mardi 29 avril 2014

Kundera, le voyeur impassible

Milan Kundera a-t-il écrit tout ce qu'il avait à dire dans L'insoutenable légèreté de l'être, ce roman qui a été porté à l'écran, avec Juliette Binoche dans le rôle de Teresa? Il me semble que son dernier opus La fête de l'insignifiance montre que son diagnostic est de plus en plus vrai : ceux qui survivent dans la société actuelle sont ceux qui sont capable de supporter cette légèreté insoutenable de l'être moderne. Sauf que dans L'insoutenable, il y avait une issue : le super dragueur (Tomas) surpris, désorienté par l'amour exclusif de Teresa, finissait par s'assagir. La leçon n'était pas : ils se marièrent et ils eurent beaucoup d'enfant, car à la fin du roman un accident de voiture vient interrompre le lever du bonheur... Mais enfin ça en prenait tout le chemin ! Dans La fête de l'insignifiance, il n'y a pas de chemin. Ce qui est recommandé : la bonne humeur, une bonne humeur inaltérable, feinte au besoin, qui permette à ces célibataire jouisseur déjantés désenchantés de dépasser le stade de la gueule de bois permanente.

Le seul rapport un peu profond entre deux personnages dans ce dernier roman est la relation que tisse Alain avec sa mère. Détail : cette relation est purement onirique, même si elle prend beaucoup de place dans sa vie. Il n'a pas vu sa mère depuis qu'il a dix ans et qu'elle est partie, sans explication. Il se contente donc, le bon Alain de vivre devant sa photos et d'imaginer des destins à cette mère de rêve : suicide raté, meurtre réussi etc. Quelle vie !

L'histoire se passe au jardin du Luxembourg et dans quelques appartements friqués du Sixième arrondissement. Les personnages y promènent avec nonchalance ou vanité leur... insignifiance. Une bouteille de cognac millésimée tombe du haut d'une armoire pour signifier... que tout est rien. Les gens font la queue pour voir les expositions si courues de l'Orangerie du Château. Rien qu'à voir leur tête on devine qu'ils sont là, pas pour Chagall, non, Chagall est le prétexte qui permet de passer le temps. Ramon n'a pas envie de faire la queue : "Allons dans le parc, je me sens mieux. Bien sûr, l'uniformité règne partout. Mais dans le Parc, elle dispose d'un plus grand choix d'uniformes. Tu peux ainsi garder l'illusion de ton individualité...". Suit une conversation sur l'érotisation récente du nombril féminin, qui est justement ce qui est le moins féminin et le moins personnel. Le triomphe de l'uniformité.

Il est comme cela Kundera, voyeur impassible, parce qu'il préfère rire tout seul... En cachette. Ses meilleurs lecteurs doivent pourtant l'entendre rire. Ce rire est la preuve que l'intelligence n'est pas encore morte, et que la plaisanterie (que cultivait Staline, qui s'invite d'ailleurs et pas incognito à cette fête de l'insignifiance) a encore, quel que soit le régime, de beaux jours devant elle. Même si elle doit être de plus en plus cryptée... Et réservée à un happy few qui n'habite pas forcément le Faubourg Saint-Germain.

vendredi 25 avril 2014

[Monde et Vie] Est-on en train de canoniser Vatican II ?

Je publie ici un article paru au mois de mars dans la Revue Monde et Vie
Les traditionalistes ne verront pas sans inquiétude la canonisation du pape Jean XXIII. Dans un numéro ancien de la revue Certitudes, Yves Chiron avait fait état des questions troublantes qui le traversaient en tant qu’historien. Peut-on vraiment béatifier ce pape ? J’avais quant à moi risqué un jeu de mots en parlant de « béatification malheureuse »… Que dire de la canonisation ?

Il me semble que cette canonisation, dont on sait qu’elle sera proclamée alors qu’il n’y a pas de deuxième miracle reconnu à mettre à l’actif de Jean XXIII, répond à un triple objectif:

D’abord le pape François fait fonds personnellement sur « l’esprit pastoral » de Jean XXIII, auquel il s’identifie dans une certaine mesure. Sa manière, par exemple, d’inviter le cardinal Kasper à parler lors du consistoire portant sur les divorcés remariés, cette façon que le pape a eu ensuite de trouver « très beau » un discours qui tendait à admettre les divorcés remariés à la sainte communion… sans se prononcer sur la vérité de cette perspective, voilà qui évoque le bon pape Jean, pour le meilleur et… pour le pire.

Ensuite il y a une politique de canonisation des papes récents, qui permet de sacraliser une Institution attaquée à l’extérieur (voir page ci-contre) comme d’ailleurs aussi de l’intérieur par différents scandales.

Enfin, dans le duo de canonisés constitué du pape Jean XXIII et du pape Jean-Paul II, il y a une volonté manifeste de sacraliser le Concile. Du reste, le second miracle manquant pour la canonisation de Jean XXIII, le pape François n’hésite pas à dire que « c’est la convocation du concile Vatican II ». Les traditionalistes  dénoncent et dénonceront certainement cette attitude. L’abbé de Cacqueray supérieur du district de France n’a-t-il pas dit, en parlant de ces canonisations : « Les autels construits en l'honneur de ces papes seront cassés et leurs statues seront réduites en poussière. Ce ne sont point là des pensées violentes. Les idées ne sont jamais violentes, elles sont ou vraies ou fausses » ? Je laisse à l’abbé de Cacqueray cette optimisme sidérant qui lui fait dire au XXIème siècle, après un XXème siècle idéologique et sanglant, que les idées ne sont jamais violentes. Je préfère Pascal expliquant que « la vérité sans la charité est une idole ».

Mais je n’accepte pas pour autant le laxisme dans lequel s’effectuent ces canonisations et l’association entre Jean-Paul II  (à propos duquel les dossiers de 271 faits putativement miraculeux ont été remis au Bureau ad hoc) et Jean XXIII à propos duquel on est obligé de dire que Vatican II est le miracle qui le fera saint, j

Pour autant, il importe de dépassionner le débat à propos du Concile. Les membres de la Fraternité Saint Pie X ne se rendent pas forcément compte que Benoît XVI est passé par là, que cette sacralisation de Vatican II qui était le fait de l’Après-concile est beaucoup moins apparente aujourd’hui, que les citations du Concile se font rares dans les discours officiels et surtout que l’interprétation du Concile a bien changé. Exemple ? Au cours de sa Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris dimanche 30 mars dernier, Mgr de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris, explique que, dans l’esprit de Vatican II, il faut que tous les laïcs chrétiens vivent chacun à leur mesure et à leur manière les trois conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. On est très loin des interprétations laxistes autrefois dominantes ! Il appartient aux théologiens catholiques traditionnels de continuer leur travail sur le Concile pour montrer où se trouvent les formules inacceptables et ce qu’il comporte de dangereux. Ce travail est nécessaire. Il est possible dans l’Eglise.

[Monde et Vie] Les papes sont-ils tous des saints ?

Je reprends ici un article publié dans le numéro de mars de la revue Monde et Vie 
Tous saints?
La plus vieille institution du monde est attaquée aujourd’hui dans son principe-même par l’ONU. En canonisant les papes récents, le pape régnant défend son principe. Il le sacralise. C’est ainsi que le 27 avril prochain, deux papes seront déclarés saints : Jean XXIII et Jean-Paul II.

On parle de moins en moins – hélas – de l’infaillibilité du pape. La dernière fois qu’il en a été question, c’était sous Jean-Paul II, en 1994, lorsque le cardinal Ratzinger rédigea un court texte excluant la possibilité du sacerdoce des femmes. Les quatre conditions de l’infaillibilité personnelle du pape, telle qu’elles avaient été énumérées à Vatican I (1870) se trouvait énoncées dans l’ordre où le Concile les avait énumérées. A l’époque, j’avais parlé du test antischisme : ceux qui  reconnaissaient la vérité catholique de ce document n’étaient pas schismatiques, puisqu’ils reconnaissaient le pape dans sa fonction de docteur suprême. Ceux qui se répandaient, dans La Croix par exemple, en écrivant (comme le théologien Bernard Sesbouë) que le pape « avait agité le chiffon rouge de l’infaillibilité », ceux-là, traitant cette infaillibilité comme un chiffon, montrait une propension au schisme…

C’était un autre temps.

