explique cela ; en réalité tout est possible lorsqu'un homme est tombé sous le charme d'une telle beauté), cette chasteté commune est oeuvre d'amour. C'est le sacrifice que Marie, en signe de son amour veut offrir au Seigneur. Elle sent, elle, la Pleine de grâce, que le Seigneur a inspiré ce souhait. Il ne peut pas, ensuite, se contredire en la choisissant, justement elle, pour être la mère du Messie. Peut-être l'éprouve-t-Il ? Elle ne se laissera pas faire...

Zacharie, dans le Saint des saints, avait aussi contredit l'ange, en tentant de lui expliquer qu'à l'âge qu'elle avait atteint sa femme ne pouvait plus avoir d'enfant. Lui est puni de cette résistance. Il sera muet, jusqu'à ce qu'il reconnaisse solennellement cet enfant en écrivant le nom de Jean sur une tablette.

La résistance de Marie, l'ange Gabriel ne la prend pas mal, comme celle de Zacharie. C'est que les motifs de Marie sont tout d'amour de Dieu. Ce sont ceux d'une amoureuse éperdue. Dieu les accepte donc et c'est avec beaucoup de délicatesse que l'ange rassure Marie : "L'Esprit saint surviendra en vous et la Puissance du Très haut vous couvrira de son ombre. L'être saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu". Le mystère de la virginité et de l'amour de Marie s'identifie au Mystère de Jésus, Fils de Dieu, au Mystère de l'amour de Dieu pour les hommes. L'amour de Marie, c'est l'amour de Dieu. Comment Dieu la blâmerait-il, de lui manifester, avec une souveraine liberté, la puissance du don dont il a orné son coeur de femme ?

Marie est celle en qui l'amour se libère de tous déterminismes biologiques, pour s'offrir au Seigneur non dans une soumission apeurée mais dans une liberté souveraine. C'est en cela qu'elle est "la mère de la belle dilection". Sa vie, libérée des pesanteurs de la chair, est une hymne à Dieu, un continuel chant d'amour, un élan que rien ne vient troubler et qu'aucun égoïsme ne limite. Elle est bien plus aimante que Marie Madeleine. Même son attachement viscéral à son Fils, il faudra qu'elle l'offre : "Femme qu'y a-t-il entre toi et moi ?" En acceptant de faire ce miracle à Cana, Jésus reconnaît l'absolue pureté, l'absolue liberté du coeur de sa Mère, qu'il éprouve et qu'il éprouvera durant toute sa vie publique par ses froideurs apparentes.

"Mon heure, lui dit-il, n'est pas encore venue". A cette heure-là, tu seras avec moi, le coeur transpercé d'un glaive de douleur selon la prophétie du vieux Siméon, première actrice de la Rédemption du genre humain, corédemptrice annonçant tous les corédempteurs que, nous autres, nous essayons d'être, et qui apportent humblement à la Vierge fidèle quelque chose de "ce qui manque à la Passion du Christ" (Col. 1, 24).

samedi 24 mars 2012

Très bonne remarque sur Jeanne d'Arc...

Très bonne remarque sur Jeanne d'Arc, dans un post un peu lointain... Elle vient de tomber. Je la donne telle que :
"Mon commentaire est bien tardif, c'est vrai. Mais qui m'expliquera pourquoi Le Très Haut, créateur de milliards de mondes et de galaxies, a pris parti pour un clan de prédateurs contre un autre ? En plein Moyen-Age? Ils étaient tous les deux chrétiens catholiques pratiquants et convaincus ( du moins en apparence). Et tous les deux avaient des arguments généalogiques pour prendre le contrôle de l'affaire familiale. D'où vient cette illuminée qui n'a commencé de voir ses apparitions qu'en prison (avant elle ne parlait que de voix). Qui a cassé sa belle épée de Fierbois sur le derrière d'une pauvre fille abandonnée qui essayait de gagner sa petite croûte auprès des soudards du Roy. Je pense qu'il y a des questions à poser... G.B. "
Je ne sais qui est ce GB, sans doute pas un Grand Breton, sinon il ne se poserait même pas la question : Right or wrong, my country! Voilà ce que nous les Français n'avons jamais dit... et c'est heureux. Mais cela n'empêche pas que les Valois... C'était un gang. Que Charles VII d'ailleurs a été fort peu reconnaissant à Jeanne qu'il a laissé brûler sans faire un geste et à propos de laquelle il n'a pas jugé bon de laisser ne serait-ce qu'un témoignage dans le procès de réhabilitation. Bref... Pourquoi les Valois plutôt que les Lancastres : vraie question. Ce n'est pas une question de personnes : les Lancastres valaient bien les Valois. 'est une question de patrimoine, une question de.. nationalisme.

Pourquoi employer des mots aussi lourds ?

Je répondrai d'un mot car le temps me presse; je dirai avec Jean Paul II : "les nations sont les grandes institutrices des peuples". Jean Paul II n'avait pas le côté "prof absolu" qu'a Benoît XVI, mais il avait des fulgurances absolument géniales et capables de changer le domaine de la lutte : "culture de mort", "structures de péché", "évangile de la vie", "femmes sentinelles de l'invisible". Lorsqu'il dit à l'ONU (et qu'il reprend dans son livre testament Mémoire et identité) : les nations forment les peuples et elles sont seules capables de les former, il donne la raison profonde de ce que j'appellerais le nationalisme chrétien, qui est le contraire du nationalisme révolutionnaire, qui est une culture de vie quand le nationalisme révolutionnaire (triomphant en 14-18) est une culture de mort.

Il faut aux peuples des institutrices... ou alors c'est la barbarie. Il faut le capital-vie des vieilles nations pour donner aux peuples en ces temps de mondialisation, des raisons de vivre et d'espérer. En ces temps d'élection, il faut y penser. C'est de cela que nous parlerons samedi prochain 31 mars au Congrès de l'association Avec Jeanne, qui se tiendra au Forum de Grenelle 5 rue de la Croix-Nivert dans le XVème arrondissement à Paris. N'hésitez pas à réserver votre après midi et à nous y rejoindre : Jean de Viguerie, Frédéric Rouvillois, David Mascré, Gérard Leclerc, Philippe Maxence, Jeanne Smits et beaucoup d'autres. Le programme complet très vite ici...

Corbeaux ou colombes ? - Samedi de la quatrième semaine

«Noé avait un corbeau dans l’arche, il avait aussi une colombe. L’arche renfermait ces deux espèces d’oiseau, et, l’arche était une figure de l’Eglise, vous voyez dès lors que dans le déluge de ce siècle, l’Eglise doit nécessairement contenir ces deux espèces d’homme, le corbeau et la colombe. Qui sont les corbeaux ? Ceux qui recherchent leurs propres intérêts. Qui sont les colombes ? Ceux qui recherchent les intérêts du Christ 
Saint Augustin, Homélie sur l’Evangile de saint Jean, VI,2
Le déluge de ce siècle : aucune précision chez Augustin. On peut lire cette formule aujourd'hui comme hier. Le déluge est toujours là qui emporte tout sur son passage et tend à supprimer tout centre. Mais l'arche est là aussi. "Au commencement était l'Eglise..." écrivait Rohrbacher à la première ligne de sa monumentale Histoire de l'Eglise. L'Eglise existe depuis le martyre d'Abel aimaient à dire les Pères. L'arche de Noé elle-même est donc plus récente que l'Eglise, et du reste elle n'en est qu'une figure.

Mais quelle figure ! Saint Pierre, le premier chef de l'Eglise, apercevait déjà la figure de Noé dans chacune de ses deux épîtres ; se prenait-il lui-même pour le nouveau Noé ? Pour le vrai Noé ? "Dieu n'a pas épargné les anges qui avaient péché, mais Il les a mis dans  le Tartare et livré aux abîmes des ténèbres. Il n'a pas épargné l'ancien monde, mais il a préservé huit personnes dont Noé, héraut de sa justice, tandis qu'il amenait le déluge sur un monde d'impies" (II Petr. 2, 4-5). La sentence de Pierre est trop dure ? Disons-nous toujours en tout cas que la punition divine ne fait qu'entériner le délire de l'homme révolté. "Si Dieu existait, écrit Sartre dans L'existentialisme est un humanisme, ce serait une raison supplémentaire pour nous de le combattre". Voilà une phrase qui est bien caractéristique du déluge dans lequel nous sommes aujourd'hui !

Qui sont les sauvés ? Suffit-il d'être dans l'arche pour être tranquille sur ce point ? Saint Augustin oppose très clairement les corbeaux et les colombes les blancs et les noirs. Dans le champ de l'Eglise l'ivraie pousse avec le bon grain et le Seigneur lui-même nous dit : "Laissez les pousser ensemble jusqu'à la moisson, de peur qu'en arrachant l'ivraie on n'ôte aussi le bon grain". La "moisson" ? Le jugement que Dieu a remis à son Fils (Jean 5). Bref : l'image d'Augustin est forte, mais elle est en dessous de la vérité.

