vendredi 29 mars 2019

Ce qui est en train de changer dans l'Eglise

Mon camarade Joël Prieur a fait paraître une première mouture de cet article dans l'hebdomadaire Minute.
La Manif pour tous, qui, entre 2012 et 2014, s’est opposée au mariage homosexuel, a-t-elle constitué un Mai 68 à l’envers, comme dit Gaël Brustier, une sorte de manifeste pour une rechristianisation de la France ? En tout cas, Yann Raison du Cleuziou évoque, lui, une « contre-révolution catholique ».

Ses titres sont ceux du sociologue, mais Yann Raison du Cleuziou s’essaie avant tout à l’histoire du présent : il fait l’histoire de l’encyclique de Paul VI Humanae vitae, qui, en juillet 1968 condamne d’un même mouvement la contraception et l’avortement. 

Il écrit l’histoire de la Manif pour tous, ce succès inattendu des cathos parvenant à mettre plusieurs fois dans la rue près d’un million de personnes contre le projet de loi sur le mariage homosexuel. Enfin l’histoire du christianisme politique depuis la victoire annoncée et l’échec retentissant de François Fillon jusqu’aux polémique avec l’islam radical, qui caractérise notre bel aujourd’hui. Rien que pour cette tentative d’histoire immédiate, le livre de Yann Raison mérite de rester dans les mémoires.

Son ambition n’est pourtant pas uniquement descriptive. Il pose quelques questions fondamentales, qui sont des questions qui se répercutent sur toutes les droites.

Première question : « Expression abondamment commentée d’un retour ou d’un réveil du catholicisme militant, la Manif pour tous n’est pourtant pas une mobilisation catholique. Le choix d’une stratégie non-confessionnelle n’est pas sans incidence ». Comment se justifie cette stratégie non-confessionnelle ? Nous avons un catholicisme qui est de moins en moins clérical, et ce ne sont pas les dernières révélations sur le niveau moral de certains prêtres et sur la frilosité trop institutionnelle de certains évêques, refusant de dénoncer les pédophiles dans leur diocèse, qui vont changer quelque chose à l’impact grandissant des laïcs dans la défense de valeurs chrétiennes auxquelles ils tiennent. Il est intéressant de mettre un focus sur la catégorie des fidèles que Raison appelle « les observants », parce qu’ils tendent à faire Eglise par eux-mêmes que cela plaise ou non aux curés, qu’ils prennent la liberté de choisir. Ayant vécu un Concile et sa difficile mise en application, ayant eu deux papes aux personnalités très marquantes, Jean-Paul II et Benoît XVI, ces laïcs ne sont pas prêts à écouter le discours à ambition réformatrice du pape François. Ce sont eux qui tiennent l’Eglise aujourd’hui et qui illustrent sa position publique. La Manif pour tous, à travers des grandes voix comme celle de Frigide Barjot a effectivement laïcisé l’expression du catholicisme français.

Deuxième question : est-ce vraiment la fin du schisme des cathos de gauche ? Yann Raison aborde cette question à plusieurs reprises. Il souligne que pour les nouveaux cathos de gauche que sont les Poissons roses par exemple, la préoccupation n’est plus le progressisme dans l’Eglise, mais la dimension sociale de l’action de tout catholique. Sortant par la grande porte des querelles postconciliaires, les cathos de gauche ont ainsi largement contribué au succès de la Manif pour tous, trouvant spontanément dans la stratégie de communication de l’équipe de Frigide Barjot une plate-forme acceptable par tous les catholiques, en particulier d’une part autour du projet de l’Union civile des homosexuels (sans prétention à une parentalité naturellement impossible)et d’autre part  dans le souci partagé d’une écologie humaine (formule consensuelle du pape Benoît XVI). Tout se passe comme si cette laïcisation de l’action politique des catholiques avait permis une réunification profitable.

Enfin troisième question : n’assiste-t-on pas à une reconfiguration de la politique chrétienne sous le drapeau, déjà empoigné par François Fillon et par Marion Le Pen, du conservatisme, drapeau qu’agite beaucoup en ce moment la tête de liste LR à l’élection européenne, François-Xavier Bellamy ? « A partir du mois d’avril 2013 [date de la manifestation de l’Etoile], le conservatisme est redevenu une ressource capitale de la réaffirmation catholique ». Là est sans doute le moteur originel du mouvement dextrogyre cher au politologue Guillaume Bernard… Dans un monde où tout paraît remis en question, « un père, une mère, c’est élémentaire » comme dit le slogan LMPT. Mais voici que réaffirmer cet élémentaire-là attire la foule, comme rarement il y a eu foule sur le pavé parisien… Alors que le conservatisme n’avait jamais percé en France (contrairement à ce qui se passe en Angleterre ou en Allemagne), alors que ses chances politiques semblaient quasi-nulles, voici que c’est le progressisme qui marque le pas, souvent stigmatisé comme un bougisme inutile. Ce changement de perspective de la vie politique française dans son ensemble s’est manifesté d’abord chez les catholiques de LMPT. C’est ce qui permet à Yann Raison du Cleuziou de titrer sur « une contre-révolution catholique », tout en expliquant soigneusement, avec Joseph de Maistre, que la contre-révolution n’est pas une révolution contraire, qu’elle est seulement le contraire de la révolution : la quête d’un ordre qui succède au désordre. Si ce langage est devenu simplement audible dans la patrie de la Révolution, c’est certainement au succès de la Manif pour tous qu’on le doit.
  • Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique, Aux origines de la Manif pour tous, éd. du Seuil 2019, 23 euros