Il semble qu’aujourd’hui on cherche à infaillibiliser non pas tel acte précis du Pontife faisant un rappel de la doctrine catholique, mais plutôt toute la vie de chaque pape, qui, comme pape, n’aurait pu que vivre saintement et aurait bien mérité la canonisation, avec ou sans les miracles nécessaires. Il s’agit de parler le langage que comprend notre époque, non pas hélas ! celui d’une vérité miraculeusement définie par le charisme de l’infaillibilité personnelle du pontife, mais celui du témoignage de vie. Face aux scandales à répétition des prêtres pédophiles, face aux contre-exemples monstrueux que représente, tout près de nous, l’abbé Maciel fondateur des Légionnaires du Christ, mort en 2008, éphébophile patenté, concubinaire et incestueux, la papauté a continué à donner l’exemple. Les papes de la sainte Eglise catholique n’ont pas perdu l’honneur.

Cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire. Dans une société chrétienne, on a pu tolérer de mauvais pape. Alexandre VI avait été nommé cardinal à 20 ans par son oncle Calixte III (1458). Rodrigo (c’était le prénom du jeune homme) avait eu six enfants avant de devenir pape. Sa fille Lucrèce, que l’on réputait scandaleuse, a fini sa vie saintement et son petit fils, François de Borgia, a été canonisé. Les extrêmes se trouvaient alors réalisés dans la même famille. A l’époque, seul le dominicain Savonarole, à Florence, premier sédévacantiste de l’histoire, avait proclamé qu’Alexandre VI, à cause de ses scandales n’était pas pape. Mais qu’en serait-il aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la papauté entend se présenter elle-même sous son meilleur jour, alors que l’extraordinaire autorité spirituelle dont jouit le Pontife romain est contestée par les Instances internationales, qui, manifestement, ne veulent plus de la concurrence romaine. Les lecteurs de Monde et Vie ont entendu parler de la récente lettre de l’ONU, condamnant le Vatican, pour tolérance indue envers les prêtres pédophiles mais aussi pour son enseignement en matière morale, sur la contraception par exemple. Ils se souviennent par ailleurs que, quelques jours avant la renonciation de Benoît XVI, la Banque d’Italie refusait d’alimenter le système carte bleue du Vatican, dont le prestigieux musée avait dû fermer pendant presque une semaine. Le lendemain de cette renonciation, les machines se remirent à fonctionner. Etrange ? Oui. Quelle pression est exercée sur le Vatican ? Nous ne le savons pas. Mais force est de constater que ces pressions existent. Elles sont publiques au moins pour partie.

Dans ce contexte, la deuxième visite du président américain Barack Obama au Vatican le 27 mars 2014 (la première avait eu lieu en 2009) est un indéniable succès de la diplomatie vaticane, qui, apparemment, est parvenue, pour l’instant, à desserrer l’étau et à sortir le plus petit Etat du monde de son isolement. On se souviendra du sourire d’Obama et du sourire du pape François (sourire que le pape n’arborait pas en recevant notre François Hollande). On se souviendra de l’inclination profonde du Président des Etats unis devant le Successeur de Pierre. La conversation a porté néanmoins sur les questions qui fâchent l’ONU, le pape défendant, à propos du refus de la contraception, le droit à l’objection de conscience. On peut dire qu’un Président américain affaibli dans son Pays comme à l’Internationale où l’échec ukrainien s’ajoute à l’échec syrien, est venu chercher l’onction pontificale, qui lui a été donnée d’autant plus volontiers que François lui-même se trouve en difficulté, la semonce de l’ONU représentant une première historique. La récente nomination du cardinal de Sydney Pell à un nouveau « ministère des finances » a dû être observé comme un autre signe positif en ce moment particulièrement compliqué.

C’est dans ce contexte troublé, qu’il faut comprendre la double canonisation de Jean XXIII et de Jean-Paul II. Et c’est dans la même perspective que Pie IX avait été béatifié avec Jean XXIII et que, malgré les résistances internationales, le 19 décembre 2009, Pie XII lui-même avait été déclaré vénérable par Benoît XVI, lequel s’était exercé avec succès, par tout un travail d’historiens, à laver ce pape du soupçon infamant d’antisémitisme. A l’époque, Benoît avait profité de l’aura de Jean-Paul II, qu’il avait déclaré vénérable en même temps que Pie XII, ce 19 décembre 2009. L’objectif était le même qu’aujourd’hui. L’institution se défend avec toutes les armes à sa disposition, y compris les siennes. Elle est condamnée à s’autocélébrer puisque personne ne le fait plus dans la société nihiliste d’aujourd’hui.

Philo à donf

Je sais ce n'est pas très commercial comme titre. A donf ? La philosophie ne fait pas recette et quand elle marche c'est pour la très intense et incommunicable satisfaction d'un happy few. Mais enfin j'ai pu croiser à la magnifique journée sur l'être organisée par l'abbé Mathieu Raffray (ibp) plusieurs  des lecteurs-contributeurs de ce blog. Je ne crois pas qu'il soit déplacé d'en parler, même si chez les tradis en ce moment, c'est juste la FSSPX - sa solitude impériale au milieu des canonisations (j'ai dit quant à moi ce que j'en pensais dans la revue Monde et Vie) et l'étrange fuite de l'abbé de Cacqueray au couvent qui font la une.

Pas déplacé d'en parler parce qu'il y avait là des représentants de toute la galaxie thomiste francophone, ou disons de ce qu'il en reste. Le sujet ? L'être. Rien que ça. En principe le sujet le plus consensuel qui soit puisque l'être (ens) est le "primum cognitum", le premier connu pour tous et chacun. En réalité, nous avons tous et chacun quelque chose à dire de l'être, et ce n'était pas si simple de s'écouter les uns les autres. Mais disons que les perspectives sont tout de même foncièrement identiques : distinction réelle entre l'essence et l'existence (savoir ce que c'est que la santé dans toutes ses détermination et jouir de cette santé sont deux choses différentes dit Cajétan), critique de l'essentialisme avicennien et de sa conception de l'essence comme simple fait d'être, quête d'une conception plus globalement ontologique de l'existence comme acte d'être. Cette dernière conception - fondamentale - renvoie à la théorie du Père Fabro : l'esse ut actus que je croyais extrêmement subversive parce que je n'avais lu qu'Etienne Gilson (qui tient sans doute d'Henri Bergson sa détestation de l'essence "menue monnaie de l'être", "éparpillement de l'être" etc.) mais qui dans le texte italien que nous a présenté avec brio Alain Contat semble extrêmement classique considérant deux ordres, l'ordre formel au sein duquel a lieu une première "réalisation essentielle" et l'ordre existentiel où l'essence est en puissance par rapport à l'existence.

Il nous a manqué pourtant (mon avis n'engage que moi) un exposé sur la thèse de Mgr Guérard des Lauriers concernant la tripartition de l'être : essence, existence et subsistance, thèse que semble avoir reprise à son compte Mgr Léonard, actuel archevêque de Maline-Bruxelles. Le Père de Blignière qui a consacré sa thèse au Mystère de l'être, tel que l'expose Guérard, ou encore l'abbé Lucien, fervent  admirateur de cette métaphysique ternaire, aurait pu se lancer... et présenter ce qui me paraît être une lecture toute nouvelle de la métaphysique.

Quant à moi, qui suis un esprit simple (et parfois un peu simpliste), j'ai toujours pensé que le Deux, la dualité était la perspective métaphysique par excellence, une fois que l'on avait pu conjurer les miasmes idéalisant de l'Un (l'Un qui est Dieu et non la créature). C'est ainsi que dans toute anthropologie fondamentale, il faut bien constater une fracture entre ce que l'on est et la manière concrète dont on l'est, la personne étant construite sur cette relation de l'essence à l'existence ("la personne, c'est la ligne terminative de l'essence dans l'ordre de l'existence" dit Cajétan), comme une manière toujours de dépasser et d'intégrer la fracture dans l'existence. C'est cette fracture qui fait de toute vie un risque. Il est vrai réductivement (ou concrètement) de dire que "l'existence de la personne est la personne" (Cajétan). Cela signifie que vivre, c'est jouer son essence aux dés (mais aussi animer sa trajectoire existentielle par un vouloir foncier qui ne se démente jamais lui-même).