La vérité, c'est qu'il est parfois bien difficile de sonder les reins et les coeurs. Tel qui se dit colombe se révèle corbeau et inversement. Il nous faut être exigeant pour notre Eglise parce que nous aimons avec nos tripes cette arche du salut, et qu'il n'y a pas d'amour sans exigence. Mais il faut aussi que nous soyons tolérant avec elle, aussi tolérant qu'amoureux. La parabole du bon grain et de l'ivraie donne la formule exacte de cette tolérance chrétienne jusque dans le champ du Seigneur.

jeudi 22 mars 2012

"Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé" - jeudi de la quatrième semaine

"Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé"
Pascal, Le Mystère de Jésus in Les Pensées
Formule de feu, tranchante comme une lame, qui "pénètre à la jointure de l'ame et de l'esprit" si l'on veut bien la laisser résonner en soi. On peut dire beaucoup de choses différentes de cet éclat, je me contenterais de vous laisser quelques pistes de méditation.

Il y a un premier paradoxe, souvent souligné par Pascal (dans le Pari par exemple), entre l'évidence de Dieu et le fait que c'est toujours "en gémissant" que l'on doive le chercher. Pourquoi cette quête est-elle si difficile ? Parce qu'il nous est difficile de nous y tenir, en réalité. Les mille sollicitations de la vie quotidienne ont le plus souvent le dernier mot. Dieu ? Il faut sans cesses nous y remettre. Un rien suffit à nous interrompre. "Chercher Dieu avec sérieux" ? C'est tellement rare que pour saint Benoît,n dans sa Règle, c'est le premier critère de la vocation monastique. Cherchons nous Dieu "avec sérieux" ? Cherchons nous Dieu jusqu'à "gémir" de ne pas le trouver autant que nous le voudrions. Avons nous besoin de la "consolation" que nous propose Pascal ?

La vraie recherche de Dieu, la recherche sérieuse a toujours déjà trouvé. Le désir de Dieu est le seul désir dont nous soyons assuré qu'il sera comblé. Pourquoi ? Parce que le désir de Dieu vient de Dieu. Parce que Dieu ne peut pas nous attirer à Lui sans se donner à nous.

La recherche de Dieu ne ressemble à aucune autre recherche ; elle est finalisée, lestée de sa future découverte. C'est tout le contraire du zapping dont nous avons l'habitude, qui essaie tout mais ne cherche surtout rien de sérieux. Avec Dieu, on ne peut pas chercher pour chercher, pas question de faire du lèche-vitrine. Mais si nous cherchons sérieusement... nous avons toujours déjà trouvé.

Que trouvons nous sinon cette recherche ? Dieu ne se donne jamais sur la terre de façon définitive. Et si nous avons l'impression de l'avoir assigné à résidence en nous ou chez nous, si nous imaginons que "Dieu c'est ça et pas ça", nous confondons l'image que nous pouvons nous faire de lui avec ce qu'Il est : l'Autre. Laissons nous surprendre par Dieu, ne le mettons pas définitivement dans telle ou telle petite case de notre esprit. Voyons le Christ, qui surprenait sans cesse ses interlocuteurs. Pour trouver Dieu, il faut toujours continuer à le chercher.

Non pas "être en recherche" (l'expression signifie par elle-même que l'on a renoncé à le trouver). Non la recherche n'est pas un état. Il faut plutôt chercher activement, agir dans l'esprit du Discours sur la Montagne : "Frappez et l'on vous ouvrira. Demandez et vous recevrez".

Vous avez essayé de demander à Dieu... la vérité ? Essayez : vous la recevrez.

mercredi 21 mars 2012

Une question de respect

Jean-Michel Ribes est ce directeur de théâtre qui avait présenté cet hiver le scandaleux ‘Golgota Picnic’ – il a été agressé ces jours-ci par deux individus qui l’ont couvert d’excréments, et qui selon l’AFP ont laissé des tracts «se réclamant de l’intégrisme catholique». Des excréments? peut-être les agresseurs de Ribes l’ont-ils confondu avec Castelucci, auteur du non moins scandaleux spectacle dans lequel le visage du Christ était maculé de crotte.

Soyons clairs : je ne vais pas plaindre Jean-Michel Ribes ici, ne serait-ce que parce que l’atteinte à sa dignité paraît bien dérisoire au regard des récents attentats contre nos soldats et nos écoliers. Tout de même, il me semble qu’on lui fait une bien mauvaise manière – je ne sais pas si ses agresseurs sont traditionalistes ou si le tract est un leurre, mais je vois quelques uns d’entre nous qui ici et là s’esclaffent, se disent «plié de rire», voient une «adéquation avec son ‘art’», ou s’interrogent hilares: la victime a-t-elle «demandé un doggy bag»?

J’avoue qu’une telle médiocrité me laisse pantois. En gros cela revient, une fois supposée ou constatée l’ignominie de son adversaire, à se mettre à ce même niveau – et à s’y complaire. Le schéma se rencontre de temps à autres, il y a même eu un cas planétaire il y a une quinzaine d’années avec l’affaire Lewinsky. Le Président Clinton était dans le rôle du méchant pervers, et le Procureur Starr jouait le gardien des bonnes mœurs. Mais Starr fut tellement ‘énorme’, avec ses questions honteuses et ses descriptions poisseuses, que les bibliothèques publiques durent renoncer à acquérir son rapport (public), au nom du «Communications Decency Act».

Revenons à notre affaire. Etre catholique ne nous donne aucun droit particulier à la vulgarité, à la grossièreté, à la crasse. Avant même toute considération quant au respect de l’intégrité physique ou morale de Jean-Michel Ribes, il y a une raison qui devait empêcher de le barbouiller ou de s’en réjouir : c’est le respect de soi-même.

Il y a rêve et rêve... - Mercredi de la quatrième semaine

"Entre ces rêveries, il y avait une différence : il [Ignace lui-même] prenait grand plaisir dans les rêves mondains, mais quand il les rejetait au moment de la lassitude, il restait aride et mécontent. Tandis que lorsqu'il rêvait d'aller nu-pieds à Jérusalem, de se nourrir d'herbes, de se livrer à toutes les rigueurs de pénitence que dans ses lectures il avait vues pratiquées par les saints, non seulement il trouvait de la consolation dans ces pensées, mais encore, lorsqu'il les abandonnait il en restait content et joyeux".
Saint Ignace de Loyola, Autobiographie, in Exercices spirituels, collection Arléa 2002 p. 27.
Cette autobiographie incluse dans le Testament du fondateur des jésuites a une grande fraicheur. Elle nous montre dans le jeune Inigo, capitaine malchanceux (et téméraire) au siège de Pampelune un véritable fol en Christ. Dans Inigo (Gallimard 2010), François Sureau nous raconte magnifiquement la conversion d'Ignace. C'est bien de conversion qu'il s'agit  Jeune capitaine fringant, peu économe du sang des hommes lorsqu'il s'agit de son honneur, aimant aussi à bousculer les chambrières sans doute fascinées par son panache, Inigo manque mourir emporté par un boulet français, qui lui laisse ses deux jambes, mais l'une au moins est en piteux état. il est obligé d'en rabattre. Il passe des heures couché, en attendant que les os se solidifient. il sera d'ailleurs obligé de recasser sa jambe pour la faire remettre... droite. Il a le temps de réfléchir. Il s'examine et cherche où le mènent ses pensées contradictoires. Soit il rêve au monde et à son lustre, soit (excusez du peu) il rêve à la sainteté. Nous sommes en 1530. Le Moyen âge n'est pas loin. Il se voit en pèlerin médiéval, allant jusqu'à Jérusalem. Il ira d'ailleurs... Plus tard.

Il s'exerce à suivre ses rêves et à constater où ils le mènent : les rêves de gloire s'éteignent vite, il n'en garde rien. Les rêves de sainteté l'entraînent dans leur lumière et lui procurent une joie qui l'étonne et qui dure. D'où viennent de telles différences ? On reconnaît dans ces premières notations et dans cette première introspection ce que seront les règles pour le discernement des esprits. Que veux-tu vraiment ? Qu'est-ce qui te cause une joie vraiment particulière et qui ne se change pas en amertume ? - Les consolations spirituelles et elles seules. Mais cela n'est pas forcément facile à discerner.

