mercredi 26 février 2014

Seul Nixon peut aller en Chine. [par RF]

[par RF] Patrick Archbold est un contributeur régulier du National Catholic Register. C’est sur ce très important blog catholique conservateur américain qu’il a publié un billet (Pope Francis and the SSPX: An Opportunity - Le pape François et la FSSPX : une opportunité). Son texte a déplu aux responsables de NCR, et il faut aller sur Minority Reports pour le trouver, ou sur Rorate Caeli qui en reprend la plus grande part, avec des commentaires. Pour ceux d’entre vous qui ne savent pas assez d’anglais, voilà à grosses mailles de quoi il s’agit :
Le pape François a rappelé à des protestants que c’est le péché qui nous sépare, ainsi qu’une longue suite d’incompréhensions mutuelles. Le pape Benoît disait déjà que les divisions viennent d’un manque d’effort d’unité, et qu’aux moments critiques de Son histoire, les responsables de l’Eglise n’en avaient «pas fait assez» pour éviter la division ou la guérir. 
A notre époque par exemple, la rupture des contacts avec Rome accentue la marginalisation de la FSSPX. Bien sûr certains de ses leaders ont été durs et peu respectueux. Il n’en reste pas moins que François est le pape le plus à même d’opérer une réconciliation, de par son vrai souci d’unité des chrétiens. 
L’Eglise devrait se montrer généreuse, sans insister sur une «adhésion dogmatique à l’interprétation d’un concile non-dogmatique». Il y a bien sûr des divergences mais elles doivent être traitées fraternellement, au sein de la même maison, et non devant une porte cadenassée. 
François est suffisamment attaché au Concile de Vatican II pour que son geste puisse être interprété comme autre chose que de la pure générosité. Tel n’aurait pas forcément été le cas sous le pontificat précédent. 
C’est cette générosité qui est la norme dans l’Eglise, et on ne demande pas à d’autres, qui la rejoignent, de «signer un exemplaire de Pascendi Dominici Gregis». Que l’Eglise ait cette même générosité envers la FSSPX, qui professe une doctrine qui, il y a 50 ans encore, était communément acceptée. 
Cette générosité porterait des fruits, et le gros du travail a déjà été fait par le pape Benoît, il n’y a plus qu’à leur donner un statut canonique. Le Saint Père, par cette offre généreuse, peut éviter un division qui irait croissante, et faire qu’aucun de ses successeurs n’ait à regretter: «si seulement nous avions fait plus».
Et Rorate Coaeli de commenter «Nixon goes to China», métaphore historique que les Américains utilisent pour dire que certaines décisions ne peuvent être prises que par un homme à la réputation assez établie dans son camp pour ne pas être suspecté de mauvaise manœuvre. Autrement dit, et dans le cas présent: que François est assez «à gauche» pour qu’une réintégration de tous les traditionalistes soit acceptée par les épiscopats et les opinions, sans qu'ils y voient la manip d’un krypto-intégriste faisant rentrer ses copains par la porte de derrière.

Mise-à-jour du 27 février 2014:
Rorate Caeli rappelle opportunément la lettre de Benoît XVI aux évêques (10 mars 2009) pour leur expliquer la levée des excommunications, en particulier ce passage, dont le texte de Patrick Archbold est le parfait écho:
"Certainement, depuis longtemps, et puis à nouveau en cette occasion concrète, nous avons entendu de la part de représentants de cette communauté beaucoup de choses discordantes – suffisance et présomption, fixation sur des unilatéralismes etc. Par amour de la vérité je dois ajouter que j’ai reçu aussi une série de témoignages émouvants de gratitude, dans lesquels était perceptible une ouverture des cœurs. Mais la grande Église ne devrait-elle pas se permettre d’être aussi généreuse, consciente de la grande envergure qu’elle possède; consciente de la promesse qui lui a été faite? Ne devrions-nous pas, comme de bons éducateurs, être aussi capables de ne pas prêter attention à différentes choses qui ne sont pas bonnes et nous préoccuper de sortir des étroitesses? Et ne devrions-nous pas admettre que dans le milieu ecclésial aussi des discordances se sont fait entendre? Parfois on a l’impression que notre société a besoin d’un groupe au moins, auquel ne réserver aucune tolérance ; contre lequel pouvoir tranquillement se lancer avec haine."

Etienne Gilson : vive l'ordre moral

Quand Etienne Gilson, sortant de la scolastique, faisait de la politique, il écrivait avec la même aisance qu'il a toujours eu. Mais que défendait-il ? L'ordre moral. Il savait bien lui-même qu'il avait peu de chances de gagner. Voici une recension que j'ai publiée dans le dernier numéro de Monde et Vie.
Le Père Thierry Dominique Humbrecht, dominicain bien connu, vient de rééditer un recueil des articles publiés par Etienne Gilson dans la revue Sept en 1934, sous le titre alléchant de Pour un Ordre Catholique. Occasion d’y retourner voir ce que l’un des plus grands thomistes de l’Entre deux guerres avait à dire en politique.