Il me semble que les partisans de la métaphysique ternaire imaginentt que cette dialectique entre l'essence et l'existence n'est pas absolument fondatrice ou constitutive et qu'elle est toujours reçue dans un être subsistant que l'on peut appeler "le sujet". Mais cette conception d'un sujet "hors jeu", d'un sujet non constitué par le jeu et le constituant peut-être du dehors mais alors jamais de manière totalement joueuse, oui cette conception, pour sécuritaire qu'elle soit, me paraît justement "n'être pas de jeu". En métaphysique, faut-il siffler les hors-jeu ?

Sommes-nous autre chose que le jeu de notre vie ? L'Apocalypse semble ne pas le penser  : "Heureux ceux qui sont morts dans le Seigneur car leurs oeuvres les suivent" : ils sont jaugés, jugés par elles. Où serait le "sujet" neutre et toujours parfaitement respectable qui ne s'implique pas dans le jeu ? Peut-être dans la théorie d'un salut universel en acte ? Quoi que tu aies fait, tu reste dans ta subsistance infiniment digne et aimable parce que tu es un homme... (voir plus haut nos posts sur la dignité humaine, qui manifestaient déjà mon refus de la ternarité et mon attachement... chrétien à la dualité joueuse).

J'arrête là car le temps manque et peut-être chers liseurs trouverez-vous ces réflexions sur le un, le deux et le trois... parfaitement superfétatoires. N'oublions pas que, depuis la révélation du Christ, "maître du beau savoir" comme l'appelle saint Justin au IIème siècle, la métaphysique est un jeu... Mais la vie aussi...

lundi 21 avril 2014

Le jour où Marie-Madeleine est décisive...

Il y a toujours le risque d'être déçu dans l'ancienne liturgie, lorsque l'on célèbre Pâques et que l'on médite sur l'Evangile qui nous est proposé, ce texte de saint Marc dans lequel trois femmes, Marie de Magdala dite Madeleine, Marie femme de Clopas et Salomé, venues oindre le corps du Seigneur dans un élan de fidélité viscérale, ne voient que le tombeau vide. La pierre "qui était fort grosse" a été écartée ? Elles ont eu la vision d'un ange ? Mais le Christ qu'elles venaient honorer une dernière fois ? Où se cache-t-il ? Il n'est pas là. "Il vous précède en Galilée, c'est là que vous le verrez". L'Eglise n'occulte pas le tombeau vide, ni le fait que c'est ce vide d'abord qui frappe les premiers témoins.

Dans le petit groupe des hommes restés fidèles au Seigneur, on ne prend pas au sérieux les dires de ces femmes. Ce sont des racontars témoignent les disciples d'Emmaüs. Propos de femmes excitées, qui voient des anges parce que l'homme qu'elles aimaient par dessus tout, "ils l'ont enlevé et on ne sait pas où ils l'ont mis". La misogynie est très partagée à cete époque sur les bords de la Méditerranée. Mais les femmes ne veulent pas en démordre, sauf Madeleine, qui est repartie nourrir et cacher son chagrin dans le Jardin. Que d'émotions contradictoires chez les protagonistes de ce Mystère qu'est la Résurrection !

Pierre et Jean vont au tombeau. Eux, ils ne voient rien ni personne. Et pourtant, Jean, qui rapporte la scène avec le sens du récit qui est le sien, note sa propre attitude : "Il vit et il crut". Qu'a-t-il... vu ? Les linges soigneusement pliés ? L'image du Maître imprimé sur le linceul ? Ou bien s'est-il souvenu en un éclair de la Transfiguration ? A-t-il vu revenir à sa mémoire toutes les paroles du Christ, qui les avait prévenus de sa mort : il leur en avait donné l'explication définitive, lors de la première messe, qui avait eu lieu au Cénacle, le jeudi précédent les événements. Quelle est la foi de Jean a cet instant ? Et qu'a-t-il vu ? Que signifie cet emploi intransitif du verbe voir en une pareille occurrence ?

Sans doute devons-nous dire nous aussi aujourd'hui : "Je vois et je crois". C'est l'expression d'une sorte d'évidence : je vois, je crois. La foi n'est pas une croyance arrachée au doute. Elle est forcément de l'ordre de l'évidence, puisqu'elle correspond à ce que nous sommes, face au mystère de notre destinée. Je ne prétends pas ici cependant que les dogmes soient évidents. Les dogmes sont juste des barrières, des limites qui nous empêchent d'extravaguer. On n'a pas besoin de comprendre les barrières. Il faut seulement les accepter. Mais la foi dans le Christ Fils de Dieu... Quand on a compris que rien d'autre ne nous est proposé, que c'est la seule explication de notre vie, que c'est le Christ ressuscité ou l'absurdité radicale de l'être pour la mort... Il n'y a plus de choix... Je peux dire, je dois dire : je vois et je crois.

Le verbe voir employé de manière intransitive sans complément d'objet, est ici pour préciser le genre de foi qui s'est emparé du coeur de Jean : une foi qui relève non du calcul mais de l'évidence.

Cette foi si belle de l'apôtre Jean ne lui a pas mérité tout de suite de voir Jésus. Il devra attendre, comme les autres apôtres. Attendre quand on possède l'évidence, ce n'est pas si difficile.

Madeleine ne pouvait pas attendre. Le Christ s'est montrée à elle tout de suite, mais de dos (comme Dieu autrefois à Moïse cf. Ex 33). Elle l'a pris pour le Jardinier... C'est quand elle l'a hélé ("Monsieur, ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où ils l'ont mis"), c'est quand il s'est retourné, c'est quand il l'a appelé par son nom - Marie, qu'elle l'a reconnu : - Rabbouni : mon petit maître. Les femmes n'ont vu qu'un ange. C'est Madeleine et Madeleine seule, seule avec son chagrin, avec son amour qui voit Jésus ressuscité. Les Evangile évoque une apparition à Pierre dont on ne sait rien. La Tradition a toujours pensé que Jésus s'était montré à sa mère. Mais ce que l'Evangile nous rapporte, c'est qu'avant même de se manifester au chef des apôtres ou aux pèlerins d'Emmaüs, parmi lesquels Clopas, le mari de... l'autre Marie), Jésus a voulu se montrer à la prostituée repentie, à la courtisane apaisée. A celle qui avait aimé, au point d'en être incongrue, a-sociale, refaisant deux fois le même geste d'oindre ses pieds avec du parfum et de les essuyer avec ses cheveux.

Aux exégètes puristes qui veulent que deux femmes aient fait le même geste dans la vie du Christ, deux femmes avec le même prénom mais pas le même pedigree, une femme pécheresse et une femme respectable, Marie de Magdala et Marie de Béthanie, je dis que ces super spécialistes ne comprennent sans doute pas grand chose à la nature humaine et à ses excès : comment une autre femme aurait-elle pu se donner le ridicule de rejouer la scène ? Je me protège pour dire cela derrière l'autorité du Père Lacordaire et peut être surtout derrière l'intuition du Père Bruckberger.

Ce n'est pas la foi de Jean qui a mérité de voir Jésus, c'est l'amour de Madeleine. Si nous n'ouvrons pas notre coeur à cet amour, si nous ne ressentons pas le Crucifié comme notre ami ou au moins comme notre amour impossible... nous ne pourrons pas le voir. Madeleine, en ce Jardin, nous a expliqué l'abbé Baumann tout à l'heure, c'est Eve, Eve que l'amour a guéri, Eve qui est la première dans la vérité, parce que c'est à l'amour que la vérité se donne... Eve-Madeleine ne comprend rien, mais elle aime et donc elle voit. Elle n'a plus besoin de "comprendre", elle témoigne, elle se fait immédiatement l'apôtre des apôtres.

