samedi 10 mars 2012

Réponse à Denis Sureau et à quelques anonymes sur Vatican II

Tout homme a une métaphysique patente ou latente ou alors on n'existe pas disait Péguy dans Notre jeunesse. Alors allons y !

Ils sont tous les deux cardinaux de la sainte Eglise, tous les deux conseillers de papes successifs, Martin V et Pie II pour l'un, Léon X et Clément VII pour l'autre. Ils sont aussi tous deux d'extraordinaires métaphysiciens, illustrant une métaphysique néoplatonicienne, formaliste et univoque pour l'un ou une métaphysique aristotélicienne et analogique pour l'autre. Similitude des vocation diversité des positions intellectuelles. Universalité du vrai. Catholicité. Voilà Nicolas de Cues et voilà Cajétan.

Mais quel rapport avec Vatican II ? demanderez-vous. Denis Sureau et un anonyme l'ont vu tout de suite, le rapport, au moins pour ce qui concerne Cajétan, dont je citais le commentaire de la IIIa Pars il y a deux jours. Au paragraphe 22 de Gaudium et spes, le Concile déclare : "Le Christ en s'incarnant s'est uni à la nature humaine elle-même". Il y a effectivement deux théologies, deux interprétations de ce passage : une théologie cusaine et une théologie cajétanienne.

Posons d'abord (rapidement) Cues et Cajétan l'un en face de l'autre.

La théologie cusaine part de l'idée qu'il y a une seule forme humaine et que le Christ est l'homme parfait. Plus précis Nicolas dit : "l'homme maximum". Le plus homme des hommes, la forme humaine réalisée et qui réalise toutes les autres formes humaines à son image.

Hélas ! Pour Cajétan, la forme ne se réalise jamais comme forme. Elle existe. Et son existence n'est pas la même réalité que son essence. Il importe de ne pas les confondre, l'une et l'autre.

Parce que beaucoup croient naïvement, depuis Platon à l'existence des formes, la théologie cajétanienne se méfie des formes. Cajétan est très pessimiste à propos de l'abstraction formelle (qui est dans son système l'un des trois types d'abstraction avec l'abstraction générique, purement classificatrice, et l'abstraction analogique, celle qui nous permet de... parler en donnant les même noms à des réalités très différentes, en vertu de ressemblances aperçues). Il note au sujet de l'abstraction formelle, cum grano salis : "C'est à peine si des hommes très instruits savent ce que c'est". De fait, nous ne connaissons jamais vraiment les essences des choses (quelle est l'essence du zèbre ?) et nous progressons dans la connaissance que nous en avons à partir de leurs propriétés ou en opérant des classements (le zèbre ressemble à un cheval mais il a une robe zébrée).

Pour Cajétan la réalité fondamentale n'est pas la forme (ce que c'est que...). Non. Qui peut dire ce que c'est que l'homme. Un animal raisonnable ? Et il l'est si peu.... La réalité fondamentale n'est pas la forme des choses ou des êtres mais le sujet qui existe. La réalité fondamentale, c'est la personne (pour les être raisonnable, à l'image du Dieu "de qui toute personne tire son nom" dit encore Cajétan. Pour les êtres non doués de raison, on parle du suppôt).

Mais qu'est-ce que ce sujet ? Qu'est-ce que ce suppôt ? Qu'est-ce que la personne ? la personne est constituée dans un rapport dynamique entre son essence et son existence. Elle est, dit Cajétan, "la ligne terminative de l'essence dans l'ordre de l'existence". Cela permet de comprendre qu'une réalité se définit non par sa forme (qui est seulement "ce  par quoi elle existe" - id quo) mais par son existence justement : "l'existence de la substance est la substance" dit profondément Cajétan. Cet "existentialisme" est implicite dans toute anthropologie chrétienne depuis que le Christ a dit : "Là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur". L'homme est ce qu'il aime, ce qu'il désire, ce qu'il fait. Il est... son trésor. Il se reflète et se découvre dans ce qu'il aime. En ce sens, il est donc son existence (cf. post pour le Samedi de la Deuxième semaine, c'est ce qu'expliquent aussi Grégoire de Nysse... et Pascal), même si et même quand cette existence ne coïncide pas avec son essence. Il pourrait alors devenir cloporte ou crapaud (dit Grégoire de Nysse).