Gilson ne passait pas pour quelqu’un qui aurait hésité à dire ce qu’il avait à dire. Et ce n’est pas pour rien que l’Académie Française l’a accueilli parmi ses membres : son style clair fait mouche. Il n’a pas vieilli, contrairement à bien des développements signés Jacques Maritain. 
De fait la critique du laïcisme qu’il nous offre est particulièrement bienvenue. C’est en tant que philosophe qu’il a compris, dès 1934, que l’on allait aborder aux rivages du nihilisme politique, que l’on allait connaître le Gouvernement du Rien. «Cherchez je vous prie sur quoi l’enseignement de la morale pourrait se fonder dans un Etat qui ne reconnaît plus aucun principe religieux ni métaphysique. Les droits de l’homme et du citoyen? Mais ils n’ont été formulés que dans une ambiance saturée de déisme. Ils faisaient partie d’un système de la nature qui valait ce qu’il valait, mais qui avait du moins le mérite d’exister. Il n’existe plus aujourd’hui. Que reste-t-il donc ? Encore une fois, rien». Et de continuer, sûr de son fait, mais dépassant d’un coup d’aile son époque : «Tout cela va fort bien tant que les mœurs implantés dans la société par le christianisme continuent à survivre à la cause qui les engendra. Mais nous atteignons précisément le point où les anciennes vertus chrétiennes, ayant depuis longtemps perdu contact avec leur origine, se corrompent sous nos yeux et ce sont les nouvelles mœurs, comme l’on dit, qui s’introduisent. On sait ce que cela veut dire». 
Un peu plus loin, on découvre la soif de reconstruction politique qui anime notre philosophe: «Il n’y a qu’un seul idéal qui ait été commun à tous les vrais Français et qui puisse le rester, c’est l’humanisme. Par où j’entends une certaine conception de la nature et de l’homme. Tant qu’on la maintiendra, le mot France voudra dire la même chose». 
Quoi qu’il en pense et quoi qu’en dise l’éditeur de ce livre, on se trouve ici tout proche de la conception maurrassienne d’un compromis nationaliste, fondé sur la tradition intellectuelle et culturelle. Gilson a perçu que l’œcuménisme politique nécessaire aux différentes familles spirituelles de la France (les catholiques, les protestants, les juifs et les francs-maçons) ne pouvait se faire que si le mot France continue à vouloir dire quelque chose. Mais il se fonde lui non sur cet idéal concret qu’est la famille nationale, mais sur un idéal abstrait : la vertu. «La question, dit-il, est de savoir s’il y a des Français autres que les catholiques pour vouloir que les vertus humaines, chères aux Grecs soient de nouveau enseignées, prêchées, inculquées à la jeunesse française dans toutes les écoles et par tous les moyens pédagogiques concevables»… 
Navré de devoir dire que cet enseignement de la vertu ne réglerait rien. Aristote, que M. Gilson n’aime pas beaucoup, a toujours soutenu que la morale ne s’enseigne pas. Elle s’incarne dans des exemples, elle permet de nourrir des objectifs concrets (le bien d’une famille, la grandeur de la patrie etc.). Mais imaginer, hier ou aujourd’hui, un platonisme moralisant, «inculqué par tous moyens pédagogiques concevables», c’est à pleurer tant cela paraît absurde. 
Qu’est-ce que les catholiques avaient à proposer en dehors de l’Action Française et de l’idéal concret de la monarchie garante de l’intérêt national à travers la personne du roi? Un moralisme répulsif. Autant dire: rien, comme l’écrirait M. Gilson. Rien, juste d’être bien propres sur eux, ou d’être tous catholiques. Mais cela ne se décrète pas.

On ne les a pas écoutés? Mais ils n’avaient rien à dire! 
Abbé G. de Tanoüarn
Etienne Gilson, Pour un Ordre catholique, éd. Parole et silence 2013, 216 pp. 19 euros

lundi 24 février 2014

La sainte et la putain

C'est un film tourné en 2013. Vous avez sans doute vu les grandes affiches 4X3 qui ont fleuri un peu partout au moment de sa sortie en France (le 12 février dernier). La production s'est payé la dernière de Libé (en pleine page). Bref grosse pub, pour un film en noir et blanc au titre simplement énigmatique, en trois lettres : Ida. J'avoue que ce départ en fanfare m'avait un peu interloqué. Je me suis dit : encore un navet ; le réalisateur, je l'avoue m'était totalement... inconnu. Les inconnus en ce moment au cinéma... me disais-je, frères ou pas frères, ce n'est pas recommandable... Bref, j'y suis allé.

C'est un éblouissement.

Au départ, ce sont les images qui emportent l'adhésion. Autant j'avais trouvé artificiel le noir et blanc dans The artist, autant je suis saisi par l'usage que fait Pawel Pawlikowski de ces photos intemporelles, où l'on ne voit que la lumière et l'ombre, où le monde est réinterprété en base deux : ombre et lumière, comme dans le Prologue de saint Jean. Cette simplification esthétisante prend, au fur et à mesure que le film avance une dimension spirituelle. Comme dans Bresson. Ce film est comme matériellement spirituel, grâce au noir et blanc, grâce au cadrage toujours minimaliste de l'auteur, qui manifestement ne veut dire que l'essentiel : les corps ballottés par leur histoire, perdus dans un monde immense (les paysages interminable de la plaine ou de la forêt polonaise), les corps qui parlent mais qui ne disent rien.

Il y a si peu de paroles dans ce film et si peu de psychologie, juste un regard extérieur sur des personnages en contraste qui se trouvent l'une par l'autre.

C'est l'histoire de deux femmes Wanda et Ida, la tante et la nièce.
L'une (Agata Kulesza) a fait une grande carrière judiciaire aux ordres du Parti communiste ; au moment où le film commence, c'est une femme finie, qui se méprise profondément, qui méprise son passé et qui méprise les autres parce qu'elle méprise sa vie ("J'en ai envoyé à la potence, moi, des individus"). Pour lors, elle enchaîne les hommes et les verres de gnôle... pour tromper son désespoir.

L'autre (la magnifique Agata Trzebuchowska) est une jeune nonne, à qui l'on a enjoint d'aller voir sa tante (tout ce qui reste de sa famille) avant de faire ses voeux dans la communauté. Sa tante lui apprend qu'elle est juive (elle a été élevée sous un faux nom dans une institution religieuse pendant la guerre) et toutes deux décident de retrouver la tombe des parents d'Ida, disparus.

Voyage au bout de la grisaille polonaise dans une vieille tatra, qui rappelle le passé de Wanda, son rang social d'autrefois, comme pour mieux accuser sa déchéance. Face à cette femme, manifestement athée par habitude mais qui tente un moment d'évoquer le souvenir de Marie-Madeleine pour chercher un contact avec sa nièce, la jeune nonne reste de marbre. Elle ne sait que se mettre à genoux devant une croix à un carrefour, lire sa bible et faire de très hiératiques signes de croix. Elle ne dit rien... Mais (c'est toute la force d'Agata Trzebuchowska) sans jamais donner l'impression d'être passive, au contraire : en faisant sentir au spectateur l'intensité du feu intérieur qui la brûle. On lui a appris le bien, elle s'y tient et s'y tiendra.

Je ne dirai rien de l'enquête quasi policière, menée par l'ex-juge du Parti. Je ne vous raconte rien de l'issue surprenante de cette quête haletante et silencieuse, où chacune finira par se trouver. Disons seulement que la putain sauve la sainte de manière paradoxale et sans doute involontaire, en lui donnant le choix et en lui permettant de découvrir son identité spirituelle. Ouvrant son coeur, la sainte nitouche devient une sainte. C'est l'évangile tout cru.