Son "voir" à elle n'est pas celui de Jean, ce voir intransitif qui est encore de l'ordre de la foi : elle voit le Jardinier en personne, le Jardinier de notre Paradis, elle voit Jésus. Ce qui lui reste interdit ? Toucher. "Ne me touche pas, car je ne suis pas encore retourné vers mon Père et votre Père". C'est la lumineuse paternité de Dieu, et elle seule qui nous permettra de toucher Jésus dans sa gloire.

Thomas lui-même plus tard (vous savez Didyme, celui que l'on appelait le Jumeau du Christ) n'aura droit de toucher que ses plaies, c'est-à-dire les cicatrices de ses souffrances. Celui qui se rend ainsi accessible à la prière de Thomas, de ce grand missionnaire que devait devenir Thomas, c'est encore le Crucifié, et non pas celui qui était retourné, corps glorieux, "à la droite du Père".

lundi 14 avril 2014

C'est la grande semaine...

Alors que nous entrons dans la Semaine sainte, prenons conscience de l'importance qu'il y a à sanctifier ces jours nous-mêmes. Les offices ne sont pas obligatoires ? Mais justement y assister, cela manifeste notre coeur, notre désir de nous associer au Christ, de regarder en face sans détourner les yeux quelle débauche de souffrance il a connu pour nous et de quelle façon il a voulu être associé au Mystère du mal, en le vivant jusqu'au bout, lui, le Fils de Dieu, comme le dernier des esclaves, non seulement crucifié mais cloué à sa Croix.

"Le christianisme devient superflu dès que les moyens extrêmes cessent d'être nécessaires" disait très bien Nietzsche. Mais notre  destin d'être sentant, d'esprits matérialisés rencontre forcément les situations extrêmes de la souffrance et de la mort. Pour comprendre comment les vivre et comment transformer la souffrance en amour, il suffit de regarder le Christ soumis à la flagellation ou mourant sur la Croix.

Dans cette perspective, n'hésitez pas à venir prier durant cette Semaine. Voici les horaires du Centre Saint Paul.



Mardi saint 15 avril 
20 H 15 : Conférence du mardi par l'abbé G. de Tanoüarn Le Mystère du mal et notre délivrance

Mercredi saint 16 avril
19 H : Messe avec Récit dialogué de la Passion.
21 H : Ténèbres du Jeudi saint

Jeudi saint 17 avril
Confessions le matin de 9 H à 12 H 30 et l’après-midi de 15 H à 19 H
19 H : Messe vespérale avec le lavement des pieds : "Je vous donne un commandement nouveau". 
Adoration du Saint Sacrement jusqu’à Minuit à l’oratoire saint Joseph (1er étage)
21 H : Ténèbres du vendredi saint

Vendredi saint 18 avril
Confessions le matin de 9 H à 12 H 30 et l’après-midi de 15 H à 19 H
15 H : Chemin de Croix médité 
19 H : Fonction liturgique avec récit de la Passion selon saint Jean et chant des Impropères

Samedi saint 19 avril
Confessions le matin de 9 H à 12 H 30 et l’après-midi de 15 H à 19 H
10 H 30 : Ténèbres du Samedi saint
21 H 30 : Messe de la Veillée pascale et baptêmes de deux adultes 

Dimanche de Pâques 20 avril
Messes à 9 H, 10 H, 11 H, 12 H 30 et 19 H
Vêpres de Pâques à 18 H

jeudi 10 avril 2014

Le Loup dans la Bergerie : Alain Finkielkraut à l'Académie française

"Conclusion ? Alain Finkielkraut ou la mémoire vaine, en effet. Pis : la défaite de la pensée, pour paraphraser le titre – autre effet boomerang – de son livre le plus fameux ! [en 1987 Finkielkraut a publié un livre sous ce titre, dénonçant les cultureux de cette époque]. De cela, aussi, Finkielkraut, être certes intelligent, rendra un jour compte [au Jugement dernier du Socialisme triomphant], lorsque les projecteurs se seront éteints et que la raison aura retrouvé ses lumières [noter le pluriel peu naturel], devant l’Histoire. Autant dire que l'Académie française se devrait d'y réfléchir à deux fois, si elle ne veut pas se discréditer, avant d'élire au sein de ses pairs semblable représentant de la pensée la plus rétrograde, au sens littéral du terme". 
C'était, dans le Nouvel Observateur, le dernier tir de barrage, la péroraison d'un article plaidoyer signé Daniel Salvatore Schiffer (?), quelques heures avant l'élection dont les parrains sont rien moins que Pierre Nora, Max Gallo, Marc Fumaroli et Jean d'Ormesson. Elu dès le premier tour par 16 voix sur 28, avec 8 bulletins blancs et 3 voix à Gérard de Cortanze, l'auteur de L'identité malheureuse crée un petit séisme intellectuel dans le Paris germano-pratin. Crise des bons esprits et autre pratiquants non croyants des chapelles regroupant les professionnels fatigués de l'antifascisme. 
Il faut reconnaître que dans son dernier livre L'identité malheureuse, le philosophe n'y va pas avec le dos de la cuiller... Voici ce que j'en écrivais au moment où l'ouvrage est sorti.

Alain Finkielkraut : le chagrin est ostentatoire

Alain Finkielkraut a le génie des titres. Dans son dernier livre, L’identité malheureuse, il montre comment la France est en danger dans son existence même, à force de promouvoir une culture de l’accueil qui peut se formuler comme « la culture du tout sauf soi ».

Qu’un penseur aussi prudent qu’Alain Finkielkraut se saisisse aujourd’hui du thème de l’identité, qu’il cite plusieurs fois dans son dernier livre Renaud Camus le prophète du « Grand remplacement », qu’il reprenne la conception « camusienne » du Parti (encore majoritaire) de l’in-nocence (c’est-à-dire de la non-nuisance), qu’il ose parler des nouvelles populations apparues dans les Ecoles de la République et qui modifient profondément l’idée même de la laïcité, tout cela indique que nous sommes à un changement d’époque et que nous ne pouvons plus ne pas voir ce que nous voyons, pour paraphraser notre auteur qui reprend l’expression à Charles Péguy. 

Que voyons-nous ? Que les préjugés culturels mis en place dans les années 80 par la Génération Mitterrand craquent de partout.

En premier lieu, l’antiracisme n’est plus ce qu’il était. « L’antiracisme d’autrefois était colour blind [sans préjugés raciaux sur la couleur de la peau]. L’antiracisme contemporain en revanche s’aveugle à tout ce qui n’est pas la couleur de la peau. Ces fidèles cultivent l’obsession de la race au sens physiologique que ce terme n’avait pas chez Claudel. Ils s’enorgueillissent d’avoir obtenu après un long combat la mise hors-la-loi du mot, ils jettent furieusement l’anathème sur ceux qui ont le front de l’employer encore et ils placent dans le même temps l’origine au-dessus de l’originalité et l’épiderme au-dessus de l’excellence ». Bref l’antiracisme des années 80 s’était levé au nom de la lutte contre les préjugés. Aujourd’hui la race différente devient un préjugé (favorable) et un critère (de choix). L’exemple que cite Finkielkraut est celui de la panthéonisation d’Alexandre Dumas. Il ne s’agissait pas dans cette grand messe républicaine, d’honorer l’auteur des Trois Mousquetaires mais de distinguer… un mulâtre, comme si sa couleur de peau avait une importance quelconque. On sent que cet antiracisme qui devient racialiste, cela préoccupe beaucoup Alain Finkielkraut. Et on est bien obligé de constater, dans son dernier livre, une radicalisation de son discours habituel.

Je trouve regrettable, néanmoins, ses attaques contre Maurice Barrès et son culte de « la terre et des morts ». Barrès est fasciné par ce que l’on appelait à son époque une « réforme intellectuelle et morale ». Finkielkraut aussi… Alors pourquoi le disqualifier sur plusieurs pages ?