Qu'est-ce qui fait la qualité du sujet humain ? Non pas de déclarer qu'il possède l'essence humaine, qui est juste ce par quoi il est homme, mais de devenir toujours davantage cette essence, de réaliser existentiellement son humanité. Il ne s'agit pas pour l'homme de devenir un monstre à travers toutes sortes de réalisation existentielles aberrantes. L'homme doit se faire homme. On ne naît pas femme on le devient disait Simone de Beauvoir. Je dirais pour célébrer la Journée de la femme à ma manière, on ne naît pas être humain, on le devient toujours. On le devient à partir de la première seconde de la conception. Le sens du foetus, c'est l'enfant. Le sens de l'enfant c'est l'homme...

Pouvons-nous dire : le sens de l'homme, c'est le vieillard ? Heidegger (que ses origines jésuites ont quand même ancré dans les catégories existentielles de l'anthropologie chrétienne) devait le penser. En tout cas, c'est ce qui lui fait écrire que "l'homme est un être pour la mort".

Le christianisme affirme, lui aussi, en vertu de cette anthropologie existentielle, que l'homme, laissé à lui-même, est un être pour la mort (voir l'Ecclésiaste chapitre 3 : vous m'en direz des nouvelles, et saint Paul aux Romain 8, 20). Mais par le Christ qui vient de Dieu, par l'incarnation du Verbe de Dieu, le chemin existentiel de l'être humain peut bifurquer juste avant le ravin. Dans le Christ, l'homme, tout homme devient un être pour la vie. Le Christ s'est fait le destin de l'homme. C'est la vérité profonde de Gaudium et spes 22. La rédemption n'est pas réservée à une communauté. Elle est pour l'homme, pour tous les hommes. "Le Christ en s'incarnant s'est uni à tout homme".

Mais le Christ ne s'est pas uni à la forme humaine, puisque, nous l'avons vu, la forme humaine ne saurait exister comme forme. Elle est seulement ce par quoi l'homme est homme. Ce qui existe, ce n'est pas l'humanité de l'homme (avez vous déjà vu l'humanité ?). Ce qui existe, ce sont des sujets humains, qui, inclus dans la personne du Christ par la foi explicite ou implicite en lui, prennent conscience qu'ils sont des personnes et vivent ce que le Padre Pio appelait "une extension [divine et charitable] de la personnalité". La personne du Christ entraîne l'essence humaine du Christ dans l'Infini et à sa suite, toute essence humaine se réalisant personnellement et réalisant personnellement ce destin infini.

Le personnalisme intégral que je défends est évidemment un christianisme intégral : que peut-il être d'autre si l'homme est un être pour la mort ? La personne ne peut connaître aucune autre "extension de la personnalité" que celle que le Christ propose dans sa Personne. Mais ce n'est pas en tant que natures humaines sur pattes, c'est en tant que personnes, libres et responsables de nous-mêmes que nous le rejoignons dans son Royaume. L'Eglise est une société de personnes disait profondément Marcel De Corte. C'est par la foi que nous nous identifions à lui. C'est par le don de nous-même au Christ que nous nous retrouvons comme "êtres pour la vie".

3 commentaires:

  1. Je crois qu'Étienne Tempier a dit quelque chose sur humanitas et - sans le mot - haeceitas.

    http://petitlien.fr/tempier

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    1. Linus Asiaticus12 mars 2012 à 14:29

      Aujourd'hui fête de Saint Grégoire le Grand, pontife et confesseur. Quand j'étais petit l'histoire de Grégoire découvrant des esclaves anglais au marché, etc que raconte Bède me fascinait. Le jeu de mot surtout. Et aux premières Vêpres du saint: Anglorum iam Apostolus, Nunc Angelorum socius.

      Socius. Associé. Compagnon.

      Pouvons nous encore parler de l'Eglise comme étant une société parfaite sans faire une -pardonnez-moi l'expression- autopsie du mot "société"? Que ne trouverons-nous pas dans les entrailles de ce mot, de concept "société"!