C'est aussi un très beau film sur la Pologne, la question juive pendant la Guerre, la prégnance du catholicisme. Tout cela est traité de façon apaisé, sans que l'on ait l'impression que pour donner raison à l'un il fallait donner tort à l'autre.

mercredi 19 février 2014

L’Île / Ostrov [par RF]

[par RF] Amis lecteurs de ce blog qui vivez en France en 2014, vous avez peut-être l’impression que la laideur, l’agitation et la sottise s’immiscent partout? Et peut-être avez-vous bien raison? Je ne sais. Je vous propose une petite pause, pas tout à fait deux heures. Je vous propose de visionner l’Île (Ostrov) de Pavel Lounguine, librement inspirée du monastère de Valaam dont je vous parlais l’an dernier. Double-cliquez pour le voir en plein écran.

L’Île / Ostrov (streaming)

dimanche 16 février 2014

Pas touche aux enfants !

Vous avez sans doute vu sur Internet telle ou telle vidéo de Farida Belghoul, communiquant sur l'horreur de l'enseignement du genre à l'Ecole. Elle a organisé les journées de retrait des enfants et grâce à une pluie de SMS, elle a fait reculer le gouvernement... en désordre là dessus, Najat prétendant que "le genre ça n'existe pas" (comme elle n'en était pas tellement convaincue elle-même elle l'a répété trois fois) et Vincent - moins imaginatif - jurant ses grands dieux que jamais, au grand jamais on n'avait parlé ou on ne parlerait du genre dans les écoles dont il était responsable.

Je l'ai invitée à s'exprimer au Centre Saint-Paul mardi prochain, à 20H15, avec une idée simple. Aujourd'hui l'Etat corrompu salit tout ce qu'il touche. Il faut dire aux hommes politiques : pas touche aux enfants ! Ils n'ont pas besoin de vous pour construire leur identité sexuelle.

L'Etat fait tellement mal ce qu'il doit faire, il a tellement de peine à assurer la prospérité minimale, la sécurité la justice et la vie commune. Qu'il n'aille pas s'inventer en éducateur très spécial sur l'air de "Tu ne sais pas quel est ton genre, mais je vais te le dire".

samedi 15 février 2014

Vintage inside [par RF]

L'usus antiquor, un truc de vieux?
Très Saint Père, la plupart de vos prêtres
traditionalistes n'étaient seulement pas
nés lorsque votre prédécesseur Paul VI
a promulgué son missel. 
[par RF] Depuis 45 ans les traditionalistes ont mené une sacrée «bagarre» grâce à laquelle la messe selon l’usus antiquor est passée d’empêchée à tolérée, puis de tolérée à autorisée. C’est, au-delà des textes officiels de l’Eglise, une question d’ambiance.

Avec le pape François, on semble cependant revenir d’un coup à la case départ des années 70, quand on nous disait que l’ancienne messe était un truc de vieux. Amis lecteurs, voici ce qu'un archevêque tchèque rapporte de sa visite ad limina, le 14 février 2014 à Rome, sur Radio Vaticana.
Mgr Jan Graubner: «Lorsqu’il a été question de ceux qui sont contents de l’ancienne liturgie et qui reviennent vers elle, il était clair que le pape parle avec grand amour, avec attention et affection envers chacun, pour ne blesser personne. Malgré cela, il s’est exprimé de manière assez forte, quand il a dit qu’il comprend chez l’ancienne génération qu’elle retourne vers ce qu’elle a vécu, mais qu’il ne peut pas comprendre la jeune génération qui se tourne vers elle. «Quand je me pose la question plus concrètement – a ajouté le pape – je conclus que c’est une sorte de mode. Et puisque c’est une mode, c’est une chose qui passera, à laquelle il ne faut pas tellement faire attention. Mais il faut garder de la patience et de la bienveillance envers ceux qui sont tombés dans cette mode. Cependant je pense qu’il faut aller au fond des choses, parce que tant que nous n’irons pas au fond, aucune forme liturgique ne nous sauvera, ni l’une, ni l’autre.»
PS – La version que je donne est due au DrZ, depuis l'original tchèque trouvé via Rorate Caeli.
Arcibiskup Jan Graubner: «… když byla řeč o těch, kteří mají rádi starou liturgii a vrací se k ní, bylo patrné že papež mluví s velikou láskou, pozorností a citlivostí vůči každému, aby nezranil. Kromě toho měl však i poměrně silný výraz, když řekl, že u staré generace tomu rozumí, jestli se vrací k něčemu, co zažila, ale že není schopen pochopit mladou generaci, která se k tomu vrací. »Když se ptám konkrétněji a víc – dodal papež – zjišťuji, že je to spíše jakási móda. A pokud je to móda, tak je to věc přechodná, které není potřebné věnovat tolik pozornosti. Jenom je třeba s určitou trpělivostí a laskavostí se chovat k lidem, kteří propadli určité módě. Považuji však za obrovsky důležité jít na hlubinu, protože pokud nepůjdeme do hloubky, tak nás nezachrání liturgická forma ani taková, ani taková».

La dignité de l'homme Breivik : une horreur

On apprend dans le dernier numéro de Libération que Anders Breivik, l'homme qui, en Norvège a tué 77 personnes, huit par une bombe qu'il a mis un an à fabriquer en douce et 69 à l'arme à feu (la plupart de ces 69, massacrés sur l'île d'Utoya durant un camp de la jeunesse travailliste, étaient des adolescents), eh bien ! cet individu menace de faire une grève de la faim. Il estime que l'on ne respecte pas sa dignité. Voici ce que nous apprend le journal, je cite :
"Il réclame notamment le remplacement de la Playstation 2 mise à sa disposition par une PS3 «avec accès à des jeux pour adulte que je peux moi-même choisir», et de sa chaise de bureau «douloureuse» par un sofa ou un fauteuil.
«Les autres détenus ont accès à des jeux pour adulte alors que je n’ai le droit de jouer qu’à des jeux pour enfants d’un moindre intérêt. Un exemple est Rayman Revolution, un jeu [d’aventure dont la suite s’appelle "La grande évasion", ndlr] conçu pour des enfants de trois ans», écrit le tueur âgé de 35 ans."
La question est simple : peut-on parler d'une dignité de cet homme qui n'a jamais eu un mot de regret et qui est manifestement prêt à recommencer à la première occasion, cherchant d'ailleurs d'ores et déjà à susciter des vocations dans la "jeunesse fasciste" ? Pour moi (comme pour Thomas d'Aquin d'ailleurs) cette dignité, l'homme Breivik l'a perdu et il ne peut la retrouver que par le repentir - mais un vrai repentir, pas une déclaration larmoyante et calculée. Souvenons-nous que le Bon larron sur la croix dit à son acolyte : "Nous c'est justice, lui il n'a rien fait".

