Je réfléchis beaucoup sur le mal en ce moment, après la publication de mon Histoire du mal. Lors de ma conférence à Stanislas, j'ai eu besoin de simplifier sans caricaturer mon propos et de trouver une définition métaphysique du mal (ou du péché). Aliqua deformatio dit saint Thomas. Mais de quelle déformation il s'agit ? Pour comprendre en quoi l'homme déchoit de sa forme dans le péché, il faut évidemment avoir quelque idée de ce en quoi consiste cette forme, il faut avoir quelques repères anthropologiques précis.
Or le drame de nos contemporains est non seulement qu'ils ne connaissent pas Dieu et qu'ils obturent leur esprit à la connaissance spontanée qu'ils ne peuvent pas ne pas en prendre, mais c'est qu'aujourd'hui l'anthropologie elle-même leur fait défaut. Qu'est-ce qu'un Homme ? Même sous une forme élémentaire, il n'y a pas de réponse, ce qui montre bien que quelles que soient les formules incantatoire notre époque n'est pas une époque humaniste.
- "Mais autrefois direz-vous ? Ce n'était guère mieux." - "Voire... Aristote prenait fréquemment comme exemple dans sa logique la formule toute faite : l'homme est un animal raisonnable. Cela permettait de distinguer sans trop de mal le genre (animal) et l'espèce (raisonnable). Aujourd'hui nous n'avons même pas ça. Et alors que tout le monde communie dans le culte de la dignité de l'homme, personne ne se hasarde plus à dire ce qu'est un homme".
La deformatio ne représente donc pas une définition suffisamment éloquente du péché puisque l'on n'ose plus définir la forme humaine, comme si la vieille définition purement descriptive des sophistes (l'homme est un bipède sans plume) pouvait nous satisfaire.
Gardons pour nous cette idée : le mal est une deformatio. Mais cherchons donc autre chose pour définir le péché devant un auditoire qui n'a pas les idées claires sur ce qu'est l'homme.
En y réfléchissant, en revenant sur la thématique augustinienne, j'en suis venu à dire : le mal c'est tout ce qui s'arrête à soi. J'avais en tête la définition de la pulsion par Freud, au début de Métapsychologie. Le but de la pulsion c'est sa satisfaction, c'est-à-dire la disparition de l'excitation. L'objet de la pulsion, c'est le moyen par lequel elle est satisfaite. Définition parfaitement consumériste un peu avant l'heure ! Le but de la pulsion, c'est la satisfaction de soi. L'individu vers lequel elle nous porte ? Juste un sex toy... De même, le but de toutes mes fièvres acheteuses, c'est la satisfaction de mon Moa. J'achète, c'est parce que je le vaux bien. L'achat consumériste, celui qui ne correspond pas à un besoin mais à un désir (une des trois concupiscences énumérées par saint Jean dans son Epître) est une offrande (quasi religieuse) que je me fais à moi-même .Au fond l'égocentrisme est l'attitude normale du petit consommateur dans la norme.
Si l'on généralise cette trop rapide induction éthique, le mal c'est ce qui a pour but le Moi, sa satisfaction, sa valorisation. Le bien, c'est ce qui me met au service d'un autre. Ce qui me fait vivre "dans le champ de l'autre" pour reprendre l'heureuse expression de Lacan qui, par ailleurs se contrefoutait du bien et du mal.
Dans cette perspective, si nous acceptons cette définition comme valide en particulier à notre époque, alors les personnes spirituelles, chrétiennes, saintes sont dans un danger particulièrement grave.
Elles sont autocentrées parce que et dans la mesure où elles ont une vie intérieure, parce que et dans la mesure où elles entretiennent un riche dialogue avec elle-même, sachant que ce dialogue admet facilement Dieu en tiers, Dieu pris à témoin, Dieu qui nous juge ici et maintenant, Dieu qui nous aime et nous console. Mais qui les empêchera, autocentrées comme elles sont, de transformer leur vie spirituelle en un consumérisme de la grâce ?
Mon but est ma satisfaction. Dieu et ma prière sont les moyens de mon bien être. Mais cela, c'est déjà tout l'esprit de Gaudium et spes et c'est le n°1 de Lumen gentium, cette inversion consumériste qui me fait prendre Dieu ou l'Eglise comme autant de moyens pour moi... Il y a un vrai problème pastoral, problème aussi dans le recrutement des vocations... Qui fera voir aux personnes spirituelles la ligne rouge qui passe entre l'égocentrisme et l'égoïsme d'une part et un naturel autocentré d'autre part ?