On retrouvera dans les règles pour le discerneùment des esprits une systématisation de ces remarques. Les deux premières règles peuvent suffire à marquer la tendance dans un premier temps : pour les âmes qui s'enferment dans le péché, le trouble de conscience vient de Dieu. Pour les âmes '"qui vont de bien en mieux" au contraire, toute proposition conditionnelle qui trouble (Et si... ? Mais peut-être que... etc.) vient du démon. Bref : il faut marcher sans état d'âme, en remerciant Dieu des consolations qu'Il nous envoie et qui nous permettent de presser encore le pas !

mardi 20 mars 2012

La bonne méthode de la vraie prière - Mardi de la quatrième semaine

"Mes enfants, c'est de Dieu que nous tenons tout ce que nous avons. Dès lors comment pouvons nous faire moins que de lui rapporter tout ce que nous avons reçu de lui, le regard intérieur et le coeur tourné vers lui, en sorte que ce coeur soit sans partage et vraiment un ! C'est ainsi que l'homme doit tendre toutes ses facultés extérieures et intérieures et les élever toutes à Dieu. Voilà la bonne méthode de la vraie prière"
Jean Tauler, Sermon pour le cinquième dimanche après la Trinité, en particulier sur ces paroles de saint Pierre "Mes bien aimés soyez unanimes dans la prière..." in Sermons de Tauler, éd. de la Vie spirituelle 1930, t. 2 p. 199
Qu'est-ce que la prière ? Question sans cesse reposée... Beaucoup de réponses ont été données, celle de Thérèse d'Avila par exemple : "Un entretien cordial de l'âme avec Dieu dont elle se sait aimée". La prière est ainsi le débordement du coeur qui prend à témoin cet Infini, infiniment personnel, dans un entretien continuel, dans un débordement d'affections et de paroles.

C'est sur un autre aspect de la prière qu'insiste ici Jean Tauler, dont je rappelle qu'il s'agit d'un disciple de Maître Eckhart, sur lequel ne pèse pas les condamnations que le pape Jean XXII fulmina contre le dominicain allemand.

Jean Tauler insiste sur le fait que la prière n'est pas seulement le gai babil de l'âme aimée de Dieu. Elle est cela. Mais elle n'est pas que cela. La prière ici est en quelque sorte plus qu'elle-même. La prière est une action surnaturelle, celle du retour de l'âme tout entière vers Dieu. Celle de l'unification de toutes les puissances du coeur en un seul élan, qui, au fond est d'origine divine.

Pour faire comprendre cela, les dominicains rhénans ont inventé la notion de "vouloir foncier". "La prière est essentiellement une ascension du vouloir foncier en Dieu" dit Tauler quelques lignes plus haut. Au fond, pour ces Allemands, Eckhart, Suso, Tauler et quelques autres, notre être même est constitué par ce "vouloir foncier", par cet élan vers Dieu et c'est cet élan qu'il importe de retrouver, de ressaisir, de rendre conscient et d'offrir au Seigneur. La prière est donc l'élan même de la vie dans nos coeurs. Ainsi prier, ce n'est pas se détourner de la vie, mais plutôt désirer vivre en Dieu, "de qui nous tenons tout ce que nous avons" et à qui nous donnons tout ce que nous sommes.

[conf'] David Mascré : Que reste-t-il de la France aujourd’hui?

Mardi 20 mars - 20H15 - Conférence au centre St Paul - Un verre de l'amitié prolonge la conférence.

Certains disent que « la France est morte », pour s’ôter toute raison de faire quelque chose pour elle. En cette période d’élection, David Mascré revient sur ce thème qui lui est cher et à propos duquel il a publié plusieurs livres : qu’est-ce que la France aujourd’hui ? Et que faire pour que l’identité française ne soit pas un objet de musée.

lundi 19 mars 2012

Saint Joseph 19 mars - Lundi de la quatrième semaine

"Son père et sa mère étaient dans l'admiration des paroles dites à son sujet" (Lc, 2, 33). Voilà toute la vie de Marie et de Joseph rapportée en un mot ; vie non pas de paroles mais d'oraison et d'admiration. Joseph et Marie étaient pleins d'admiration devant cette crèche de l'enfant Jésus, comme les deux chérubins du Propitiatoire et de l'arche sainte qui étendaient leurs ailes l'un vis-à-vis de l'autre, comme dit l'Ecriture (Exode 37). Ces chérubins représentent Marie et Joseph, adorant, contemplant le  nouveau propitiatoire qui est Jésus et révérant sa divinité contenue dans l'arche de son humanité. O nouvel objet d'admiration et pour les anges et pour les hommes !"
Père François Bourgoing, Méditations sur les vérités et excellences de Jésus-Christ notre Seigneur, rééd. Téqui 1934 t. 1 p. 260
Le Père Bourgoing est le deuxième successeur du cardinal de Bérulle (après le Père de Condren) à la tête de l'Oratoire de France. Bossuet a prononcé son oraison funèbre, en expliquant qu'"il était prêtre avant que d'être prêtre", prêtre né en quelque sorte. Cet esprit sacerdotal renvoie à la spiritualité de l'Oratoire, essentiellement christique et donc sacerdotale justement. La manière dont le Père Bourgoing aborde la vie du Christ - avant tout en contemplatif - sa dévotion pour l'Incarnation et jusqu'à son style (avec l'emploi du participe présent : Marie et Joseph adorant, contemplant révérant...) dénote une longue fréquentation de la personne et des écrits du grand cardinal de Bérulle.

Joseph, modèle d'admiration, c'est un angle que l'on trouve rarement pour dire "la dignité de saint Joseph" comme parle Bourgoing. On exalte son silence (j'y reviens), son autorité et son efficacité à la tête de la sainte Famille, son obéissance à l'ordre de Dieu... Mais on ne fait pas attention à ce verset trente-troisième de saint Luc : "Joseph et Marie étaient dans l'admiration..." Sommes-nous capables de cette admiration devant le Mystère de Jésus, Dieu et homme ? Sommes-nous capables d'admirer ce Dieu qui vient à nous en se cachant sous la forme humaine ? Devant la crèche, dit Bourgoing, Marie et Joseph étaient comme deux Chérubins devant le trône de Dieu, coeurs parfaitement purs, capables de voir Dieu dans cet enfant.

Marie et Joseph sont introduits dans le Mystère de l'Incarnation, à travers la maternité virginale de Marie comme aucune créature ne le sera jamais. Ils participent de ce mystère, Joseph par son abstention, Marie par son enfantement. Ils sont mieux placés que quiconque pour REALISER ce qui se passe devant leurs yeux. Quant à Joseph, pour réaliser à quel point son abstention participe au Mystère, il doit associer Marie à Jésus dans une foi absolue. Il est le premier dévot de Marie. Il l'a cru, lorsqu'elle lui a dit sa virginité. Il croit en elle comme il croit en son fils, auquel il a lui-même donné le nom de Jésus, le reconnaissant ainsi pour son fils (Matth. 1, 21).

Pour comprendre son état d'esprit, il faut lire l'Evangile de saint Matthieu comme les exégètes contemporains (Xavier Léon-Dufour, René Laurentin etc.) nous apprennent à le faire, conformément d'ailleurs à la langue grecque. Nous trouvons non pas le doute dont parle Bossuet, mais toute la discrétion de saint Joseph, dont le premier mouvement est de s'effacer devant l'oeuvre de Dieu. Voici le texte relu par les spécialistes - qui nous montre comment dès le début Joseph admire en Marie enceinte l'oeuvre de Dieu : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse. Certes ce qui s'est accompli en elle vient du Saint Esprit, mais elle enfantera un fils et c'est toi qui lui donneras le nom de Jésus..." Joseph, homme juste, ne veut pas rivaliser avec Dieu et c'est pourquoi il veut quitter Marie et "la répudier en secret". Il a écouté Marie lui raconter l'annonciation et il pense que Dieu n'a pas besoin de lui. Spontanément il s'efface et il admire. Dans le songe que je viens de citer, Dieu le rattrape par les cheveux pour être le père humain de Jésus.

samedi 17 mars 2012

Pour une science nouvelle - Samedi de la troisième semaine

"La connaissance naturelle est capable par elle-même de mouvoir notre être : si nous savons que notre maison brûle, nous nous sauvons parce que la vie et la mort ont, pour notre être naturel une signification immédiate et existentielle. Mais lorsque nous savons de même que, sans la grâce divine nous n'échapperons pas au feu de l'enfer, cette connaissance est sans effet sur notre être, parce qu'elle n'a pour lui qu'une signification théorique : notre être naturel n'a pas le sens de son salut. L'esprit s'éveille en nous (c'est-à-dire le sens de la réalité surnaturelle) lorsque la connaissance intellective commence à avoir pour nous une signification de vie ou de mort aussi existentielle que l'incendie sur mon corps"
Jean Borella, Amour et vérité, La voie chrétienne de la charité, éd. L'Harmattan 2011 p. 144
Jean Borella a mauvaise presse chez les traditionalistes parce qu'il est trop traditionnel dans sa pensée. Profondément catholique, passionné par le rite traditionnel, il mène depuis cinquante ans un itinéraire spirituel hors normes. Il est passé tout près de René Guénon et de la gnose. Il est aujourd'hui comme hier un catholique profondément conscient de porter une anthropologie, une vision de l'homme qui dépasse toutes les philosophie et prend naissance dans la Révélation, en particulier dans les écrits de saint Paul.