Le problème de Finkielkraut est qu’il doit continuer à avoir à sa disposition un repoussoir à droite. Choisir Barrès comme il le fait, et pas Jules Soury ou Vacher de Lapouge (deux théoriciens du racisme à la fin du XIXème siècle), cela me semble particulièrement mal venu… Car Barrès est le théoricien des « familles spirituelles de la France » (1917) parmi lesquels, je cite, les traditionalistes, les protestants, les socialistes et les juifs. Son nationalisme, même s’il est enraciné, n’est pas racial…

A cette petite restriction près, ce livre, où il est question des grandes utopies des années 60 ou 80, féminisme, socialisme, libéralisme, démocratisme, et de leur étrange maturation aujourd’hui, pourrait être, avec son titre en bandoulière et son chagrin ostentatoire, le manifeste d’une nouvelle génération à laquelle on ne la fait plus. Il ne s’agit pas de répéter « On ne lâche rien », parce que l’on a déjà beaucoup trop lâché sur tout. Mais il faut revendiquer la lucidité dans le chaos, comprendre que « le temps presse » (ce sont les derniers mots du livre) et se promettre à soi-même de ne plus être les dupes des bons sentiments : non on ne nous la fait plus !

Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, éd. Stock 2013, 234 pp. 19,50 euros

mercredi 9 avril 2014

Définir l'homme... Pour Antoine et Julien

Les usages contemporains de l'Ego attirent votre sagacité et vos commentaire... Merci à ceux qui me remercient du post précédent, qu'ils l'aient fait par écrit ici même ou par oral à l'occasion d'une rencontre. Mais il n'y a pas que des félicitations.Julien m'exhorte à définir l'homme : c'est massif, je relève le gant. Antoine me trouve sévère, outrageusement soupçonneux envers la vie spirituelle qui, selon lui, dans la mesure où elle est spirituelle, ne peut pas être égocentrée. Mais alors qu'est-ce que saint Jean de la Croix appelait la concupiscence spirituelle ? Par ailleurs Antoine se demande "ce qu'il reste de la pensée catholique au XXème siècle siècle si l'on enlève Emmanuel Mounier".

- Ce qu'il reste ? - Mais tout ! Emmanuel Mounier est un penseur agréable, qui bénéficie de quelques bonnes intuitions, grâce (entre autres) à sa profonde méditation de Péguy. Et puis... Là je vous propose un scoop, appris des orthodoxes de la Rue Lecourbe. Son personnalisme ? Il vient de Berdiaev. Berdiaev assistait avec Mounier aux soirées de Meudon, organisées par Jacques Maritain. Et, à l'issue, ils rentraient tous les deux, bras dessus, bras dessous, à pieds. Direction : Clamart. La conversation des deux philosophes allait bon train. Sujet : la philosophie chrétienne, grand thème à l'époque. C'est au cours de ces conversations qu'à marche forcée, Berdiaev enseigna à Mounier son personnalisme.

Problème : le personnalisme de Berdiaev est foncièrement aristocratique, au sens où, affirme cet ancien marxiste, "l'aristocratie n'est pas une classe mais un principe spirituel". Le personnalisme de Mounier, tout occidental, imprégné de l'idée kantienne selon laquelle la personne est toujours une fin jamais un moyen, ne peut être que démocratique, c'est-à-dire, à l'époque, philo-communiste égalitaire et aujourd'hui consumériste (le petit consommateur est la fin de toutes les stratégies commerciales - y compris de celle qui a pour nom Vatican II). Je ne peux pas me retenir de penser que, dans l'évolution divergente de Berdiaev et de Mounier, nous voyons en germe toute la géopolitique actuelle. L'aristocratie a-t-elle encore un sens comme principe spirituel, à l'heure de la mondialisation ? Le Père de Broglie, naguère aumônier de l'ANF, avait eu ce mot étonnant, qui vaut bien l'explication de Berdiaev, ou en tout cas qui la crédibilise : "La noblesse n'est pas la classe qui dirige, mais la classe vers laquelle on se dirige". Si les prêtres avaient parfois cette idée que le sacerdoce est la classe vers laquelle tout chrétien se dirige, sans y arriver jamais qu'en Jésus Christ, qui est le prêtre universel, complétant par le sien le Sacrifice que l'humanité offre à Dieu.

Quant à définir l'homme... On peut dire bien sûr que "l'homme est un animal raisonnable". Mais quand on a dit ça... On n'a pas dit grand chose. On n'a pas dit l'essentiel. Et l'essentiel c'est que cette ratio n'est pas en l'homme une pure instance comptable, qui lui permettrait juste de s'orienter selon son intérêt. Elle est capable de Dieu, capable de le connaître, de le désirer et même de le devenir. D'où vient cette capacité ? - De l'esprit, qui comme le disait déjà Aristote est capable de... tout connaître. Quelle est cette capacité ? Une puissance active ? Impossible : l'homme n'a pas envie de Dieu, ce n'est pas vraie. Une puissance passive ? Non plus : l'homme n'est jamais purement passif devant Dieu, au sens où il serait juste fait pour Dieu comme l'oeil est fait pour voir. Cette capacité de Dieu en nous est purement spirituelle et comme tout ce qui est de l'esprit, elle est active : elle manifeste une double activité, une synergie : celle de Dieu d'abord qui se donne à connaître, celle de 'homme ensuite qui cherche à connaître.

Je dirais donc pour répondre à Julien que l'homme est défini par son désir, que ce désir peut, en lui, relever de l'envie (désir sexuel, désir de consommer : c'est le même, un désir qui est une puissance active). Ce désir pourrait être purement passif (comme un sommeil... en Dieu), mais cela ne conviendrait ni à Dieu qui est Acte pur, ni à l'homme qui, en tant qu'esprit est activité et liberté. Il faut donc concevoir une autre puissance, la puissance obédientielle du savoir en nous. Puissance obédientielle ? Puissance obéissant à un Objet qu'elle découvre. L'homme désire Dieu en tant qu'il le connaît.

Tous les hommes le connaissent de manière plus ou moins innée expliquait déjà Platon... ou Descartes (Etienne Gilson jusqu'à la fin se souvenait parfois qu'il fut cartésien. On en voit trace dans L'athéisme difficile, petit ouvrage dans lequel il tient plus ou moins cette position d'une connaissance innée de Dieu). Ensuite, selon leur culture et leur chemin de vie, les hommes développent cette connaissance innée de Dieu, créant en eux, au fur et à mesure que cette connaissance se développe, un désir transcendant à la matière et transcendant au monde, désir de vérité que l'on peut faire correspondre, à cause de ce caractère transcendant justement, à une puissance obédientielle, comme l'avait bien vu Cajétan. Qu'appelle-ton puissance obédientielle ? Une puissance active mais soumise à son Objet dans son être même, puisqu'elle naît de la connaissance qu'elle en prend.

Dans ce contexte anthropologique, le péché apparaît ainsi comme la déformation par excellence de la destinée de l'homme. Au lieu de vivre dans le champ de l'Autre, au lieu de s'ouvrir à l'Infini, l'homme se referme sur lui-même, il se recroqueville sur les désirs qui, actifs ou passifs, sont en lui naturels et il oublie purement et simplement la vérité, sa transcendance, son invitation à un ailleurs ("Mon enfant, ma soeur songe à la douceur d'aller là bas vivre ensemble, au Pays qui te ressemble..." A-t-on vu le platonisme de Baudelaire dans cette expression : pays de la ressemblance ?) L'homme pécheur ne cherche plus qui il est ou à quoi il ressemble (la "formatio"). Il a peur de le découvrir et il se contente de vivre au gré des puissances actives et passives qui le traversent et le déforment en le faisant sortir de lui-même en l'asservissant à ses passions ou à ses addictions au point qu'il n'imagine qu'une chose : post eas ire dit saint Augustin en son latin, courir après elles, sortir de soi pour aller après elles. Le péché ? C'est ça. La regio dissimilitudinis, région de la dissemblance. Sortir de soi pour goûter des choses qui... ne nous ressemblent pas.

Où l'on voit qu'Antoine n'avait pas entièrement tort sur le fond de défendre l'intériorité - région de la ressemblance.

vendredi 4 avril 2014

Autocentré ou égocentrique ? Les usages de l'ego

Je réfléchis beaucoup sur le mal en ce moment, après la publication de mon Histoire du mal. Lors de ma conférence à Stanislas, j'ai eu besoin de simplifier sans caricaturer mon propos et de trouver une définition métaphysique du mal (ou du péché). Aliqua deformatio dit saint Thomas. Mais de quelle déformation il s'agit ? Pour comprendre en quoi l'homme déchoit de sa forme dans le péché, il faut évidemment avoir quelque idée de ce en quoi consiste cette forme, il faut avoir quelques repères anthropologiques précis.