Autrefois la ligne de fracture entre égocentriques et autocentrés allait de soi. Parce que la société vivait sur une morale largement chrétienne, on pouvait être autocentré sans être égocentrique. Comme disait André Suarès, "le service est [on peut dire : était] le méridien de l'Occident". Mais c'est fini tout cela. Aujourd'hui, notre morale est celle du consommateur : "Il n'y a pas de mal à se faire du bien". Oh oui ! Nous sommes spontanément au service... Au service de nous-même !
Cet article vous surprend, réfléchissant pour ainsi dire à haute voix devant vos lecteurs. c'est sa force et sa faiblesse.
RépondreSupprimerComme je suis devenu, sans doute par l'effet de la Providence qui l'aura voulu ainsi, l'une parmi d'autres de vos mouches du coche, je vais piquer cette réflexion dans quelques-uns de ses chaînons manquants, de ses incohérences ou des traces de vos propres obsessions.
vous retenez tout d'abord la définition du mal par saint thomas comme "aliqua deformatio" parce que votre pratique liturgique s'enracine dans la forme. Mais l'anthropologie n'a pas la forme, et vous ressentez rapidement l'obligation de quitter ce prisme formel pour en revenir à votre chère analogie du désir.
Or on regrette ce renoncement, car on aurait aimé trouver avec vous la définition de l'homme qui manque à l'anthropologie: quelle est la forme de l'homme photoographiée selon l'Image de dieu et quelle est sa déformation anthropologique? vous n'esquivez pas la question, mais vous ne vous y arrêtez pas.
cette paresse de réflexion ou cette nécessité de parer au plus pressé fait qu'on plonge dans l'analogie et qu'on serait tenté d'identifier le mal avec la tentation et son excitation. Le mal serait l'excitation. "Ne vous laissez pas exciter par la tentation" serait le dernier mot de la lutte contre le mal et contre la concupiscence, d'après l'analogie du désir.
L'ennui, c'est que, même s'il est habile de déplacer "le fétichisme de la marchandise" en fétichisme du consommateur, on ne voit pas dans votre raisonnement quelle est la ligne par laquelle l'objet de la pulsion se confond avec "moi" (ou avec "moa"). Pas plus qu'on ne voit, un peu plus loin, comment être porté à servir l'autre amène le chrétien à devenir autocentré. Et on ne voit pas non plus, par suite, quelle est la ligne rouge qui fait passer de l'égoïsme à l'intériorité.
faute de savoir faire cette différence, j'avais pour ma part établi une distinction douteuse entre l'égoïsme et le narcissisme. Je tenais qu'on pouvait être narcissique sans être égoïste, parce que beaucoup penser à soi n'empêche pas de penser aux autres. c'est que ma définition du narcissisme n'était pas que je m'occupe de moi en vue de moi, mais me faisait un scrupule d'aimer penser et parler de moi sans que cela nuise à l'attention que je portais aux autres.
c'est pourquoi il me paraît urgent de faire sentir cette ligne rouge qui fait passer de la vie intérieure à l'égotisme ou à l'obsession de soi, d'autant que le chrétien, porté à se mépriser, croit que penser à soi, qu'avoir une vie intérieur et que nourrir un dialogue riche avec soi-même est un péché de complaisance.
Mais vous m'ouvrez un horizon en redonnant sa structure ternaire à ce dialogue entre moi et moi-même ayant dieu pour témoin. car le réflexe de l'introspectif qui tutoie sa conscience réflexive, c'est d'imaginer que celui à qui il dit "tu", que sa voix intérieure est dieu. Mais malheureusement, on ne dialogue jamais vraiment qu'à deux, donc de sa conscience immédiate à sa conscience réflexive. Du coup, comment mettre et insérer concrètement dieu en tiers dans notre dialogue avec nous-mêmes?
Heureux que vous profitiez de ce commentaire pour recoller quelques morceaux et, si vous n'avez pas le temps de vous lancer dans une définition anthropologique de la forme humaine, que vous traciez à grands traits ces lignes rouges qui vont de ma pulsion à moi, de mon orientation vers l'autre à mon intériorité et de mon intériorité à sa dérive égocentrique.
Effectivement, comme Julien, je pense qu'on vous a connu plus complet et votre post me laisse sur ma fin, comme l'analyse de Julien d'ailleurs...
RépondreSupprimerJe voulais donner aussi mon sentiment sur certains aspects essentiels : cette méconnaissance de l'homme qui est souvent à l'origine des hérésies, à croire qu'ignorer l'homme c'est ignorer Dieu, et sur notre époque qui pousse l'hérésie très loin en refusant le Dieu incarné dans l'homme... Mais vous avez déjà parlé du refus de l'Incarnation, mieux que nous ne saurions le faire.