      Il m'a toujours paru que la Hierarchie appartient proprement à l'ordre liturgique de l'Eglise- qu'elle ne se manifeste avec plus de grandeur et d'excellence que dans le champs de l'Action Liturgique, et que son aspect canonique, qui soutient et circonscrit cette Action, reçoit ses forces précisément de cette Action, ou plutot de la Grace qui en découle. Que l'écclésialité est une chose proprement liturgique avant d'etre canonique, ou plutot, c'est parce qu'elle est liturgique, qu'elle conçoit la louange de Dieu son devoir principal-unique dirait Saint Benoit-qu'elle est canonique, légitime, etc.

      Qu'en pensez-vous?

      cf. Le commentaire de la Règle de Saint Benoit par Dom Paul Delatte.
      Divers ouvrages de Odo Casel.

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  2. Bon, il me semble que ma remarque n'était pas plus anonyme que celle de D. Sureau... et vous me connaissez au moins de "forme" !
    Sinon, je dois dire que de lire cette longue et intéressante réponse me fait plus que réagir ! Car je viens de re-parcourir ce que vous écriviez sur ce sujet dans "Vatican II et l'Evangile" et le chemin est notable ! Ce que vous écrivez est d'ailleurs à la limite du semi-pélagianisme, je vous cite : "c'est notre choix libre qui nous divinise dans la grâce de Dieu"... Et c'est ce qui m'inquiète dans tout ça : cela reste la position de la FSSPX qui, entre jansénisme et donatisme, se révèle en définitive être le cloaque du XXIème siècle des hérésies en quelques sortes... Mais voilà où mène la navigation loin de Pierre (et dans le même temps, on exige une obéissance absolue de l'abbé Mercury qui préfère sans doute, lui aussi, obéir à Dieu plutôt qu'à son supérieur... ça n'est pas le sujet mais pouvais-je éviter l'incise ?!)
    Bref, je joue encore l'arbitre des élégance et je sais que cela a le don de vous énerver Cher M. l'abbé ! Mais il ne s'agit pas de vous en l'occurrence, simplement, je souhaite montrer combien la position de la FSSPX sur Vatican II (que vous résumiez dans votre livre) est fragile ! Elle repose sur des citations tronquées ou fausses et elle fait fi de la théologie scolastique qu'elle méconnaît gravement !
    En réalité, lorsque l'on a un peu approfondi St Thomas ou Cajetan, comme vous (et plus qu'un peu en ce qui vous concerne !) on se rend compte que le dogme est plus riche et plus profond qu'on ne le pense : il faut toute l'Eglise pour commencer à en appréhender le contour et une modeste (au sens de petite, car sa réelle modestie relève de l'oxymore) fraternité ne peut prétendre défendre la foi contre ceux qui l'ont reçue en dépôt...
    Cajetan éclaire de façon lumineuse cette phrase du 22 de GS, vous même en convenez ! Et votre démontration qui aboutit à mettre en évidence que la lien que l'incarnation crée entre le Christ et l'humanité est un lien de personne à personne, se retrouve clairement dans le texte original de GS : "Par son incarnation, le Christ s'est en qq sorte uni à TOUT HOMME"...
    Et c'est sur cette base que s'est développée la théologie de Jean-Paul II. Alors que dans votre livre vous tentiez avec la FSSPX d'en faire un théologien kantien, il se révèle être une philosophie thomiste comme vous le soulignez vous même par votre phrase "la qualité du sujet humain ? [...] de réaliser existentiellement son humanité"... C'est tout ce qu'a voulu développer Jean-Paul II notamment dans Redemptor Hominis...
    Mais ce qui me sidère le plus, c'est que nous, tradis, nous méditons au moins chaque semaine (et chaque jour pour les prêtres) grâce à ces paroles de l'offertoire, "Deus qui dignitatem humani generis mirabiliter constituisti et mirabilius reformasti..." sur les effets merveilleux de l'Incarnation et de la Rédemption et nous voudrions en limiter les effets à la seule grâce sacramentelle 'visible' en qq sorte !
    Or l'effet de la rédemption est un effet immédiat pour chaque homme à qui il donne gratuitement la possibilité, acte en puissance, d'être sauvé... C'est la différence bien expliquée par Benoît XVI avec les paroles de la consécration : on ne dit pas "le sang versé pour tous" car si la mort du Christ est effectivement salvifique pour toute l'humanité (St Paul), la communion sacramentelle serait seulement pour beaucoup...

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