lundi 25 mars 2019

L'Eglise et ses "sauveurs"

Cet article est paru dans le dernier numéro de Monde et vie (cf. monde-vie.com). Je signale par ailleurs dans ce numéro un superbe entretien sur Jean Raspail dans son royaume patagon. Philippe de Villiers a aussi donné un bel entretien à Jeanne Smits (dans le même numéro) sur les origines troubles de l'Union européenne.
Il y a incontestablement, dans l’Eglise, un choc post-traumatique que chacun vit à sa façon. Et puis il y a ces hommes d’Eglise qui déroulent imperturbablement la partition qu’ils ont écrite pour promouvoir enfin une Eglise nouvelle, une Eglise autre. Une autre Eglise.

Faut-il incriminer cinquante ans de laxisme dans l’Eglise pour expliquer la situation actuelle de l’Epouse du Christ ? Il y a un autre motif que l’on ne doit pas se cacher à soi-même : le monde change, la transparence y est désormais de rigueur, comme M. Castaner vient de le comprendre à ses dépens, alors que sa présence entre Minuit et deux heures du matin dans une boîte de nuit proche de son Ministère, fait le tour des réseaux sociaux, images à l’appui. L’Institution ecclésiale est soumise à ces contraintes nouvelles. Il faut bien reconnaître que, s’affichant comme professeur de vertu, elle est devenue la risée des médias ; elle est sans cesse sous les projecteurs (spotlights), une affaire de mœurs la concernant chassant l’autre. Aujourd’hui 15 mars, c’est l’ancien curé de la cathédrale de Santiago du Chili, Tito Rivera, qui est accusé d’avoir endormi sa victime, un homme venu lui demander de l’aide avant de la violer… Homosexualité violente aujourd’hui. Demain ce sera de la pédophilie. Et après-demain un abus de position dominante sur telle religieuse, comme on l’a vu dans le documentaire d’Arte. L’Eglise est violemment mise en cause dans les personnes de ses ministres. Elle va devoir boire le calice jusqu’à la lie. Certains hommes d’Eglise ont essayé de s’opposer à cette terrible opération transparence (on parle de glasnost en russe) en se cachant derrière la culture du secret qui caractérise les vieilles institutions. Peine perdue ! Le tourbillon des réseaux sociaux se charge de diffuser les paroles ou les images, ou même (dans le cas du cardinal Barbarin), un bon réalisateur se donne la peine de les reconstituer à l’aide d’un film qui a toute l’éloquence d’une vraie œuvre d’art, même si elle déborde parfois par rapport à la réalité des faits.
Un complot divin
Quoi qu’on puisse penser de ce sale imbroglio, nous entrons tous dans une autre phase de l’histoire de l’Eglise, où le plus important ne sera plus de tenter de « s’adapter » à l’infini aux désidératas des personnes. Il s’agira bien plutôt, pour le prêtre désormais, de faire ses preuves, en désarmant les préventions qui, naturellement naîtront ici et là à son encontre.
     