Je crois que dans ce genre de cas extrême (il s'agit au fond d'un serial killer, ivre du sang humain et du pouvoir que cela donne de le répandre, comme l'explique très bien Obertone dans le livre qu'il a consacré à cette affaire), la peine de mort est une question de dignité. Il est évident qu'un tel individu a perdu sa dignité d'homme et que la seule manière pour lui de la retrouver, c'est d'être mis face à sa propre mort, en un point de la vie où les mensonges ne sont simplement plus possibles.

Attention ! Il ne s'agit pas de tuer Breivik comme on écrase une bête malfaisante : ce serait monstrueux. On ne répond pas à la cruauté par la cruauté. Il s'agit pour la société de le juger et de s'en débarrasser car il constitue actuellement un danger pour elle. Et il s'agit, pour le condamné, de tenter de retrouver ce qu'il a perdu - non pas l'image de sa dignité, Dieu sait qu'elle est présente dans son esprit cette image, mais la réalité de sa dignité perdue. Je ne vois pas qu'il y parvienne autrement que par une prière, ce qui marque bien que dans les situations extrêmes on ne peut pas oublier que nous sommes des créatures et que nous avons un Créateur, quel que soit le nom qu'on lui donne.

Si vous m'accordez que l'on peut perdre sa dignité par un acte particulièrement atroce dont on ne parvient pas à se sortir mentalement (cas de Breivik), alors vous reconnaissez (avec saint Thomas) que la dignité de l'homme n'est pas inconditionnelle. Elle est essentielle comme dit très bien Laurent Dandrieu. Elle est partie intégrante de l'oeuvre créatrice divine. Mais elle peut se perdre existentiellement (ce qui explique et justifie théologiquement l'enfer : comment Dieu peut-il laisser en enfer des êtres humains qui auraient toute leur dignité de créatures ?).

Je voudrais préciser, à propos de la peine de mort qu'il ne peut s'agir que d'une exception. Notre société est tellement sale qu'elle aura du mal à produire une Justice capable de l'appliquer humainement. Raison pour laquelle, par précaution aujourd'hui, il vaut sans doute mieux être contre la peine de mort. Mais peut-être avec telle exception que les juristes formuleront et que le cas Breivik, parmi quelques autres dans le monde, en particulier des serial killers, me semble appeler.

Comme Camus, dont j'admire profondément non seulement l'oeuvre mais surtout la volonté de vérité, je crois que l'on ne peut parler de dignité qu'en faisant la part du mal. Chacun d'entre nous, dans le péché grave, nous pouvons perdre quelque chose de notre dignité. C'est ce que Camus appelle dans le texte que j'ai cité, "une culpabilité raisonnable", culpabilité personnelle que nous ne devons jamais perdre de vue, sous peine de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas. Si vous croyez qu'il ne faut pas parler du péché, pensez à Breivik : c'est un homme, qui fut un fils unique choyé par sa mère, ayant eu beaucoup de mal à quitter le domicile de maman (il ne le quitte que pour mener son action criminelle) : pour cet enfant gâté, manifestement, le péché n'existe pas. C'est un pur produit de l'Interdit d'interdire soixante huitard - avec régression à une sorte de stade infantile, qui rend son crime non pas parfait mais absolu.

Enfin, pour ceux qui trouveraient que mon titre est "une horreur", je voudrais souligner qu'en tant qu'être humain, un serial killer de la trempe de Breivik garde une image de dignité (parce qu'il se présente comme un être humain) mais cette image subsistante ne correspond manifestement pas actuellement à une réalité intérieure... Avec ce genre de personnage, c'est de l'apparence qu'on est dupe trop souvent : souvenons nous du pépère Fourniret - oh ! un père tranquille apparemment - souvenons-nous de sa colère lorsqu'il a aperçu, durant son procès, dans la salle d'audience, la seule de ses petites victimes restée indemne par miracle.

jeudi 13 février 2014

La dignité humaine, Laurent Dandrieu et le Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat, réuni ce matin en plenum autour du cas Vincent Lambert, s'est contenté de demander un complément d'expertise médicale. Pas d'appel à la dignité humaine cette fois. Mais on sait que cette invocation est devenu l'argument-massue des partisans de ce permis de tuer que l'on a... rebaptisé "droit de mourir dans la dignité" justement. On nous parle de dignité de l'homme. De quelle dignité s'agit-il ? Et quelle est la conception chrétienne de la dignité humaine ?

Dans le post précédent (trop long je m'en excuse), j'ai développé l'idée que la dignité humaine au sens chrétien du terme ne faisait jamais abstraction du mal ni des conditions de conflit dans lesquelles surgissait, impérieuse, l'obligation de respect en quoi consiste cette dignité. Et j'ai cité la fin de la préface d'Albert Camus à L'homme révolté à ce sujet. J'ai opposé la conception chrétienne de la dignité humaine, qui ne fait jamais abstraction du mal et la conception moderne de la dignité de l'homme, qui s'inscrit dans l'optimisme de principe qui est celui des Lumières : l'homme est nécessairement cet être rayonnant d'autonomie et de liberté que présentent les philosophes du XVIIIème siècle. Il est CA, ou il n'est plus rien, même pas un homme. Sa dignité est inconditionnelle.