Il oppose ici très classiquement la connaissance naturelle et la connaissance surnaturelle, l'une qui met en jeu nos sens et se formalise dans des concepts (des représentations universelles), l'autre qu met en jeu notre intelligence (noûs) sous l'impulsion de l'Esprit saint (Pneuma) et qui nous donne conscience à la fois de notre véritable origine et de notre destinée ultime. Cette connaissance surnaturelle est comme endormie, elle s'éveille en nous par la grâce qui nous est donnée au moment où elle nous est donnée.

Jean Borella nous donne immédiatement un exemple de cet endormissement : le feu de l'enfer. Beaucoup disent à ce sujet : cela me fait une belle jambe. C'est qu'ils n'ont pas cette connaissance surnaturelle, qui est la véritable et nécessaire science de la vie. C'est dans la mesure où l'on devient capable de se situer autrement que dans l'immédiateté de l'instant et de la bonne (ou mauvaise) fortune qu'il apporte, que l'on peut pressentir ce qu'est le feu de l'enfer, cette peine des sens à laquelle correspond en fait, avajnt tout la mystérieuse peine du dam, la privation de Dieu.

"L'enfer est une oeuvre de la Miséricorde divine" disait saint Bonaventure. On peut dire que la perception de cette horreur de la vie sans Dieu et contre Dieu n'est vraiment donnée qu'à ceux que l'Esprit saint à réveiller et qui peuvent recevoir par la grâce comme une nouvelle conscience de ce qu'est la vie réelle.

vendredi 16 mars 2012

Sacrifice : le moyen de la justice

Je sais : le sacrifice a mauvaise presse. Et cela depuis longtemps. Quand j'étais adolescent, j'ai découvert avec... horreur que la messe est un sacrifice. J'allais très régulièrement (et somme toute assez pieusement) à la messe chaque dimanche et je n'avais jamais entendu dire que la messe puisse être un sacrifice. Ce mot, la première fois que je l'entendis, me parut presque obscène. D'un autre âge. Et aussi revêtu d'une sorte de cruauté. Seulement voilà : c'était un petit opuscule appartenant à ma chère mère : "Le sacrifice de la messe par saint Léonard de Port-Maurice". Ce saint-là devait bien avoir raison. A 'époque, je n'ai trouvé que les traditionalistes pour m'expliquer en quoi la messe est un sacrifice.

C'était à cette époque (en 1978 si ma mémoire est bonne) qu'est paru le livre de René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, dans lequel l'auteur s'insurgeait contre la vision sacrificielle du christianisme. Il en tenait pour l'Epître aux Hébreux expliquant que le sacrifice avait eu lieu une fois pour toutes au Golgotha et qu'on en était débarrassé. Nous n'avions, dans ce collège catho sympa aucune instruction religieuse (pas prévu au programme ce cours là), mais le bouquin de Girard, oui, on en avait entendu parler.

Ce qui est intéressant - et trop peu connu - c'est que René Girard est revenu sur ces considérations antisacrificielles. Dans Celui par qui le scandale arrive. Dans Les origines de la culture. Dans un petit opuscule intitulé tout simplement Le sacrifice. Mais ce sont ses textes de 1978 qui continuent à faire autorité. Le christianisme serait la religion de l'absence du sacrifice... Bref, comme l'a montré Jean Pierre Osier [Faust Socin ou le christianisme sans sacrifice], il faudrait que nous soyons tous sociniens... La vérité du christiansme serait dans le socinianisme...

Ce qui m'a particulièrement intéressé dans les textes d'Ignace d'Antioche, deuxième successeur de Pierre sur le siège d'Antioche où le nom de "chrétien" a été inventé, c'est qu'il n'hésite paxs à interpréter son propre martyre comme un sacrifice propitiatoire, en union avec le Christ crucifié (voir notre Billet : Porteurs de Dieu), dont le sacrifice est donc bien  aussi un sacrifice propitiatoire. Il ne s'agit pas seulement pour Jésus de nous montrer son amour, mais aussi de nous montrer une nouvelle manière de rétablir la Justice divine dans l'univers marqué par le péché et par les trois concupiscences (de a chair, des yeux et de l'orgueil). Lui même a souffert à notre place, il a, en quelque sorte dans sa chair accompli la justice divine. A nous de l'imiter.

Au lieu de procéder, après diabolisation, au solennel sacrifice de l'autre, bous émissaire de nos propres fautes, nous essayons de nous offrir nous-mêmes, comme le Christ. Cet amour est la seule réponse au mal. Cette Justice rétablie par amour est la seule justice qui tienne dans un monde foncièrement indifférent à la justice. Le sacrifice est la seule arme de la Justice. C'est lui qui nous défend contre la puissance du mal.

Regardez Jeanne d'Arc : parfaitement consciente des risques qu'elle prenait. "Je n'en ai que pour un an" dit-elle au beau Duc d'Alençon. Son sacrifice sur le bûcher, de manière christique, nous a tous donné raison, nous les Français ; il a été la plus lourde défaite de l'Anglais. Plus que Patay. Plus que les Tourelles. Rouen, sacrifice, qui, dans l'horreur, rend à la Justice son droit. N'est-ce pas cela qui a détaché la Bourgogne de l'alliance anglaise dès 1434 ? En brûlant la sorcière, les Anglais ont perdu toutes chances de s'installer en France durablement. Ils se sont donnés tort à eux mêmes. Sans l'inflexible courage de Jeanne, irréprochable face à ses juges comme face au "Milourd" qui essaie de la forcer, sans son silence sur le silence de son roi, sans son sacrifice, les Français perdaient la Guerre. La victoire anglaise était plus logique. Le sacrifice - le sacrifice de soi - a été plus fort dans le temps.

L'arme de la Justice véritable - Pascal l'avait bien vu - ce ne peut être la force. C'est l'amour. L'amour seul protège contre le mal et défend efficacement ceux qui s'en réclament.

jeudi 15 mars 2012

Porteurs de Dieu - Jeudi de la troisième semaine

"Je suis votre victime expiatoire et je m'offre en sacrifice pour votre Eglise, Ephésiens, qui est renommée à travers les siècles. Les charnels ne peuvent faire des oeuvres spirituelles, ni les spirituels des oeuvres charnelles, comme la foi ne peut faire les oeuvres de l'infidélité ni l'infidélité celles de la foi. Et celles-là mêmes que vous faites dans la chair sont spirituelles, car c'est en Jésus-Christ que vous faites tout" Saint Ignace d'Antioche, Lettre aux Ephésiens, 8, 2
Ignace évêque d'Antioche en Syrie est le deuxième successeur de saint Pierre à ce poste. Il écrit au tournant du IIème siècle. Il est le premier à employer dans un écrit qui nous soit parvenu le terme de "catholique" (Lettre aux Smyrniotes), tant il est convaincu que dans le Christ Dieu et homme l'humanité tout entière trouve en Dieu son unité, autant que la liberté de chacun le permet.

Il doit être martyrisé à Rome et la perspective du martyre signifie pour lui l'union au Christ crucifié, dans un sacrifice nouveau, éternel et universel. Toutes les oeuvres offertes dans le Christ participent de cette nouvelle dimension "pneumatique", elles sont, dans l'Esprit saint unies au sacrifice du Christ - qui est, dira Cajétan, "le sacrifice qui complète nécessairement tous les autres".  Ignace explique de manière très imagée comment s'édifie ce sacrifice universel. "Vous êtes les pierres du Temple du Père, élevés jusqu'en haut par la machine de Jésus Christ, qui est la Croix, vous servant comme câble du Saint Esprit" (8, 3).

Qu'est-ce qu'une oeuvre christique ? Qu'est-ce qu'une oeuvre pneumatique ou spirituelle ? C'est une oeuvre accomplie dans le sacrifice du Christ : don de soi, offrande de sa vie, amour oblatif. Voilà le nouveau sacrifice, non pas celui du bouc émissaire, non pas le sacrifice de l'autre, "le pelé, le galeux d'où vient tout le mal", mais le sacrifice de soi. C'est avec ce sacrifice de soi que l'on édifie dans le Christ le Temple véritable... celui à l'ombre duquel on pourra vivre toujours en Dieu.