Or le drame de nos contemporains est non seulement qu'ils ne connaissent pas Dieu et qu'ils obturent leur esprit à la connaissance spontanée qu'ils ne peuvent pas ne pas en prendre, mais c'est qu'aujourd'hui l'anthropologie elle-même leur fait défaut. Qu'est-ce qu'un Homme ? Même sous une forme élémentaire, il n'y a pas de réponse, ce qui montre bien que quelles que soient les formules incantatoire notre époque n'est pas une époque humaniste.

- "Mais autrefois direz-vous ? Ce n'était guère mieux." - "Voire... Aristote prenait fréquemment comme exemple dans sa logique la formule toute faite : l'homme est un animal raisonnable. Cela permettait de distinguer sans trop de mal le genre (animal) et l'espèce (raisonnable). Aujourd'hui nous n'avons même pas ça. Et alors que tout le monde communie dans le culte de la dignité de l'homme, personne ne se hasarde plus à dire ce qu'est un homme".

La deformatio ne représente donc pas une définition suffisamment éloquente du péché puisque l'on n'ose plus définir la forme humaine, comme si la vieille définition purement descriptive des sophistes (l'homme est un bipède sans plume) pouvait nous satisfaire.

Gardons pour nous cette idée : le mal est une deformatio. Mais cherchons donc autre chose pour définir le péché devant un auditoire qui n'a pas les idées claires sur ce qu'est l'homme.

En y réfléchissant, en revenant sur la thématique augustinienne, j'en suis venu à dire : le mal c'est tout ce qui s'arrête à soi. J'avais en tête la définition de la pulsion par Freud, au début de Métapsychologie. Le but de la pulsion c'est sa satisfaction, c'est-à-dire la disparition de l'excitation. L'objet de la pulsion, c'est le moyen par lequel elle est satisfaite. Définition parfaitement consumériste un peu avant l'heure ! Le but de la pulsion, c'est la satisfaction de soi. L'individu vers lequel elle nous porte ? Juste un sex toy... De même, le but de toutes mes fièvres acheteuses, c'est la satisfaction de mon Moa. J'achète, c'est parce que je le vaux bien. L'achat consumériste, celui qui ne correspond pas à un besoin mais à un désir (une des trois concupiscences énumérées par saint Jean dans son Epître) est une offrande (quasi religieuse) que je me fais à moi-même .Au fond l'égocentrisme est l'attitude normale du petit consommateur dans la norme.

Si l'on généralise cette trop rapide induction éthique, le mal c'est ce qui a pour but le Moi, sa satisfaction, sa valorisation. Le bien, c'est ce qui me met au service d'un autre. Ce qui me fait vivre "dans le champ de l'autre" pour reprendre l'heureuse expression de Lacan qui, par ailleurs se contrefoutait du bien et du mal.

Dans cette perspective, si nous acceptons cette définition comme valide en particulier à notre époque, alors les personnes spirituelles, chrétiennes, saintes sont dans un danger particulièrement grave.

Elles sont autocentrées parce que et dans la mesure où elles ont une vie intérieure, parce que et dans la mesure où elles entretiennent un riche dialogue avec elle-même, sachant que ce dialogue admet facilement Dieu en tiers, Dieu pris à témoin, Dieu qui nous juge ici et maintenant, Dieu qui nous aime et nous console. Mais qui les empêchera, autocentrées comme elles sont, de transformer leur vie spirituelle en un consumérisme de la grâce ?

Mon but est ma satisfaction. Dieu et ma prière sont les moyens de mon bien être. Mais cela, c'est déjà tout l'esprit de Gaudium et spes et c'est le n°1 de Lumen gentium, cette inversion consumériste qui me fait prendre Dieu ou l'Eglise comme autant de moyens pour moi... Il y a un vrai problème pastoral, problème aussi dans le recrutement des vocations... Qui fera voir aux personnes spirituelles la ligne rouge qui passe entre l'égocentrisme et l'égoïsme d'une part et un naturel autocentré d'autre part ?

Autrefois la ligne de fracture entre égocentriques et autocentrés allait de soi. Parce que la société vivait sur une morale largement chrétienne, on pouvait être autocentré sans être égocentrique. Comme disait André Suarès, "le service est [on peut dire : était] le méridien de l'Occident". Mais c'est fini tout cela. Aujourd'hui, notre morale est celle du consommateur : "Il n'y a pas de mal à se faire du bien". Oh oui ! Nous sommes spontanément au service... Au service de nous-même !

jeudi 3 avril 2014

[Verbatim] Abbé Victor Dillard: «L’honneur d’être ouvrier» [posté par RF]

[posté par RF] Texte de l’abbé Victor Dillard, aumônier clandestin du STO, interné en 1944 au camp de Dachau, où il meurt en 1945. Tiré de «Les sorciers du Ciel» de Christian Bernadac (1969).
"Pendant plus de six mois, j'ai eu l'immense avantage de vivre aussi complètement que possible la vie ouvrière. Je dis bien aussi complètement que possible, car en réalité je n'ai pas été, je ne pouvais pas être ouvrier. Je m'en suis rendu compte à l'attitude des autres qui ne m'ont jamais totalement pris pour un des leurs. Je n'ai jamais pu décider Mêko, le Russe, qui fut comme électricien mon compagnon de travail, à me tutoyer, quelque chose l'en empêchait. Et j'ai compris peu à peu qu'ils avaient raison. Ne devient pas ouvrier qui veut. Il existe une culture ouvrière qui ne se jauge pas avec les barèmes de la culture tout court. Je sais maintenant ce que cela veut dire « l'honneur d'être ouvrier » autrement que par les discours et par la poésie. 

Pour être ouvrier, il aurait fallu que mon corps fût façonné, sculpté pour cet usage. L'ouvrier ne travaille pas seulement avec ses mains, c'est tout son corps qui est engagé dans la bataille, la passionnante et amoureuse bataille avec la matière. Quand mes yeux ont été brûlés par l'arc de la soudure électrique, mes oreilles accordées à l'assourdissant ronflement des machines ou au martèlement des tôles, mes jambes, mes genoux habitués à la voltige des escalades dans les charpentes métalliques, tous mes muscles tendus pour le serrage d'un boulon ou le décrochage d'une mèche, les poumons rompus à la respiration empoussiérée du métal qui vous pénètre, tout le corps rhumatisant de courants d'air malsains et strié de cicatrices diverses, j'ai compris que si j'avais vécu cela depuis mon enfance, mon être ne serait pas ce qu'il est, et ma sensibilité serait différente. 

Il faut avoir été sur place, personnellement engagé dans la symphonie, pour se rendre compte que les mains ne peuvent pas être propres ni les ongles impeccables quand on a travaillé dans le cambouis. J'ai dit là-bas la messe avec des mains ignobles mais triomphales. On ne peut pas se servir d'un mouchoir avec des mains pareilles, et l'on doit se moucher avec ses doigts. J'ai compris que le fait de cracher par terre était une défense instinctive de l'organisme, et que l'hygiène était un luxe méritoire et pour certains quasi inabordable. Le vieux Dory qui travaillait avec moi à la soudure autogène touchait sans se brûler les gouttes de métal en fusion, il avait fait cela toute sa vie. 

Je me souviens d'avoir, un jour, pendant l'hiver, réparé le moteur du pont roulant extérieur. Je travaillais sur le haut du pont, en plein vent qui glaçait complètement tout le corps. Il me fallait dévisser entre le pouce et l'index de minuscules vis qui résistaient ferme. Je ne sentais pas mes doigts, ils étaient violets. Je n'ai pu m'en tirer qu'en descendant de l'échelle toutes les cinq minutes pour courir me dégeler les mains sur un brasero et je suis resté longtemps après avoir fini, incapable de faire un mouvement et pleurant de froid. J'ai vu Mêko, en d'autres occasions, réparer le même moteur. Lui tenait le coup : il savait; il est vrai qu'il était russe. Il avait une manière à lui de dégeler ses doigts en se frottant les cheveux qui étaient souveraine. Et puis, il était ouvrier depuis toujours. 