Laurent Dandrieu, qui est depuis longtemps l'un de mes meilleurs critiques (il faut beaucoup d'amitié pour tenir ce rôle), m'envoie sur ces entrefaites un texte dans lequel il me reprend, en se référant, lui, à Chantal Delsol. Voici le texte de Laurent :
Il me semble, cher monsieur l'abbé, que la problématique est rigoureusement inverse de ce que vous dites : la dignité selon les modernes n'est pas du tout inconditionnelle ; elle est au contraire indexée sur l'idéal purement humain et progressiste de perfection, ce qui entraîne que chaque déchéance ou faiblesse (pauvreté, maladie, vieillesse) est un scandale qui entache sa dignité… C'est parce que le trisomique est moins digne que l'enfant "normal" qu'on pourra l'éliminer avant sa naissance, et le grabataire moins digne que l'octogénaire sportif et multilifté qu'on pourra l'euthanasier la conscience tranquille. En revanche c'est notre credo à nous de considérer que la dignité de l'homme est inconditionnelle, parce qu'elle lui est conférée de toute éternité par sa condition d'enfant de Dieu, qu'aucune blessure ni aucun péché ne peut atteindre. Il me semble faux à cet égard de dire, comme vous le faites, que l'homme doit tendre vers la dignité : il doit simplement, malgré ses faiblesses ou son péché, tenter de se hisser, avec la grâce de Dieu, à la hauteur de cette dignité ontologique que Dieu lui a conféré en le créant. 
Par ailleurs, dans un débat anthropologique avec nos adversaires, je ne pense pas qu’il soit très opérant de placer le débat sur la question du péché, qui leur est étrangère. Le seul débat possible avec eux, me semble-t-il, est : est-ce que les misères de l'homme (pauvreté, maladie, handicap, vieillesse) atteignent l'homme dans sa dignité, à tel point qu'à un certain stade, le "reliquat" de dignité est tellement faible qu'il ne vaut plus la peine de vivre ; ou est-ce que la dignité de l'homme est telle qu'elle est inatteignable par ces misères, et que c'est la faiblesse et l'égoïsme de notre regard qui ne nous permettent plus de voir l'essentielle dignité qui persiste dans le pauvre, le malade, le mourant - et qui non seulement y persiste, mais y croît en le rendant plus cher au cœur de Dieu ?
Je suis heureux de publier ce texte d'abord à cause de son extrême clarté, ensuite parce qu'il nous découvre une piste qui nous permettra, je pense, de nous mettre d'accord sur ce sujet qui va devenir un sujet capital.

Pour ne pas trop allonger ce post, je renvoie mes commentaires au suivant... Très bientôt.

dimanche 9 février 2014

L'euthanasie, la tolérance et la dignité humaine

L'Evangile que nous lisons demain dans l'Extraordinaire rite que j'ai l'honneur de célébrer est la parabole du bon grain et de l'ivraie. Peut-on reconnaître si facilement que cela la bonne herbe et la distinguer de la mauvaise ? "Laissez les pousser ensemble jusqu'à la moisson" nous demande le Christ. On peut comprendre cet ordre, avec toute la tradition latine d'Augustin à Thomas d'Aquin comme une magnifique leçon de tolérance chrétienne : il faut laisser vivre les méchants avec les bons, car nous ne savons pas qui sont les bons et qui les méchants. Dieu seul est juste.

La tolérance en effet n'a de sens véritable que dans la perspective du Jugement dernier où le Christ jugera par sa propre justice tous ceux qu'il a tolérés jusque là. La Moisson dont il est question dans la Parabole, c'est ce jugement... seul vraiment légitime : "Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés" nous demande le Christ. "Seul Dieu sonde les reins et les coeurs". Seul Dieu peut vraiment rendre à chacun ce qui lui est dû. Quant à nous, pauvres humains, nous nous trompons sur tout le monde : surtout n'exerçons la justice que de manière juridique, pour maintenir l'ordre dans la Cité, mais sans jamais imaginer que nous sommes capables de dire vraiment le bien et le mal commis par autrui. Le Juge doit se pénétrer de l'idée qu'il n'est pas à son poste pour être juste, mais pour défendre la justice (et le bien commun) dans la société.

En écrivant ces lignes un peu sèches sur l'Evangile de demain, je pense à une amie, fidèle lectrice de ce blog, qui doit faire face concrètement au mystère du mal - à la maladie d'un être cher, à sa mort qui se profile au loin. Le mal pour elle n'est pas une abstraction mais une amertume. Le fait que Dieu puisse tolérer le mal dans sa création, elle le ressent au plus profond d'elle-même et chacun d'entre nous, nous sommes amenés à faire cette expérience en autrui ou en nous à un moment ou à un autre. Pourquoi Dieu tolère-t-il le mal ?

- Pourquoi serait-il stupide de nous révolter ?
- Notre révolte in-tolérante serait pire que le mal, quelque chose comme un refus de ce que nous sommes, une négation de nous-mêmes.

La tolérance du mal, je n'hésite pas à écrire que c'est le coeur de la mission du Fils de Dieu. Cette tolérance du mal, il ne la décrète pas comme une loi, il la vit comme la seule réalisation intégrale du bien sur cette terre. Sa mort sur la croix - qui est son heure - n'a pas d'autre sens que de nous montrer que tout bien ici bas passe par la tolérance du mal.

Il aurait pu nous racheter de mille et une manières. C'était à lui, Fils de Dieu, de fixer le prix de ce rachat. En ce sens, Thomas d'Aquin écrit dans l'Adoro te qu'une seule goutte de son sang peut sauver l'univers entier (totum mundum)... Mais comme dit saint Paul, il ne nous a pas apporté un salut low cost, il a voulu nous acheter cher. Au prix de ses souffrances, de son humiliation, de son sang versé jusqu'au bout. Leçon de tolérance maximale pour tous ceux qui, sécuritaires,  prônent une impossible tolérance zéro, au risque... inaperçu, de détruire l'humanité.

Lorsque nous souffrons, nous, il me semble que nous n'avons qu'une chose à faire : accepter, supporter, tolérer, c'est-à-dire... le regarder, Lui, souffrir, entendre le marteau qui tape, tenter de ressentir le clou qui s'enfonce dans son membre percé. Non pas par esprit morbide ou masochiste, mais parce que ma souffrance offerte dans le Christ crucifié est le moyen de la victoire sur la mort, la source de tout amour durable. Collé sur la croix, le mal est transsignifié, il se transforme en bien par l'amour qui trouve la force de l'offrir, il nous transforme en dieux, en fils et filles de Dieu, en frères et soeurs du Christ par la grâce qui nous vient du côté transpercé du Crucifié.

Je pense aux polémiques sur la fin de vie et à cette nouvelle scie de la "dignité de l'homme", au nom de laquelle on va faire gagner des millions à la Sécurité Sociale (les millions du trou), en envoyant les gens ad patres, sans passer par la case souffrances.