En fait, je suis interloqué par votre passage sur la vie intérieure qui ferait courir aux êtres spirituels le risque de l'égotisme, de l'égoïsme ou du narcissisme...( en vous additionnant à julien et si je vous ai bien compris) et je n'y crois pas. Car c'est une vision trop anthropocentrée qui oublie que la vie intérieure est peut-être une manière de s'auto-centrer mais en présence de Dieu, sous sa lumière et avec l'effet agissant de sa grâce. C'est donc plus une concentration sur ce qu'il y a de Dieu en nous pour produire ce que Saint Paul résume ainsi : ce n'est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi...
Je suis surpris (enfin, pas tant que ça ;-)) par votre énième coup de patte aux textes conciliaires car ce que vous soulignez notamment dans LG, n'est que la consécration dans la magistère du personnalisme de Mounier ? et finalement, sans Mounier que reste-t-il des mouvements intellectuels catholiques du XXème siècle, qu'ils soient religieux ou politiques...
Je ne développe pas plus, faute de capacité à le faire : j'avoue manquer de temps pour réfléchir, chercher et argumenter, et manquant de temps, je finis par manquer d'exercice intellectuel et donc de compétence. Merci à vous d'être là pour provoquer nos esprits et nous redonner le goût de l'intériorité tant intellectuelle que spirituelle, finalement !
Je suis heureux que vous ayez mis le doigt sur le risque d’une vie spirituelle qui peut s’auto -centrer et tomber dans un narcissisme spirituel, qui est un risque qui nous guette avec les meilleures intentions du monde ( risque aussi d’un pharisaïsme inversé quand c’est institutionnalisé )
SupprimerPar ailleurs vous avez suscité les réactions intéressantes de Julien et d’Antoine qui relancent la discussion pour nous tous.
hum... les lecteurs auront corrigé d'eux-mêmes : je reste sur ma faim, bien entendu... puisse ce lapsus calami ne pas être le signe de ma fin...! mais c'est bien la preuve que trop de travail tue la pensée et l'attention...
RépondreSupprimerTout en reconnaissant que la théorie aide à penser, nous devons admettre que la pratique est très important et la plus difficile. Sortir de soi même n´est pas facile .
RépondreSupprimerAller vers l´autre ? Plus difficile encore, dans un monde si troublé comme le nôtre.
Mais les gens qu ´on fait la différence, sont ceux qui ont donné des exemples d´actions concrètes. C´est ce que le monde a besoin. N´oublions pas cela : peut-être chacun en faisant sa part...
Très intéressant
RépondreSupprimerTimothé
Je partage l'analyse de l'abbé De Tanouarn.
RépondreSupprimerJésus a dit : "celui qui perdra sa vie, la gagnera". Sachant que dans le texte latin c'est le mot "anima" (et non "vita") qui est traduit en français par "vie".
Aujourd'hui, on pourrait traduire "anima" par "ego".
Or la seule façon de ne pas être autocentré et donc centré sur son "ego", c'est de se mettre au service des autres.
Et c'est du reste ce que nous nous apprêtons à célébrer lors du jeudi-saint.
Jésus va nous donner l'exemple. Il dit pourtant "Je suis votre maître" et bien que Maître, il va laver les pieds de ses disciples et ce faisant se mettre à leur service.
Eh bien, moi, je voudrais que l'abbé de tanoüarn passe sa vie à m'aider. Car étant donné ma "situation de handicap", voyez-vous? Je le vaux bien. Mais je suis "la voix qui supplie] dans le désert! Je n'ai aucune raison de dire ça, sinon ce que j'ai vécu: j'ai plus de respect pour le secours Populaire et pour "la Croix rouge", que j'ai vu oeuvrer, que pour le "Secours catholique", qui vient aux pauvres avec les secours condescendants de la bourgeoisie morale ignoble.
RépondreSupprimerJ'ai très bien connu (puisque cohabité auprès du) P. Jean-françois Labruyère, ancien desservant du "Secours catholique" et de la péniche "Je sers", qui était tout dévoué à tous ses ministères.
Mais ça ne me va toujours pas: je suis un éternel insatisfait, qui ne croit pas qu'"on n'a rien donné quand on n'a pas tout donné", mais ce n'est que le premier don qui coûte, faut faire le premier don, et le Ciel suppléera à toutes nos avarices ultérieures et stupides: faut faire le premier don, et le Ciel nous inspirera après le langage qui nous défendra de la condescendance et du prosélytisme...