C'est dans cet esprit de sacrifice que l'on devient les uns et les autres des "théophores" selon le surnom qu'Ignace se décerne à lui-même. Nous ne serons des "porteurs de Dieu" que dans la mesure où concrètement, dans les grandes comme dans les petites choses, nous portons avec nous cet esprit de sacrifice qui est l'esprit du Christ - antidote à toute violence, remède à tout égoïsme, loi nouvelle du monde nouveau.

mercredi 14 mars 2012

Dieu caché que j'aime - Mardi de la Troisième semaine

"Dieu n'a pu créer qu'en se cachant. Autrement il n'y aurait que lui. La sainteté doit aussi être cachée, même à la conscience dans une certaine mesure. Et elle doit l'être dans le monde"
Simone Weil, La pesanteur et la grâce, éd. Presses Pocket p. 49
Je n'aime pas toujours Simone Weil, il m'arrive de penser qu'elle a trop longtemps écouté Alain son professeur de khâgne pour qu'il ne lui en reste pas quelque chose. Mais je tombe en arrêt devant cette formule que j'avais soulignée autrefois... On y trouve en filigrane la théorie cabalistique du tsimtsoum, de la décréation, de la "contraction" de Dieu, qui se retire pour laisser être sa créature. Mais on y trouve aussi un écho du chapitre 45 d'Isaïe, qui est évidemment pascalien : "Vraiment tu es un Dieu caché, Dieu d'Israël mon sauveur". Rappelons que les religieuses de Port-Royal avaient pour devise ces deux mots : Deus absconditus. Elles les appropriaient au Saint Sacrement qu'elles adoraient perpétuellement nuit et jour. "Dieu s'est voulu cacher... " écrit Pascal, en nous laissant juste ce qu'il faut de lumière. Ni trop, ni trop peu.

Pourquoi ce Ni trop ni trop peu ? La discrétion est le seul moyen que Dieu possède pour nous séduire vraiment. Il est comme ce roi trop riche qui, dans les contes, cache son titre et ses richesses à la bergère dont il est amoureux pour pouvoir faire un mariage d'amour. Dieu ne veut pas qu'il y ait que lui dans notre conscience. Il veut être choisi.

Et Simone Weil ajoute : "la sainteté aussi - la sainteté image et émanation de Dieu - doit être cachée comme Dieu. Elle serait trop rayonnante, éblouissante si elle ne se cachait pas. Voyez Jésus lui-même vivant une vie cachée à Nazareth.

Cachée à la conscience du saint ? Évidemment : quel orgueil autrement.

Mais il y a des choses qui échappent à notre conscience ? L'inconscient existe donc ? Bien sûr... La grâce de Dieu dépasse toujours infiniment la conscience que nous en avons et ne provient pas d'elle. Faut-il comme le pensait le docteur Dominique Laplane, chef de service à la Salpé, distinguer la conscience et la pensée - l'esprit ? "L'Esprit rend témoignage à notre esprit" écrit saint Paul. Nous ne savons pas toujours d'avance quel témoignage il nous rend et quel il nous fera rendre. Laissons nous à lui avec confiance.

mardi 13 mars 2012

Décider d'obéir! - Lundi de la Troisième semaine

- Mon Dieu, pardonnez-moi d'avoir attendu si longtemps / Avant de décider ; mais puisque les Anglais / Ont décidé d'aller à l'assaut d'Orléans, / Je sens qu'il est grand temps que je décide aussi: / Moi, Jeanne, je décide que je vous obéirai (un silence bref).
Moi, Jeanne, qui suis votre servante, à vous, qui êtes mon maître, en ce moment-ci je déclare que je vous obéirai.
Charles Péguy, Jeanne d'Arc (1897), éd. Gallimard 1933 pp. 128-129
Une remarque d'abord : la vraie Jeanne de Péguy, ce n'est pas Le mystère de la charité de Jeanne d'Arc, essai théologique et non vraiment johannique. La vraie Jeanne de Péguy, c'est la première, celle que l'on ne connaît pas, qu'il a vendue lui-même à 50 exemplaire. Celle-là est johannique, à chaque page, c'est l'esprit de Jeanne d'Arc qui fuse, saisi dans une étrange prescience du passé, une sorte de divination, qui est propre aux véritables gens de lettres.

Jeanne a 16 ans quand elle parle ainsi dans sa prière. Tout le contraire d'une petite gourde téléguidée par ses voix. La délivrance d'Orléans, c'est elle qui décide, pas sainte Marguerite ni sainte Catherine. Pas Monsieur saint Michel. C'est elle Jeanne qui décide d'aller jusqu'au bout de son chemin. Mais son chemin, c'est l'obéissance.

Cela me rappelle une autre décision, une autre qui a décidé d'aller au bout de son chemin. Elle aussi elle a exprimé sa décision personnelle sous la forme de la plus extrême obéissance, elle a exprimé son obéissance personnelle sous la forme de la décision la plus mûrement pesée. Elle n'a pas voulu balancer son Oui au hasard des circonstances. Elle a précisé à l'ange qu'elle ne connaissait pas d'homme ; à propos de celle que l'on disait fiancée à Joseph, il fallait comprendre qu'elle ne voulait pas en connaître. Elle avait décidé cela par obéissance. Elle rappelait à l'ange sa décision. Marie est cette femme magistrale qui n'obéit pas mais décide d'obéir.

Puissions-nous nous répéter après Jeanne, durant ce Carême : "Je sens qu'il est grand temps que je décide aussi". Puissions nous peut-être simplement nous souvenir de ce que nous avons une fois décidé, aimer nos choix et leur obéir comme à Dieu même. Quand nous aurons décidé, relisons Péguy et pénétrons nous de sa musique : pour durer dans nos décisions.

lundi 12 mars 2012

Sainte Thérèse névrosée

Vous avez été plusieurs à disserter sur ce thème après que j'ai cité un extrait du Manuscrit B, pour alimenter nos méditations de Carême. L'extrait, emprunté à un passage célèbre ("Dans le coeur de l'Eglise ma mère, je serai tout, je serai l'amour) expliquait comment pour nourrir une telle ambition, quand on s'appelle Thérèse Martin qu'on est rentré à 15 ans au Carmel et qu'on a 22 ans (âge approximatif de la sainte lorsqu'elle écrit pour sa propre soeur, Marie du Sacré Coeur, cette synthèse de son message) il fallait vraiment, avant tout, compter sur Dieu. C'est Dieu et Dieu seul qui exaucera l'ambition tôt affichée par Thérèse de devenir "non seulement une sainte, mais une grande sainte".

Mais revenons à sa névrose putative. Fallait-il vraiment être névrosée pour vouloir entrer à 15 ans au Carmel ?...
 
L'atmosphère chez les Martins alors que le père et la mère auraient souhaité se consacrer à Dieu, était une atmosphère d'émulation vers un idéal de sainteté. Thérèse cherche une prouesse à accomplir. Elle la trouve. Elle a déjà deux soeurs au Carmel, elle connaît la maison, elle reçoit leurs confidences, elle s'émeut de leur valeur et souhaite les imiter.
 
Cet idéal ne provient pas chez elle d'un déficit affectif. La "petite reine", l'"orpheline de la Bérézina" (selon les noms qu'elle se donne à elle-même : rappelons qu'elle est orpheline de mère) apparaît comme le centre de la famille, tant elle revendique et tant elle donne d'amour. Elle me semble non pas dépressive mais extrêmement sûre d'elle et rayonnante quand elle rentre au Carmel. Il fallait, c'est le cas de l'écrire, un sacré culot pour entrer au Carmel en allant interroger le pape Léon XIII (pas particulièrement accessible) pour obtenir une dispense. Sur place, elle aura aussi un traitement de faveur, passant des journées à écrire des récréations pieuses où elle tient d'ailleurs souvent le rôle principal, et cela même si, par ailleurs, dans une sorte d'ascèse héroïque, dans sa vie personnelle elle multiplie les pénitences par amour.

Rappelons que les soeurs Martin ont reçu une très bonne éducation artistique. Céline aurait sans doute pu devenir un peintre professionnel, si elle n'avait pas cédé aux sirènes du Carmel. Quant à Thérèse, outre son mystérieux génie spirituel, elle a indéniablement une belle facilité d'écriture, même si elle sacrifie parfois à l'amphigouri. Céline possède - chose rarissime à l'époque chez des particuliers - un appareil photo Kodack, qui lui a été offert par les Guerin, ses cousins. Elle l'apportera au carmel, ce qui nous vaut les photos de Thérèse déguisée en Jeanne d'Arc. On ne rencontre aucune austérité contrainte aux Buissonnets, mais a contraire quelque chose d'un peu paradisiaque. Ces orphelines sont gâtées par leur père qui fait leur quatre volontés. Thérèse prendra "son roi chéri" au jeu, en lui enjoignant de l'aider à poursuivre sa lubie : carmélite de 15 ans. Il ira voir l'évêque, il s'inscrira au pèlerinage à Rome... pour faire plaisir à sa fille, qui par ailleurs n'hésite pas une seconde à le laisser seule avec sa dernière soeur...