Pourquoi souffrir ? nous demande-t-on. La souffrance est contraire à la dignité de l'homme. On tue un animal pour éviter qu'il souffre. On va tuer les humains plus vite pour leur éviter l'indignité de la souffrance. Non, on ne vous laissera plus mourir tranquilles, on vous volera votre mort d'homme debout, de femme courageuse et aimante. Vous mourrez dès que votre dignité se trouvera compromise. La souffrance n'a aucun sens. Le mal non plus. La tolérance (du mal et de la souffrance) non plus.

Une société qui a délibérément renoncé à ces valeurs chrétiennes qui l'ont pourtant fait tellement grandir, est une société qui ne peut plus supporter la souffrance. Les chrétiens sont les seuls à trouver dans le Christ un usage (et quel !) à cette chose horrible. Ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont plus n'ont-ils pas quelque excuse à n'y rien comprendre ?...

Et d'un autre côté, la dignité de l'homme exclut-elle la souffrance et vaut-elle la mort immédiate, la bonne mort eu-thanasia ? Si nous n'acceptons de voir que cette dignité de notre Ego, si nous refusons de voir toutes nos indignités réelles, nos péchés, nos ingratitudes, nos lâchetés... Si nous ne nous voyons nous-mêmes qu'en beauté, qu'en bonté... Ego, pulcher, bonus etc. alors sans doute vaut-il mieux mourir pour ne garder que ce tableau de dignité qui s'est substitué dans notre esprit à notre vie réelle. Mais nous savons bien que cette conviction de notre propre excellence n'est qu'un tableau, un artefact, fait de pensées humaines, trop humaines, qui n'a que peu de rapport avec notre vie réelle. Au fond comme dit Thierry Bizot dans son témoignage de catholique anonyme, "nous sommes tous des bras cassés". Notre souffrance, acceptée, offerte, ne peut que nous faire grandir. Mais pour comprendre cela, il faut nous accepter nous-mêmes comme ce que nous sommes : petits.

Dans cette perspective, oserais-je dire (anticipant sur la décision du Conseil d'Etat dans l'affaire Vincent Lambert) que la dite "dignité de l'homme" est une vaste c..de sans cesse contredite par le mal et la mort ? Et par la vie elle-même, notre vie... Non sum dignus ! nous fait dire l'Eglise avant chacune de nos communions. Je suis indigne ! Et je dois m'accepter tel (encore un acte de tolérance, et pas forcément facile). Il n'y a pas de dignité inconditionnelle de l'homme. Il y a l'image de Dieu qui est en lui et son indignité, qui est lui.

Cette complexité est-elle accessible aux seuls chrétiens, qui distinguent en toutes choses l'ordre de la nature (blessée) et celui de la surnature (lumineuse) ? Je ne crois pas. Il suffit de concevoir que le miracle de la vie est plus grand que le sujet qui l'exerce... et peut l'exercer mal. Dans sa préface à l'Homme révolté, Albert Camus parle de "culpabilité raisonnable". Je dois percevoir mon indignité, je dois éprouver ma "culpabilité raisonnable" pour saisir la dignité infinie de la vie qui est en moi et qui n'est pas moi. Je cite :

"L'homme est la seule créature qui refuse d'être ce qu'elle est. la question est de savoir si ce refus ne peut l'amener qu'à la destruction de soi-même et des autres, si toute révolte doit s'achever en justification du meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le principe d'une culpabilité raisonnable".
En invoquant "la dignité de l'homme" de façon unilatérale, oubliant ou faisant semblant d'oublier ma culpabilité raisonnable et postulant mon innocence intégrale de Sujet impeccable, j'en viens à justifier, au nom de cette dignité postulée, le meurtre de moi-même lorsque la réalité de ce moi n'est plus conforme à cette image de dignité (suicide, assisté ou non) et même, par extension je justifie "le meurtre universel", tant pratiqué par toutes les idéologies, au nom justement de cette dignité de l'homme ; au nom de la correspondance obligatoire de chacun à l'image que se font de cette dignité de l'homme les vainqueurs de l'Histoire.

Au fond, pour chacun d'entre nous, le plus grand des péchés est de croire en son innocence...

Cette dignité de l'Homme sans le mal, sans la souffrance apparaît dans les faits comme profondément inhumaine.

Thomas De Koninck a mille fois raison de préférer à l'expression préfabriquée "dignité de l'homme" cette autre, attestée par des siècle de christianisme : la dignité humaine (cf. l'essai qu'il a publié sous ce titre aux PUF). La dignité humaine est la dignité des êtres humains non pas SANS mais DANS le mal, la souffrance et la mort. C'est l'acceptation de cette dualité qui est constitutive de notre condition créée et de notre dignité véritable, profondément tissée de nos indignités, tant il est vrai que, comme dit le Pseudo-Denys, ici-bas "le mal est le compagnon du bien".

Vouloir éliminer le mal, pour sauvegarder une prétendue impeccable dignité de l'homme, au nom de laquelle on devrait le tuer (ou au moins l'assister dans son suicide), c'est manquer à la nécessaire tolérance, c'est entrer trop tôt dans le champ de la parabole et détruire le bon grain en croyant supprimer l'ivraie.

Dernière remarque, qu'il faudrait creuser : le drame vers lequel fonce le Conseil d'Etat réuni en assemblée solennelle jeudi prochain pour Vincent Lambert mais qui, depuis l'interdiction en deux heures du spectacle de Dieudonné n'arrête pas d'agiter la dignité de l'homme comme critère ultime sans jamais la définir, c'est qu'il prétend dire ce qui est juste (la dignité de l'homme) alors qu'on lui demande simplement de faire du droit, c'est-à-dire en bon thomisme de déterminer la loi humaine universellement applicable. Le moralisme est à nos porte. Il sera immédiatement juridicisé, interdisant toute contestation. Attention par exemple au futur délit d'entrave à l'euthanasie.