Cette espèce d'abbé Pierre sans bruit qu'était le P. (ou l'abbé) Jean-François Labruyère -j'ai vécu auprès de lui-, Je l'ai physiquement côtoyé, rencontré, je l'ai vu rentrer de nuits passées auprès de gens aux vies gâtées, et lui de ne plus en pouvoir, et moi de boire à sa santé, et lui d'avoir cessé de boire, à la santé de ceux qu'il accompagnait!
Quand ma pauvre maman était au RMI, tout artiste régionale qu'elle était, et qui ne pouvait même plus exposer, de crainte que, exhibant ses premiers prix sur la liste des exposants, on la lèse de son indemnité et on la laisse creer pendant vingt ans, en n'étant reconnue que de la Renommée, sans secours des services municipaux ou de "La maison des artistes", une dame du secours catholique, un jour vint la voir, car elle se plaignait d'être seule.
A la fin de la visite, la dame s'adressa à son chien (véridique):
AUJOURD'HUI, ON A FAIT DU BIEN A TA MAITRESSE!"
voilà pourquoi, tant qu'il ne fera pas repentance de cette condescendance, le Secours Catholique ne sera plus jamais crédible envers les pauvres à mes yeux, et je préférerai militer au secours Populaire.
Je rappelle que tous les Présidents d'"Emmaüs France" étaient des espèces d'énarques et que jamais, ils n'ont appartenu, de près ou de loin, au milieu de la rue. Or c'est l'abbé Pierre qui a approuvé en ne s'y opposant pas cette kushnérisation d'Emmaüs!
(suite)
RépondreSupprimerQu'on m'entende bien : je n'attends pas que la maman de l'abbé de t. milite à "ATD QUART MONDE", mais il sait bien, ce quinquagénaire jeune abbé encore fougueux, non seulement le "merde" qu'il me doit pour le passé, il m'entendra très bien; mais, ce qui est impardonnable après ce passif, le délai entre ma dernière expédition et plusieurs silences antérieurs de ce grand causeur explique mon dépit...
Ce silence antérieur ou connexe a même fait des morts colatéraux et tout à fait réels, je ne galège pas du tout, et l'abbé pourra se reporter à ma lettre, car c'est de ce silence que l'on meurt, et du chagrin qui vient de ce silence...
Mais je voudrais aussi que l'abbé de t. ouvre son blog aux gens dont il n'imagine pas ce qu'ils vont dire, sans instrumentaliser Farida Belghoul, que récupère saintement Béatrice bourges!
Après ma première visite au centre Saint-Paul qui venait d'ouvrir, j'ai déjeuné avec Zakia qui se consumait d'un chagrin d'amour, et zakia est morte de s'être faite renverser par une voiture.
J'ai aussi accompagner la messe de l'ancien recteur de la basilique du Sacré-coeur de Montmartre, relégué dans le placard de la chapelle Saint-Louis des quinze vingts, qui n'en sortit que pour ne plus du tout savoir lire sa messe. Je sais des tas de gens, y compris dans des organes de presse très bien-pensants, et d'une vie autrement exemplaire que la mienne, qui connaissaient le Père Hazmann; je dirai à Samuel Pruvost et à Michel Emmanuel, que j'ai eu le privilège de jouer sa messe dans les derniers temps, quand il ne savait plus la dire et que je devais le rattraper au vol... Ca fait longtemps, mais on n'oublie pas de rester l'un des derniers, après avoir été si nombreux sur les routes de Chartre! "A bon entendeur, salut, je ne m'attendais pas à être si seul en vous connaissant !"
Quand j'habitais rue du regard, le comble de l'aveugle que je suis, j'ai dîné avec Claude Valérie, le clochard de la rue dupin, qui avait édité quatre romans de gare. J'ai imposé Claude à mes restaurateurs du moment: ou ils accueillaient claude, ou je ne mettrais plus les pieds dans la gargote... Ils ont accueilli claude, ils ont fermé boutique, sont retournés à angers,
Claude est mort dans la rue, je suis parti vivre à Mulhouse, mais tous, nous avions vécu un grand moment, à commencer par mes camarades, mes amis des "frères de la côte". Salut à eux, nous avons bien vécu!
J'attends les catholiques pour être des décloisonnés, voire des adultères de la vie.
Je les attends pour être de transcendants bricoleurs du Déplacement du Désir : l'amour est un effet d'entraînement qui adultérise l'enfant-adulte !
C'est l'écrivain Jean-Paul Bourre qui, en me faisant traverser à la sortie du métro Javel vers le square André Citroën depuis un café d'où il me regardait déambuler, me fit cet oracle :
"Tu es presque libre, mais tu es cloisonné".
J'ai pensé par-devers moi :
"La faute au catholicisme !"