Par ailleurs enfin, cet appétit pour une vie de célibat ne cache aucune misoandrie, aucune peur des hommes. Les lettres que Thérèse écrit à l'abbé Bellière qu'elle adopte comme "son petit frère" et qui part en mission au Viêt-Nam manifestent au contraire une belle spontanéité. Par ailleurs, Thérèse considère le Christ comme son époux et rivalise d'ailleurs (excusez du peu) avec... Marie Madeleine. Est-ce choquant ? Seuls ceux qui n'ont pas la moindre expérience de la vie mystique peuvent rester insensible à cet amour nuptial du Christ, que l'évangile semble indiquer dans la parabole des vierges sages. Rappelons que les carmélites, le jour de leur prise d'habit, arrivent au couvent en robe de mariée.

Faut-il penser que cette métaphore nuptiale cache un refoulement sexuel ?

En réalité, historiquement, comme nous l'explique Denis de Rougemont dans L'amour et l'Occident, l'amour sacré apparaît très tôt comme Absolu. L'amour profane, eros, est un être intermédiaire, fils de Poros et de Pénia, d'abondance et de pauvreté, d'expédients et de frustrations... Platon lui donne ses lettres de noblesse en lui faisant dépasser les beaux corps pour arriver à la Beauté en soi. En christianisme, à travers l'amour courtois, de Tristan et Iseult à Hollywood, l'amour profane voudra copier l'amour sacré, en déifiant l'être aimé. Mais dans l'antiquité, cet amour profane n'a pas très grande réputation. La passion amoureuse est rarissime avant le christianisme. Lisez les poètes latins : l'ars amatoria, Ovide, Catulle Tibulle et le reste, c'est léger. Ca relève le plus souvent des plaisanteries de collégiens, quand ce n'est pas carrément obscène. Tout se passe comme si c'était à travers l'exigence de fidélité personnelle (et pas seulement de fidélité sociale) que porte le christianisme que se développe le sentiment amoureux, dont beaucoup, à notre époque post-chrétienne, prétendent d'ailleurs avec Michel Houellebecq, qu'il n'a aucune signification.

Eh bien ! Thérèse n'est pas houellebecquienne. Pour une chrétienne comme elle, cet amour humain est la plus belle image de l'amour divin. N'est-ce pas ce qu'expliquait saint Paul aux Ephésiens ? Pourquoi serait-elle névrosée parce qu'elle appelle le Christ son Epoux ? Dans son Commentaire du Cantique des cantiques, saint Bernard utilise lui-aussi la métaphore nuptiale entre le Christ et chaque âme. Et personne ne le soupçonne.

Au fond je crois que ce procès fait à Thérèse cache une profonde misogynie. Que le docteur de l'amour divin pour le XXème siècle soit une femme, cela en contrarie certains, qui ne peuvent pas se retenir de caricaturer son enseignement. Il suffit de lire les études splendides de monseigneur Combes (parues chez Vrin) pour avoir un autre visage de Thérèse. Névrosée Thérèse ? Non : héroïque tout simplement. Sa soi-disant "petite voie" est celle du sacrifice et de l'offrande. Jusqu'au bout, comme le Christ.

Le christianisme, une solution extrême - Dimanche de la troisième semaine

"Il est descendu vers nous, lui, notre vie ; il a pris sur soi notre mort, il l'a tuée par la surabondance de sa propre vie. D'une voix de tonnerre, il nous a crié de revenir d'ici vers lui, en ce sanctuaire mystérieux d'où il est venu jusqu'à nous, en premier lieu dans le sein virginal, où il s'est unie à lui l'humaine nature, notre chair mortelle, pour ne pas rester toujours mortelle ; et de là "tel un époux qui sort du lit nuptial, il a bondi comme un géant pour courir sa route". Chez lui, point de temporisation ; il a couru, en nous criant par ses paroles, ses actes, sa mort, sa vie, sa descente aux enfers, son ascension, oui, en nous criant de revenir à lui. Et il a disparu de nos yeux afin que, rentrant dans notre propre coeur, nous l'y trouvions" 
Saint Augustin, Confessions Livre IV
La venue du Christ est une question de vie ou de mort, je dirais même : une question de vie et de mort. Une question extrême. Amateur de tisane ou de coca light, s'abstenir en cette occurrence. Il prend la mort pour donner la vie. Il ne s'agit pas seulement de nous montrer son amour. Il a voulu se mettre à notre place, en prenant notre mort, pour que nous soyons à la sienne en recevant sa vie. Lorsque nous le contemplons sur la croix, disons nous qu'il s'est mis à notre place. Lorsque nous le contemplons ressuscité, sachons qu'il nous offre la pareille.

Mais quelle est cette voix de tonnerre ? C'est le grand cri qu'il pousse en mourant. C'est sa mort scandaleuse sur la croix. Devant une telle mort, qui peut rester indifférent ? Qui peut dire qu'il n'est pas ébranlé ? Voyez la Passion du Christ de Mel Gibson : pas un grand film du point de vue cinématographique, mais un grand film du point de vue de ce qu'il nous montre. Même des prêtres en ont été dérangés, au point de dire que la Passion, ce n'était pas ça... Pas ça ? Bien pire encore. Encore plus scandaleux "en vrai" et tant pis pour ceux qui veulent éviter ce scandale ou qui détourne pudiquement les yeux !

Point de temporisation ? C'est cela aussi que veut dire Augustin... Le Christ n'a pas agi en modéré. Il n'a pas tempéré son amour. Nietzsche (fils de pasteur rappelons-le et qui admirait beaucoup les vrais chrétiens) a cette formule admirable qui fait écho à Augustin : "Le christianisme devient superflu dès que les moyens extrêmes cessent d'être nécessaires". (La volonté de puissance t. 2 3ème partie n°139). Et ailleurs : "Le Christ crucifié est le plus sublime de tous les symboles, même à présent" (n°146). Ce que reproche Nietzsche au christianisme, ce n'est pas d'être ce qu'il est, c'est d'avoir oublié ce qu'il doit être. Ce que reproche Nietzsche au christianisme c'est d'avoir oublié qu'il est une situation extrême, née dans une absence totale de temporisation.

Mais, me direz-vous, je le cherche et je ne le trouve pas... - Vous le trouverez dans votre coeur sous la forme d'une évidence, quand viendra en vous l'heure de Dieu qui est celle de la vérité, je veux dire : de votre vérité. C'est là qu'il vous attend.

samedi 10 mars 2012

Réponse à Denis Sureau et à quelques anonymes sur Vatican II

Tout homme a une métaphysique patente ou latente ou alors on n'existe pas disait Péguy dans Notre jeunesse. Alors allons y !

Ils sont tous les deux cardinaux de la sainte Eglise, tous les deux conseillers de papes successifs, Martin V et Pie II pour l'un, Léon X et Clément VII pour l'autre. Ils sont aussi tous deux d'extraordinaires métaphysiciens, illustrant une métaphysique néoplatonicienne, formaliste et univoque pour l'un ou une métaphysique aristotélicienne et analogique pour l'autre. Similitude des vocation diversité des positions intellectuelles. Universalité du vrai. Catholicité. Voilà Nicolas de Cues et voilà Cajétan.

Mais quel rapport avec Vatican II ? demanderez-vous. Denis Sureau et un anonyme l'ont vu tout de suite, le rapport, au moins pour ce qui concerne Cajétan, dont je citais le commentaire de la IIIa Pars il y a deux jours. Au paragraphe 22 de Gaudium et spes, le Concile déclare : "Le Christ en s'incarnant s'est uni à la nature humaine elle-même". Il y a effectivement deux théologies, deux interprétations de ce passage : une théologie cusaine et une théologie cajétanienne.

Posons d'abord (rapidement) Cues et Cajétan l'un en face de l'autre.

La théologie cusaine part de l'idée qu'il y a une seule forme humaine et que le Christ est l'homme parfait. Plus précis Nicolas dit : "l'homme maximum". Le plus homme des hommes, la forme humaine réalisée et qui réalise toutes les autres formes humaines à son image.

Hélas ! Pour Cajétan, la forme ne se réalise jamais comme forme. Elle existe. Et son existence n'est pas la même réalité que son essence. Il importe de ne pas les confondre, l'une et l'autre.

Parce que beaucoup croient naïvement, depuis Platon à l'existence des formes, la théologie cajétanienne se méfie des formes. Cajétan est très pessimiste à propos de l'abstraction formelle (qui est dans son système l'un des trois types d'abstraction avec l'abstraction générique, purement classificatrice, et l'abstraction analogique, celle qui nous permet de... parler en donnant les même noms à des réalités très différentes, en vertu de ressemblances aperçues). Il note au sujet de l'abstraction formelle, cum grano salis : "C'est à peine si des hommes très instruits savent ce que c'est". De fait, nous ne connaissons jamais vraiment les essences des choses (quelle est l'essence du zèbre ?) et nous progressons dans la connaissance que nous en avons à partir de leurs propriétés ou en opérant des classements (le zèbre ressemble à un cheval mais il a une robe zébrée).