La nouvelle moraline sera pire que l'ancienne, non plus émolliente comme le fut le faux christianisme bourgeois désigné par Nietzsche sous ce terme, mais carrément toxique... Destructrice.

vendredi 7 février 2014

Lévi-Strauss contre-révolutionnaire

La question du genre qui nous occupe en ce moment participe d'une tentative historique visant à rationaliser l'homme, à normaliser ses comportements, à gérer son destin dans toutes ses dimensions. Cela dépasse infiniment les médiocres qui nous gouvernent, c'est une tendance lourde, dont j'essaie d'expliquer dans l'Histoire du mal qu'elle remonte tout bêtement au péché originel. L'arbre du bien et du mal représente le premier culte de la Raison, comme je l'explique dans le chapitre 3 de mon livre (autopublicité gratuite).

Il me semble que, sans les références bibliques, Lévi-Strauss a compris la même chose. Je cite un texte que vient de m'envoyer l'un de mes anciens élèves :
"La Révolution a mis en circulation des idées et des valeurs qui ont fasciné l'Europe puis le monde, et qui procurèrent à la France, pendant plus d'un siècle, un prestige et un rayonnement exceptionnels. On peut toutefois se demander si les catastrophes qui se sont abattues sur l'Occident n'ont pas aussi là leur origine.
En quel sens ?
Parce qu'on a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu'elle est faite d'habitudes, d'usages, et qu'en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition, on réduit les individus à l'état d'atomes interchangeables et anonymes. La liberté véritable ne peut avoir qu'un contenu concret : elle est faite d'équilibres entre des petites appartenances, des menues solidarités : ce contre quoi les idées théoriques qu'on proclame rationnelles s'acharnent; quand elles sont parvenues à leurs fins, il ne leur reste plus qu'à s'entre-détruire. Nous observons aujourd'hui le résultat."
Claude Lévi-Strauss - De près et de loin (1988).
Voilà un texte admirable. Je n'en connais d'équivalents que sous la plume d'Albert Camus. Je crois que Claude Lévi-Strauss exprime là le fond du combat de la Manif pour tous.

jeudi 6 février 2014

Le Salon Beige nous interpelle

Ce qui est extraordinaire sur la Toile, c'est la rapidité et la facilité de nos échanges. J'avoue que j'ai été un peu étonné de prime abord lorsque l'on m'a dit de plusieurs côtés que "le Salon Beige" demandait des comptes au Metablog, à propos du papier de Marie-Pierre sur le gender, en sommant l'abbé de Tanoüarn de donner sa position sur le sujet.

Ma position ? Je l'ai donnée très clairement dans un post intitulé L'éducation nationale à la sexualité qui ne remonte pas à Mathusalem. Je pense que le titre suffit à indiquer ce que je pense. Dans l'immense entreprise de contrôle des populations qui caractérise de manière sinistre notre époque, la sexualité est un enjeu considérable. Aujourd'hui on s'en prend aux enfants dès la Maternelle et on les somme de se prononcer - les pauvres - sur leur "genre" c'est-à-dire sur leur masculinité et leur féminité. Gare aux plus faibles : ce pourrait être un véritable massacre des âmes. J'ai déjà eu un retour sur ce sujet, dans un des secteurs où l'on teste l'ABCD de l'Egalité. C'était sinistre. Le but ? Ce que Peter Sloterdijk, dans Le Parc humain, appelle La domestication de l'être. Quant à moi, j'ai employé l'expression "tenir la France par le sexe". Le texte de Paula dans le Salon Beige m'a donc un peu surpris. Je vous en fais juges en le citant intégralement ici (même dans ce qui risque de flatter mon ego, qui n'a pas besoin de ça) :
Nous avons un certain faible pour le blog de l'abbé de Tanouarn, essentiellement quand c'est lui qui écrit. Sa réflexion de haut niveau embrasse large, et ne se laisse jamais embourber dans les ornières d'une pensée unique catholique qui tient parfois lieu de prêt-à-répondre dans "nos" milieux.
Nous restons tout de même quelque peu interdits à la lecture de la note d'une certaine Marie-Pierre, parue vendredi 31, et qui semble remettre en cause la véracité des projets sur le fond diaboliques de déconstruction mentale de l'espère humaine promus par l'Education nationale. Nous ne citerons pas d'extraits mais renvoyons le lecteur au métablog en suivant ce lien.
Nous apprécierions beaucoup que l'abbé de Tanouarn, directeur du blog, précise sa propre pensée sur le sujet. 
Paula Corbulon
Chère Paula, j'espère que ce que je viens d'écrire vous satisfait.

Ce metablog, il est vrai, est rédigé par plusieurs personnes, et dirigé par deux individus : celui qui signe le webmestre et moi-même. Nous nous connaissons depuis quinze ans. Nous ne sommes pas toujours tout à fait sur la même ligne, mais nous nous comprenons et il a des compétences techniques que je n'ai pas. Marie-Pierre, quant à elle, est très liée à notre webmestre (vous me permettrez de ne pas préciser comment). Elle intervient depuis quelques années déjà sur les questions d'éducation. Institutrice passionnée par son métier, elle a défendu sa profession (j'allais dire : sa corporation) dans le post que vous incriminez, en soulignant que l'enseignement du gender à l'Ecole primaire ne peut pas se réaliser si simplement que cela concrètement sur le terrain. Mais au fond, c'est ce que semble avoir réalisé notre ministre de l'Education nationale, revenant à la fois sur les déclarations européennes sur lesquelles il se fondait et sur ses propres interventions lors de visites "surprises" de certaines classes pilotes. Je n'aurais certainement pas écrit ce qu'a produit Marie-Pierre, ne serait-ce que parce que je ne suis pas instituteur et que je ne connais pas ce monde de près, mais je crois que la vérité n'est pas unilatérale et que chacun est capable de le comprendre, en recevant des témoignages divers, selon les différents témoins qui prennent la parole. Peut-être faudrait-il que j'interdise le metablog au moins de 16 ans? Je vais y réfléchir. Mais je crois que pour la majorité écrasante de nos liseurs, cette diversité (qui est une liberté réelle) ne pose pas de problème majeur.

Cela étant, chère Paula, je n'avais pas encore aperçu votre signature sur le Salon Beige (ce qui montre bien quel étourdi je suis). Je serais ravi de faire votre connaissance et je vous remercie de tout coeur de vous être associée à cette oeuvre incomparable d'information et de résistance que constitue ce site du Salon beige, véritable alternative à l'information officielle, passée à la moulinette de l'AFP.

samedi 1 février 2014

C'est le péché qui convertit

Chers amis metablogueurs, je vous mets sous les yeux un entretien sur mon dernier livre paru dans le numéro de janvier de Monde et Vie...
M. l’abbé, vous venez de publier Une histoire du mal, aux éditions Via romana. J’ai cru comprendre que, sous ce titre, vous entendiez traiter du problème du mal. Mais sur un tel sujet – un sujet aussi rebattu - vous avez vraiment du nouveau à apporter ?
Je crois qu’il y a moyen de proposer au lecteur une approche enfin radicale de la question. 