Si l'esprit est conditionné par la sensibilité, rien d'étonnant qu'il y ait une mentalité ouvrière, une pensée ouvrière, qui restera toujours étrangère aux philosophes et aux savants. Et cette mentalité est encore façonnée par l 'objet sur lequel elle s'exerce. Il faut avoir travaillé pour comprendre la matière et sa beauté et son mystère et sa vie. Car la matière est vivante, je ne savais pas cela non plus. Dans mon domaine d'électricien, cette vie était peut-être plus sensible qu'ailleurs; pourtant, il me semble que les camarades l'expérimentaient comme moi même. La machine a une âme. Elle a ses moyens d'expression à elle; elle a ses bruits, imperceptibles à tout autre qu'à son conducteur, ses plaintes, ses maladies, ses caprices, ses manies. Il existe un accord tacite entre elle et son maître, des habitudes réciproques, une collaboration d'impondérables. L'ouvrier ne travaille pas avec n'importe quel outil, fut-il le plus élémentaire, mais avec son outil, celui qui est marié à sa main depuis toujours. On dira que mon imagination travaille, et que tout cela est poésie. Je pense qu'il y a bien plus que cela, et que ce n'est pas par hasard que le Christ a voulu être ouvrier. Il a aimé le bois, dont il connaissait tous les secrets, dans la familiarité d' une collaboration de vingt années. Il est né sur ce bois dans la crèche et il a voulu mourir dans l'étreinte sanglante de son ami, de son frère, le bois. De nos jours peut-être, aurait-il aimé le fer comme il aima le bois, il aurait travaillé avec passion la soudure et le tour et l'ajustage, et il aurait communié par là avec cette matière qu'il connaissait si bien, dans tous ses secrets, comme il connaissait le vent, la tempête et les poissons du lac. 

La réparation d'une machine est source des mêmes joies que la création artistique. Je me souviens d'une machine à soudure électrique (un couple transformateur moteur et dynamo), qui avait rompu ses amarres pendant un transport par le pont roulant et était tombée de 10 mètres de haut. La machine gisait là, debout sur ses deux petites roues de derrière, comme un chien malade, et Mêko se tordait de rire en la regardant. On a travaillé dessus pendant trois jours, sans arrêt, réparant tout, pièce par pièce, le timon, les roues, les condensateurs, les interrupteurs, etc., etc. On l'a remontée complètement et puis, prudemment, on a essayé de lui redonner la vie en la branchant sur le courant. Cela n'allait pas au début, ensuite cela alla mieux. Mêko l'a réglée en fin connaisseur, jusqu'à ce que les sonorités soient exactement accordées, l'arc impeccablement ajusté à la soudure. Et quand elle a roulé à point, ce fut pour nous deux une joie inexprimable d'avoir ranimé ce cadavre, de sentir que par nous il y avait une vie de plus dans l'usine, comme si un enfant était né. Ce sentiment de la paternité ouvrière est peut-être un des plus forts que j'aie jamais connus; il me semble que je pourrais revenir dans des années et des années, j'irais reconnaître tout de suite si l'interrupteur de sécurité que j'ai confectionné pour la perceuse, si le trolley aérien que j'ai ajusté au pont roulant, si les circuits suspendus de la sirène d'alarme, fonctionnent encore, parce que tous ceux-là sont mes enfants, et je ne puis songer à eux sans un sentiment d'intense fierté, la fierté ouvrière. Quand le Christ, plus tard est repassé à Nazareth, j'imagine qu'il a dû jeter un coup d'œil sur telle ou telle charpente où il avait mis davantage de lui-même, et qu'il a demandé à Jacques ou à Gédéon des nouvelles de sa charrue. 

Je m'inquiétais autrefois de savoir comment pouvaient fonctionner en Allemagne ces invraisemblables usines internationales où travaillait une population hétéroclite de Russes, de Serbes, de Polonais, d'Italiens, de Français, etc. J'ai compris sur place que le lien entre tous ces hommes n'était pas la destination de leur travail (sur laquelle ils ne s'entendaient évidemment pas), mais la simple communion collective avec la matière, quelque chose comme un corps vivant du travail. Quand je revoyais, en traversant. les ateliers, trois compagnons frapper les rivets à la masse, un Russe, un Allemand, un Français, et que j'admirais le synchronisme impeccablement précis de leurs gestes, le rythme harmonieux de leur frappe, je pensais qu'au-dessus des contradictions du Weltanschauung et des incompréhensions de langue, il y a une solidarité essentielle de travail, et que le lien par la matière est aussi puissant peut-être que le lien de l' esprit. L'internationale ouvrière n'est. pas seulement une élucubration marxiste, mais une réalité tangible. Et il fallait que le Christ vint et fût ouvrier et s'incarnât en la matière eucharistique pour que l'opacité de cette matière fût vaincue et que cette communion matérielle devint une communion d'amour. Car les hommes, sans lui, s'arrêteraient à la matière pure sans comprendre son âme. Comme ils ont su la prostituer contre nature pour l'asservir aux instruments de mort, ils savent aussi prostituer sa fonction réconciliatrice pour l'asservir aux oeuvres de division et de haine. Et ceci est un sacrilège, car la matière est sainte. 

Cette découverte de la matière et de sa fonction unificatrice m'a conduit à "réaliser" , au sens anglais du terme, une échelle de valeurs que je ne faisais que soupçonner. La hiérarchie du travail n'est pas simplement une question de rendement, d'autorité, ni même de compétence. Elle a une valeur en quelque sorte ontologique. Je ne parle pas ici de la hiérarchie officielle des contremaîtres, ingénieurs, etc. Je parle de ceux qu'à l' intérieur de l'usine on considère comme les bons ouvriers. Leur salaire n'est pas toujours caractéristique de la valeur. En dehors du travail, ils peuvent ne présenter aucune qualité humaine, ils peuvent être balourds, ivrognes ou immoraux. A leur place, dans l'usine, ils sont comme transfigurés; ils sont ceux qui savent. Ni la matière, ni l'outil n'ont de secret pour eux, ils opèrent des miracles de précision, de fini, de fignolé, qu'il faut avoir surpris pour les croire opérés de main d'homme. Ils ont des diagnostics infaillibles, des coups de main qui valent ceux d'un chirurgien de marque, des habiletés de fleurettiste, ils sont les artistes, les grands artistes du métal. Je vois encore Meyer, le gros Meyer, l'as de la soudure, que l'on appelait d'un bout à l'autre de 1'usine dès qu'il s'agissait d'une opération délicate. C'est lui qui m'a soudé bout à bout des fils de cuivre trop courts, sans qu'on puisse découvrir où était la soudure, j'allais dire la cicatrice. Je pense à cet électricien de chez Huhan qui montait de temps en temps à l'usine et vous opérait en un tournemain les jonctions les plus scabreuses de courant à haute tension. Et combien d'autres. Tous ceux- là méritent un respect qu'on ne leur décerne guère en dehors du cercle infime de ceux qui les voient travailler. Ils sont les ignorés, les méconnus sociaux, ceux auxquels on dénie parfois toute valeur humaine. D'autres aux mains propres et au col immaculé se font saluer « cher maître », se pavoisent de rosettes et s'encadrent de publicité. Eux resteront comme ouvriers, inconnus même de leur femme et de leurs gosses, de leurs amis, parce qu'ils ne sont virtuoses que de la matière, comme si ce travail ne conférait pas une noblesse, comme s'il n'était pas, lui aussi, création et parfois oeuvre de génie. 