Pour Cajétan la réalité fondamentale n'est pas la forme (ce que c'est que...). Non. Qui peut dire ce que c'est que l'homme. Un animal raisonnable ? Et il l'est si peu.... La réalité fondamentale n'est pas la forme des choses ou des êtres mais le sujet qui existe. La réalité fondamentale, c'est la personne (pour les être raisonnable, à l'image du Dieu "de qui toute personne tire son nom" dit encore Cajétan. Pour les êtres non doués de raison, on parle du suppôt).

Mais qu'est-ce que ce sujet ? Qu'est-ce que ce suppôt ? Qu'est-ce que la personne ? la personne est constituée dans un rapport dynamique entre son essence et son existence. Elle est, dit Cajétan, "la ligne terminative de l'essence dans l'ordre de l'existence". Cela permet de comprendre qu'une réalité se définit non par sa forme (qui est seulement "ce  par quoi elle existe" - id quo) mais par son existence justement : "l'existence de la substance est la substance" dit profondément Cajétan. Cet "existentialisme" est implicite dans toute anthropologie chrétienne depuis que le Christ a dit : "Là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur". L'homme est ce qu'il aime, ce qu'il désire, ce qu'il fait. Il est... son trésor. Il se reflète et se découvre dans ce qu'il aime. En ce sens, il est donc son existence (cf. post pour le Samedi de la Deuxième semaine, c'est ce qu'expliquent aussi Grégoire de Nysse... et Pascal), même si et même quand cette existence ne coïncide pas avec son essence. Il pourrait alors devenir cloporte ou crapaud (dit Grégoire de Nysse).

Qu'est-ce qui fait la qualité du sujet humain ? Non pas de déclarer qu'il possède l'essence humaine, qui est juste ce par quoi il est homme, mais de devenir toujours davantage cette essence, de réaliser existentiellement son humanité. Il ne s'agit pas pour l'homme de devenir un monstre à travers toutes sortes de réalisation existentielles aberrantes. L'homme doit se faire homme. On ne naît pas femme on le devient disait Simone de Beauvoir. Je dirais pour célébrer la Journée de la femme à ma manière, on ne naît pas être humain, on le devient toujours. On le devient à partir de la première seconde de la conception. Le sens du foetus, c'est l'enfant. Le sens de l'enfant c'est l'homme...

Pouvons-nous dire : le sens de l'homme, c'est le vieillard ? Heidegger (que ses origines jésuites ont quand même ancré dans les catégories existentielles de l'anthropologie chrétienne) devait le penser. En tout cas, c'est ce qui lui fait écrire que "l'homme est un être pour la mort".

Le christianisme affirme, lui aussi, en vertu de cette anthropologie existentielle, que l'homme, laissé à lui-même, est un être pour la mort (voir l'Ecclésiaste chapitre 3 : vous m'en direz des nouvelles, et saint Paul aux Romain 8, 20). Mais par le Christ qui vient de Dieu, par l'incarnation du Verbe de Dieu, le chemin existentiel de l'être humain peut bifurquer juste avant le ravin. Dans le Christ, l'homme, tout homme devient un être pour la vie. Le Christ s'est fait le destin de l'homme. C'est la vérité profonde de Gaudium et spes 22. La rédemption n'est pas réservée à une communauté. Elle est pour l'homme, pour tous les hommes. "Le Christ en s'incarnant s'est uni à tout homme".

Mais le Christ ne s'est pas uni à la forme humaine, puisque, nous l'avons vu, la forme humaine ne saurait exister comme forme. Elle est seulement ce par quoi l'homme est homme. Ce qui existe, ce n'est pas l'humanité de l'homme (avez vous déjà vu l'humanité ?). Ce qui existe, ce sont des sujets humains, qui, inclus dans la personne du Christ par la foi explicite ou implicite en lui, prennent conscience qu'ils sont des personnes et vivent ce que le Padre Pio appelait "une extension [divine et charitable] de la personnalité". La personne du Christ entraîne l'essence humaine du Christ dans l'Infini et à sa suite, toute essence humaine se réalisant personnellement et réalisant personnellement ce destin infini.

Le personnalisme intégral que je défends est évidemment un christianisme intégral : que peut-il être d'autre si l'homme est un être pour la mort ? La personne ne peut connaître aucune autre "extension de la personnalité" que celle que le Christ propose dans sa Personne. Mais ce n'est pas en tant que natures humaines sur pattes, c'est en tant que personnes, libres et responsables de nous-mêmes que nous le rejoignons dans son Royaume. L'Eglise est une société de personnes disait profondément Marcel De Corte. C'est par la foi que nous nous identifions à lui. C'est par le don de nous-même au Christ que nous nous retrouvons comme "êtres pour la vie".

Samedi de la Deuxième semaine

"La nature humaine ressemble véritablement à un miroir. Elle se transforme selon l'image produite par ses choix. Si elle se tourne vers l'or, elle ressemble à de l'or, dont elle reflète l'éclat. Si elle réfléchit quelque laideur, elle lui emprunte alors ses traits, car elle lui ressemble. Elle prend ainsi l'apparence d'une grenouille, d'un crapaud, d'un cloporte ou de quelque créature répugnante, face à laquelle elle s'est trouvée" 
Saint Grégoire de Nysse, 4ème Homélie sur le Cantique des Cantiques, éd. Migne p. 96
Cette réflexion de Grégoire de Nysse (341-394) renvoie à sa vision de la vocation de l'homme qui est ce qu'est son désir. "Là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur" dit Jésus dans l’Évangile que nous avons lu Mercredi des Cendres. Ceux dont le trésor est fait de cloportes et de crapauds deviennent ainsi eux-mêmes des cloportes et des crapauds. Mais ceux dont le trésor est Dieu deviennent Dieu.

Encore faut-il ne pas confondre Dieu et les représentations que nous nous en faisons. Si nous nous perdons dans des concepts que nous construisons nous-mêmes, nous nous écartons de Dieu. Il faut aimer Dieu dans la seule représentation qu'Il donne de lui-même et qui est le Christ. Le Christ est Dieu accessible en vérité, Dieu se rendant lui-même accessible.

Cette idée que, pour le meilleur comme pour le pire; notre nature est poreuse et "ployable à merci (Montaigne), voilà un point fondamental de l'anthropologie chrétienne et que l'on a trop tendance à oublier. On fait comme si la vision chrétienne de l'homme rejoignait la vision rationaliste et laïque dans la perception d'une nature humaine absolue et dont la dignité ne peut jamais se perdre. Ce rapprochement est commode mais il est faux. C'est Pascal qui a raison, une fois de plus. Il est sur la même ligne que Grégoire de Nysse, cela peut faire réfléchir : "La nature de l'homme est toute nature. Il n'y a rien qu'on ne rende naturel. Il n'y a naturel qu'on ne fasse perdre" (LG 537)

Elections: pas facile

Puisqu’on parle partout de politique ces temps-ci, je voudrais vous dire qu’il n’est pas facile de choisir entre les discours. D’abord parce que pointe son nez la partie «folle» de la campagne, celle où les candidats commencent à raconter n’importe quoi. Rappelez-vous les derniers jours en 2007: Royal voulait raccompagner chez elles toutes les femmes policières, Sarkozy proposait la nationalité française à toutes les femmes battues de la planète. Bien évidemment personne n’y a cru, pas même les candidats. Nous entrons en 2012 dans cette partie «folle» avec Hollande qui sort de son chapeau une taxe à «75%» sur les revenus de plus d’un million «par mois»… l’instant d’après il rectifie: «par an»– peu importe au fond puisque même son expert en finances n’est pas au courant, ni n’intègre la taxe dans ses calculs. Nous avons en face un Sarkozy qui se voit comme un outsider, comme le challenger du système qu’il incarne depuis 10 ans, qui oublie presque (pire que Chirac!) que le président: c’est lui. Bref, du grand n’importe quoi.