Aujourd’hui les théologiens, à la suite du Père Jean-Miguel Garrigues, sont très soucieux d’insister sur le fait que Dieu est innocent du mal, dont il n’aurait même pas connaissance. On est dans une culture de l'excuse ! Mon postulat de départ est exactement inverse : c’est le péché de l’homme qui a entraîné Dieu à se faire homme et à vouloir mourir sur la Croix, pour partager avec nous tout le mal du monde. Il aurait pu nous racheter autrement. Il a pris au sérieux, il a pris au tragique l’existence du mal, il en a pris... sa part de responsabilité au point de vouloir en subir les affres dans son humanité. Voilà la réponse chrétienne, telle qu’elle est enseignée par Thomas d’Aquin. 

Duns Scot et tant d’autres, eux, veulent faire du mal une simple question académique, une « problématique » consciencieusement posée, qui ne change rien à rien, suscite au mieux l’indifférence, au pire le scandale, par des « explications » toutes marginales. En contraste avec les finasseries des théologiens, la réponse christique est la seule qui apparaisse à la hauteur de la question. Sur ce point les philosophes aussi se sont égarés, un Platon disant que le mal est « seulement une ignorance », un Spinoza expliquant que le bien et le mal ont la même nécessité et que l’Etat peut ordonner le mal sans qu’on ait le moindre droit de désobéir.
Votre livre, excusez-moi, ce n’est pas une histoire du mal, c’est un cours de morale que vous nous administrez ?
Aristote a longuement expliqué à Platon que la morale ne s’enseigne pas. Je n’en ferai donc pas un cours mais une histoire, l’histoire du mal, qui, à tout moment, peut se changer en bien. Quand le mal n’a plus d’histoire, c’est l’enfer, l’immobilisation, la pétrification définitive  dans le mal. La Bible, Ancien et Nouveau Testament, nous offre une longue histoire du mal et nous présente les moyens à prendre pour s’en délivrer. 

Pourquoi les cours de morale ne servent à rien ? Parce que l’homme ne maîtrise jamais la connaissance du bien et du mal. Il découvre le bien et le mal en quelque sorte à l’instinct, et, comme le disait déjà Aristote, dans une sorte de divination (Rhétorique 1, 13). Comment voulez-vous donner un cours de divination ? Le Serpent a prétendu donner ce cours à Eve ; on sait ce qu’il est advenu quand elle a commencé à goûter de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et à en offrir à Adam… « Leurs yeux se sont ouverts et ils ont vu qu’ils étaient nus… ». 

Bref c’est le début des « emmerdements », auxquels ils réagissent en se faisant immédiatement des vêtements avec ce qu’ils ont sous la main : les feuilles de figuier. Ainsi, dès l’origine, le calcul, la volonté de « savoir » déchaîne non pas la sexualité qui est naturelle, mais une violence sexuelle, qui oblige Adam et Eve à la pudeur… Vous me reprochez de donner un cours de morale ? Alors il est vrai que je fais l’éloge de la pudeur, cette passion proche de la peur, qui intercède pour l’humanité de l’homme et qui exprime la fragilité de l’esprit face aux emballements de la chair.
Est-ce que ce livre constitue une parenthèse dans votre travail ou bien s’inscrit-il dans la suite logique de vos précédents ouvrages ?
Je me situe dans la perspective ouverte dans mon livre précédent Parier avec Pascal, dont le dernier chapitre aborde le problème du mal, en en faisant la clé du Pari. Il faut parier, oui, parier sur Dieu c’est évident, ne serait-ce que pour être meilleur, pour ne pas nous laisser déborder par l'étrange puissance du mal, ne serait-ce que pour échapper à la médiocrité de nos calculs à la petite semaine. 

Par ailleurs, dans le Cajétan comme dans le Pascal, j’avais étudié ce que Bruno Pinchard appelle le dédoublement de la raison. C’est un fil rouge que je continue à dévider ici. Il ne faut pas réduire l’intelligence à la raison. La raison procède par identification ou par identités successives : a = b ; b = c ; donc a = c. Mais il y a beaucoup de domaines de l’existence, à commencer par les plus quotidiens, dans lesquels on ne peut rien mesurer. Il est donc impossible, en l'absence de mesure d’établir la moindre identité, la moindre égalité. L'intelligence est-elle sans ressource quand elle ne peut plus établir l'identité entre deux choses ou entre deux idées, pour obtenir une démonstration ? Non ! Reste à procéder par des ressemblances, des analogies. L’intelligence analogique est la seule capable de s’intéresser à l’immense domaine spirituel. 

Prenons un exemple : quelle réponse la raison (avec son identité et ses démonstrations) peut-elle apporter à la grande question du bien et du mal ? Aucune. Pour répondre, nous devons convoquer l’intelligence méditative et, selon l’ordre de Pascal à sa sœur Gilberte, « ne jamais perdre pendant un temps trop long la grande pensée de la ressemblance ». Le bien ne se démontre pas. Il s'estime. Le mal ne se prouve pas, il se ressent. La volonté de savoir dans le domaine de la morale ne parvient jamais à ses fins. D’où la nécessité pratique de la foi ! Et de l'amour : mais qu'on le veuille ou non, c'est la même chose.
Pourquoi le Caïn de Coypel sur la couverture de votre Histoire du mal ?
Regardez bien son regard et vous comprendrez tout. Caïn fratricide obtient la miséricorde et la protection de Yahvé. Ses yeux se sont ouverts. Ils sont éperdus de reconnaissance et encore mouillés de peur. Son horrible péché, son fratricide l’a converti !
(Propos recueillis par Louise Labrunie)


Guillaume de Tanoüarn, Une histoire du mal, éd. Via romana 2014, 278 pp. 24 euros (à commander franco de port au Centre Saint Paul, 12 rue Saint Joseph 75 002 Paris)

Merci à Louise Labrunie dont les critiques m'ont permis d'améliorer ce texte !