Il faut avoir vécu cela pour comprendre que Dieu s'est fait charpentier."

mercredi 2 avril 2014

Jacques Le Goff, le riz et les jardins de la chrétienté

Jacques Le Goff est mort le 1er avril à l'âge de 90 ans, sans avoir cessé d'écrire. C'était un grand historien. Sa carrure impressionnante faisait un effet gargantuesque. On peut dire qu'il a habité sa discipline et qu'il en a infléchi le cours. Il avait choisi le Moyen âge, on l'appelait parfois, avec une affectueuse ironie "le pape du Moyen-âge". Il faisait partie, j'allais dire évidemment, de l'équipe des Annales ESC et, dans son domaine, rivalisait avec Georges Duby. Mais alors que Duby, dans Guerriers et paysans ou dans L'imaginaire du féodalisme, faisait la part belle à la société, au sociétal et en particulier à la lutte des classes, en renvoyant le reste à l'imaginaire (ce qui ne l'empêcha pas en fin de carrière d'écrire un beau livre sur Saint Bernard), Jacques Le Goff lui a résolument choisi d'illustrer la Civilisation médiévale. C'est l'esprit qui l'intéresse. Du reste, il écrit son premier livre sur "Les intellectuels au Moyen âge", un titre provocateur, quand on sait qu'en France, on fait régulièrement remonter la naissance des intellectuel au "Parti intellectuel" et à l'Affaire Dreyfus. Qui étaient ces premiers intellectuels européens ? Des gens d'Eglise évidemment. Cela n'a pas suffi à dégoûter Jacques Le Goff, dont le père était libre penseur et la mère résolument catholique, mais alors de gauche.

Encore dans Le Monde du 23 janvier dernier, interrogé sur ce qui distingue une civilisation d'une culture, il répond sans hésiter : "La civilisation repose sur la recherche et l’expression d’une valeur supérieure, contrairement à la culture qui se résume à un ensemble de coutumes et de comportements. La culture est terrestre quand la civilisation est transcendante. La beauté, la justice, l’ordre... Voilà sur quoi sont bâties les civilisations. Prenez le travail de la terre, la culture va produire de l’utile, du riz, là où la civilisation engendrera de la beauté, en créant des jardins".

C'est la civilisation chrétienne qui intéresse Jacques Le Goff. Lorsqu'on lui demandait : "Est-il vrai que l'Europe remonte au Moyen-âge ?" il disait : "Je réponds oui, et c'est une bonne nouvelle". La civilisation européenne n'a pas 30 000 ans comme le pensait Dominique Venner, elle commence à prendre conscience d'elle-même avec Charles Martel, victorieux des Arabes à Poitiers (Le Goff découvrit la première occurrence connue du terme "Européens" à propos de cette victoire), elle s'épanouit en Charlemagne : la Renaissance carolingienne, est ce moment au cours duquel, face à l'Empire d'Orient, un Empire d'Occident s'affirme comme un protecteur ébloui.

Ce qui est très touchant chez Le Goff, c'est que c'était incontestablement un homme de gauche dans ses réflexes. Mais en même temps, c'était un chantre de la civilisation européenne et chrétienne dans son discours construit ou conscient. Sa biographie de saint Louis (1000 pages) est un modèle historique, qui n'exclut pas une sorte de dévotion de l'historien pour son objet d'étude :
"Parce qu’il a échoué et que ses croisades ont été presque anachroniques, saint Louis a connu, comme croisé, la captivité et la mort. Ces échecs — dans une société où le modèle du Christ offre la Passion comme une victoire suprême sur le monde — lui ont conféré une auréole plus pure que celle d’une victoire".
Pour Jacques Le Goff, saint Louis est comme "le double laïc de saint François d'Assise" (auquel d'ailleurs l'historien consacrera un autre livre).

mardi 1 avril 2014

Malek Sibali : un homme qu'il faut lire

Je viens de recevoir de la part de mon ami Jean-Luc de Carbuccia aux éditions de Paris un nouveau livre de Malek Sibali intitulé Allah qui es-tu ? Il avait déjà publié chez le même éditeur Islam, sacrée violence. C'était en 2011. Je me permets de publier la critique que j'en ai faite à l'époque.

Sacrée violence ! 
C’est un livre que j’ai manqué, dont j’aurais dû vous parler en 2011, quand il est paru. J’ai été trompé par… la modicité de son prix et la simplicité de la couverture blanche aux caractères noirs… Le titre aurait dû me retenir : L’islam, sacrée violence. Sous titre : Textes fondateurs.
Ce qui est intéressant dans ce livre, c’est que l’auteur, Malek Sibali ne fait aucun commentaire de son crû. Il se contente d’accumuler les citations violentes, en les classant : d’abord celles qui sont issues du Coran. Ensuite les hadiths, en particulier ceux de la collection Bukhari ou des collections Daoud et Muslim. Enfin le récit de la vie de Mahomet, un simple descriptif, j’allais dire : sans le détail. On a le récit de ses campagnes militaires, énumérées l’une après l’autre (il y en a  34 en 9 ans avec deux exterminations de tribus juives). Le moins que l’on puisse dire c’est que « le Beau modèle » n’a pas fait dans l’ambiguïté. En appendice, l’auteur traduit plusieurs études d’ex-musulmans, manifestement écoeurés par les textes fondateurs de leur religion. Malek Sibali est alors en droit de demander comment libérer les musulmans du carcan fondamentaliste. En manière de réponse, il cite encore, Hamadi Redissi dans La tragédie de l’islam moderne (Seuil 2011) : « La globalisation a-t-elle des chances de libérer l’islam ? Aucune à mon avis pour une culture désorientée, qui ne sait plus distinguer entre ce qui dépend d’elle et ce qui n’en dépend point. Reste cependant peut-être une chance, pour toute personne qui saura aller librement contre elle-même, c’est-à-dire le plus loin possible : j’appelle cela, aujourd’hui, mener une vie héroïque ». Cet héroïsme de la lucidité auquel appelle Hamadi Redissi, il s’applique aux musulmans qui veulent comprendre les textes fondateurs de leur croyance, mais aussi aux non-musulmans qui doivent s’intéresser à l’islam et identifier les menaces potentielles contenues dans ses textes sacrés et dans la vie du « Beau modèle ».
Il me semble qu’il existe trois points sur lesquels il importe de mener une critique vigoureuse de l’islam : l’invocation par les musulmans de la loi islamique lorsqu’elle semble l’emporter sur la morale élémentaire (justifiant massacres et répressions en tous genres) ; le rapport entre les sexes, tel qu’il est envisagé en particulier dans la sourate 33 ; et enfin l’interdiction sous peine de mort de la conversion de l’islam à une autre religion (qui va explicitement contre l’article 18 de la déclaration des droits de l’homme de 1948).
Un livre fait simplement de citations, en français et en arabe, à vous procurer au plus vite. Il devrait être tiré à des centaines de milliers d’exemplaires. Je ne vois pas comment, musulman ou pas, on peut résister à sa lecture.
Ce livre pose la question que posera ce soir à sa manière Maurice Saliba au Centre Saint Paul : l'islam peut-il changer ? Peut-il s'adapter à la modernité ? Il a été professeur dans plusieurs universités libanaise. Arabisant et arabophone, il nous donnera une réponse "de l'intérieur". C'est sans doute la question la plus importante pour notre vivre ensemble en Europe, où il y a aujourd'hui quelque 40 millions de musulmans, attirés par la prospérité du Vieux continent, parfois admiratifs souvent revanchards. Il est impossible de savoir comment parler aux musulmans si l'on ne comprend pas leurs réflexes les plus profonds, si l'on ne fait pas effort pour pénétrer dans leur culture.

Par exemple...

Pris au hasard dans le nouveau livre Allah qui es-tu ?, Mohammed expliquant la défaite de Uhud face aux Quraychites : "Ils disent [la troupe des soldats de Mohammed, défaits par leurs adversaires] : Si nous avions eu part à la décision [qui a été prise par Mohammed seul], il n'y aurait pas eu de morts ici. Réponds leur : "Quand bien même vous seriez restés dans vos maisons, la mort aurait frappé dans leur lit ceux dont le trépas était inscrit là haut pour que le Seigneur éprouve ce que recèlent vos coeurs et qu'il en purifie le contenu". Commentaire de Malek Sibali : "Cela signifie que toute défaite éprouvée par des combattants croyants vient d'Allah". Cela signifie que la liberté humaine n'existe pas face aux oukases d'Allah. Oui, vraiment : Allah qui es-tu?