Pas facile de choisir, également parce que les mesures proposées peuvent avoir un effet contraire à celui proposé. Prenez les sans-papiers: voici des gens qui arrivent de pays pauvres et qui prennent un travail qui ne bénéficiera donc pas à un résidant légal. L’idée répandue, chez ceux qui s’en indignent, est qu’il faut les renvoyer chez eux (c'est cohérent) et en attendant leur départ, ne surtout leur accorder aucun droit. Et là je dis «attention!» Posons-nous la question de savoir pourquoi ces gens trouvent un travail: parce qu’on peut les faire travailler plus, dans des conditions médiocres, et pour un moindre salaire – sur lequel on peut encore les gruger. Quelle raison a un employeur de les prendre plutôt qu’un travailleur en règle, qui parle français, avec une expérience sur place? C’est que ces sans papiers ne peuvent pas saisir les prud’hommes (adieu, code du travail), ni se plaindre quand on ne les paye pas (on hésite à entrer dans un commissariat quand on n’est pas sûr de pouvoir en ressortir). Je répète : c’est parce que les sans-papiers n’ont pas de droits qu’ils sont employables, et c’est parce qu’ils sont employables qu’ils continueront d’arriver. Marine Le Pen propose de sortir leurs enfants des écoles – soit l’on expulse ces familles de France (sans qu'elles soient aussitôt remplacées, ce dont je doute pour les raisons exposées) et la question des enfants ne se pose plus. Soit ces familles restent – et je préfère que leurs gamins soient enseignés. Que voulez-vous… c’est mon côté «law & order», je ne me satisfais pas de ce qu’existe en France une masse d’hommes et de femmes vivant hors de la loi.

Reste qu’il faut choisir, ne serait-ce que de s’abstenir – et certains tentent de réfléchir «en catholiques». Voyons, à ce prisme, ce qu’il est en des trois candidats principaux. Marine Le Pen, dans sa volonté de «dépoussiérage», a mis les catholiques de son parti (fréquemment traditionalistes) sur la touche. Cependant, son programme comporte quelques gros clins d’œil à leur/notre égard. Ce n’est pas négligeable – reste à savoir si le vote FN peut être autre chose qu’un coup de gueule. François Hollande vise une autre clientèle – à laquelle il promet le mariage et l’adoption homo, l’euthanasie, une laïcité revendiquée… et quelques coups de pieds contre l’école catholique, surtout hors-contrat. Il a pour lui une certain normalité, par rapport au candidat sortant. Nicolas Sarkozy laissera les écoles privées en paix – mais il attaquera le dimanche avec l’ouverture non-stop des commerces, et des services connexes. Le mariage homo (+adoption) est dans les tuyaux de son parti – lui-même s’est récemment prononcé contre pour rapatrier vers lui la petite fraction de l’électorat qui risquait de le placer derrière Le Pen. Au-delà de cette stratégie de campagne, l’éviction d’un Christian Vanneste est un signe qui ne trompe pas.

Bref, pas facile de

vendredi 9 mars 2012

Vendredi de la Deuxième semaine

"L'incarnation est le degré le plus élevé de l'union du Seigneur avec la créature. 
Or Dieu s'est ainsi communiqué à la création tout entière et pas seulement à telle créature. De là vient que l'Incarnation est l'élévation de l'univers tout entier à la personnalité du Verbe... L'homme par sa double nature est la réunion de deux mondes et la conséquence de l'Incarnation est une réunion de tous les êtres à la personnalité divine... Et ainsi Dieu, en s'incarnant, s'est donné au dernier degré de l'union à l'univers tout entier"
Cardinal Cajetan, Commentaire de la Troisième Partie de la Somme théologique, Question 1 article 1
Merveilleux Cajetan, qu'il faut sans cesse décrypter. Il scrute le mystère du Dieu qui s'est fait homme comme personne. Et à travers ce mystère de l'incarnation, ce qu'il aperçoit immédiatement c'est la divinisation de l'homme et la divinisation de l'univers tout-entier, dont l'homme lui-même - corps animé - est une sorte de synthèse. Dieu prend la nature humaine, il assume dans la Personne de son Verbe tous les éléments du monde, il les sacralise, il les sanctifie.

Il faut insister sur deux points : le caractère essentiellement personnelle de cette assomption, qui est une personnalisation. L'incarnation "est la réunion de tous les êtres à la personnalité divine". L'un d'entre vous a soulevé l'objection d'une confusion possible entre personne et personnalité. On voit ici que la personnalité c'est juste ce qui fait la personne. Je pense que lorsque l'on emploie "personnalité" dans le langage courant, on peut observer la même signification. Avoir de la personnalité, c'est accéder d'une manière directe aux richesse de sa personne... Qu'est-ce que la personne ? L'identité ultime de chaque être.

Ce que veut dire Cajétan - je ne rentrerai pas dans un vocabulaire trop technique - c'est que c'est l'Incarnation du Verbe qui fait de nous des personnes. C'est l'incarnation du Verbe qui nous fait accéder à ce que nous sommes. En nous unissant par amour à la Personne du Verbe, nous prenons conscience de ce que nous sommes tous des personnes, libres et responsables. C'est en nous responsabilisant que la vérité nous rend libres ! Ne croyez pas que cela soit de la métaphysique quintessentielle ! C'est d'abord une réalité historique et géographique. Regardez la Chine ! Lorsqu'elle aura reçu officiellement la Bonne nouvelle, la notion de personne émergera enfin dans sa culture et alors la Chine s'éveillera... vraiment. "700 millions de petits Chinois et moi et moi et moi, avec ma vie mon petit chez moi..." chante Jacques Dutron comme pour illustrer inconsciemment cette vérité historique.

Ce que veut dire Cajétan, c'est que dans l'Incarnation du Verbe, toute la création est intéressée, toute la création est sauvée du néant. Comment peut-on se sauver du rien ? Comment peut-on échapper à la mort sinon  en se divinisant. D'une certaine façon le monde qui est une idée divine retrouve dans le Christ son statut essentiel et il est sauvé.

Alors nous irons tous au paradis ? Non, parce que nous sommes sauvés dans la personne du Christ, en devenant des personnes, responsables de leur liberté. Il n'est pas sûr que tous accèdent à ce stade de liberté et de responsabilité...

jeudi 8 mars 2012

Jeudi de la Deuxième semaine

"Dieu avait créé l'univers comme un seul corps, composé de plusieurs membres formés par la chaîne des êtres sensibles et intellectuels. Il avait fait un être intermédiaire [l'homme] où se trouvaient réunis les éléments des deux mondes. C'était comme un lien d'amitié et un gage d'affection donné à toute la création. Le péché a détruit cette magnifique harmonie. Alors Dieu a résolu de restaurer toutes choses par le Christ, et il nous l'a donné comme un principe de rénovation et de réintégration de tous les êtres. Le Christ est alors devenu le nouveau lien d'amitié pour tous les êtres"
Saint Hilaire de Poitiers Tractatus In Epistulam ad Ephesios, cité par Mgr Landriot, Le Christ et la Tradition t. 1, 1867 p. 354-355
Saint Hilaire vit au IVème siècle et il est l'évêque de sa bonne ville de Poitiers (tout cela ne nous rajeunit pas). On le connait trop peu. Sa prose est étincelante. Elle est très intuitive : en avant ! Augustin lui, prend son temps : c'est "un pédagogue" comme l'a très bien vu Lucien Jerphagnon. Hilaire part en courant, il est toujours aux avant-postes de la pensée théologique, il est déjà "ce cavalier français qui partit d'un si bon pas". On comprend Mgr Landriot, évêque de La Rochelle, si exigeant dans sa manière d'enseigner le christianisme, de retenir particulièrement son témoignage.

Que dit-il ? Que le Christ est au coeur de l'Univers. Et que ce coeur de l'univers n'est pas quelque chose que Dieu, dans une science sèche et prédestinatianiste aurait prévu depuis toujours. Dieu n'a pas prévu depuis toujours de se faire homme. Pour cela, il a fallu le péché. Le Christ est alors devenu le coeur du monde. C'est un coeur de suppléance. Lorsque le monde a perdu coeur à cause du péché, Dieu a envoyé au monde un coeur de suppléance : le Christ. Il ne tient qu'à nous de faire en sorte (par la foi, simplement par la foi vivante) de faire de ce coeur de suppléance notre coeur supplémentaire, notre supplément d'âme, et du Christ le ressort de notre charité. Comme disait saint Thomas d'Aquin à sa soeur qui attendait une grande dissertation théologique : "Il suffit de le vouloir".

Et pour le vouloir ? Il faut réaliser que "le péché détruit toujours cette magnifique harmonie" entrevue. Le péché ? C'est MOI D'ABORD. Dès qu'on dit : moi d'abord, on est dans le péché. On absolutise quelque chose - le Moi - qui ne l'est pas ; on se fait une idole de quelque chose qui est juste un désir. Qu'est-ce qui peut résister à cet Absolu de contrefaçon qu'est le Moi humain en révolution permanente, le moi humain devenu pécheur ?

Le péché nous permet de prendre la mesure de l'amour de Dieu.
Le péché avec sa logique grise nous fait une obligation de déclarer une amitié universelle, adressée à tous ceux qui comprennent ce langage. De cette amitié universelle, que nous le sachions ou non, le Christ est le centre, par droit de naissance : de par sa divino-humanité.

Mystère de l'amitié : elle nous est si naturelle et si difficile