De ce point de vue, j’ai parlé sur mon blog (métablog) d’un « complot divin » : le Seigneur, qui n’abandonne pas son Eglise, entend mener à bien l’œuvre de réforme tout juste engagée à Vatican II et abandonnée immédiatement au milieu du gué. Vatican II n’a pas été le concile de réforme que réclamait la situation, un concile qui aurait réuni et dynamisé l’Eglise, à l’image du concile de Trente. L’époque était trop molle, trop progressiste pour cela. Il faut donc, sous une forme ou sous une autre reprendre le flambeau abandonné. Il n’y a qu’un remède, c’est de revenir à l’Evangile intégral. L’Eglise n’est pas une institution comme les autres. On ne peut pas en imaginer une autre que celle de la Tradition. Le complot divin nous pousse dans ce sens : pour sortir du cauchemar, retrouver les fondamentaux qui ont construit l’Eglise !
Fureur des laïcs
Ici et là, se dressent des laïcs qui voudraient promouvoir une Eglise qui mettrait prêtres et laïcs sur le même pied, en condamnant, comme le fait explicitement le blogueur Koz-toujours, « la sacralisation de la personne du prêtre ». A-t-il raison de s’en prendre à la dimension sacrée du prêtre ? Le Blogueur fait de la désacralisation du prêtre, une urgence. Au nom de tous ces prêtres qui ont abusé du caractère sacerdotal pour imposer des rapports sexuels à des religieuses ou pour les prostituer (comme cela a pu se passer en Afrique), on comprend Koz. Mais, dans son indignation morale absolument justifiée, il risque de jeter le bébé avec l’eau du bain. L’eau du bain, une eau sale, c’est le cléricalisme, l’immonde égocentrisme de certaines âmes sacerdotales - égocentrisme : je sais de quoi je parle - dont le célibat mal vécu a pu faire des monstres. Ce n’est pas parce que certains abusent de leur dignité sacrée d’une manière inqualifiable, qu’il n’y a plus de dignité sacrée des prêtres. Chercher à normaliser le sacerdoce, c’est transformer les prêtres en animateurs de communautés ou de colonies de vacances. J’avoue que je ne vois pas en quoi ils en seraient devenus moins dangereux, mais, avec cette nouvelle conception, on aurait ainsi détruit le mystère de l’Eglise, qui est l’ordre sacramentel, par lequel se prolonge l’action du Christ.
Imprécision mortelle d’un évêque
L’évêque de Poitiers, proposant d’ordonner des personnes mariées parmi les viri probati de son diocèse, va dans le même sens que ces laïcs : « Le prêtre n’est pas un homme sacré, l’évêque non plus, je pense que comme c’est le cas dans les églises d’Orient, des hommes mariés pourraient être appelés. Cela changerait la conception sacrée de ce qu’est le prêtre, qui est finalement une manière de le voir comme s’il n’était pas un homme. Comme si la sexualité n’existait pas, comme si tout être humain n’était pas travaillé par la sexualité. Avoir des prêtres qui seraient mariés permettrait de les voir comme des hommes comme tout le monde. Je pense qu’une des raisons de ces crimes commis sur des enfants ou sur des femmes vient de cette conception sacrale du prêtre ».
   
Beaucoup de choses dans cette déclaration. Tout d’abord Mgr Wintzer a le courage de ne pas en rester à un Mea culpa verbal. Il fait une proposition, qui est nouvelle mais qui est compatible avec l’enseignement de l’Eglise, celle de l’ordination des Viri probati. Déjà au XVIème siècle, un certain cardinal Cajétan avait accepté l’existence de prêtres mariés en Allemagne pour mettre fin au schisme luthérien. Mais si l’ordination de viri probati va dans le sens d’une désacralisation du sacerdoce, qui peut penser qu’il s’agisse d’une bonne chose pour l’Eglise ? La vie d’un prêtre n’est pas simple et le célibat n’est pas la seule complication de son existence (ce serait même plutôt en soi une simplification). Mais s’il faut abandonner l’idée que le prêtre est un personnage qui, lorsqu’il célèbre la messe ou lorsqu’il donne l’absolution, est un homme sacré qui agit dans la personne du Christ, s’il faut répéter en chœur que le prêtre « est un homme comme tout le monde », que restera-t-il du sacerdoce ? Le prêtre sera nommé pour un mandat de cinq ans, renouvelable ; quelques chômeurs auront trouvé ainsi un CDD assez mal rémunéré et l’Eglise sera totalement sécularisée. Il n’y aura plus d’Eglise, plus de mystère, plus de sacrement. Cette église-là aurait divorcé d’avec Jésus-Christ. Nous serions au stade de « l’Eglise éclipsée », dont parlent certains sédévacantistes.
     
Particulièrement dramatique est la formule finale de Mgr Wintzer : « Je pense qu’une des raisons de ces crimes commis sur des enfants vient de cette conception sacrale du prêtre ». Cette conception sacrale du prêtre, qui a pour elle toute la magnifique tradition patristique, serait à l’origine de la pédophilie de prêtres dévoyés ? Il ne faudrait tout de même pas confondre d’une part cette donnée théologique traditionnelle selon laquelle « le prêtre agit sacramentellement in persona Christi » avec, d’autre part un odieux cléricalisme, un subjectivisme sacerdotal infect qui mène à toutes sortes d’abus, sexuels entre autres. Qu’un évêque qui, par ailleurs, est titulaire d’une maîtrise de théologie dogmatique, puisse donner l’impression qu’il se livre à semblable confusion, voilà qui laisse mal augurer de la réaction du corps des évêques !
Vers un compromis historique
Un autre évêque, un cardinal même, de l’autre côté du Rhin, a décidé, lui, de prendre l’avenir de l’Eglise à bras le corps. « L’impulsion de renouveau de Vatican II n’a pas vraiment été mise en avant et comprise en profondeur » affirme le cardinal Marx, patron des évêques allemands, au terme de l’assemblée épiscopale allemande de printemps à Lingen. Il déclare emprunter désormais, avec son Eglise, une « voie synodale », au long de laquelle il entend mettre en discussion l’interdiction de la contraception, de la cohabitation, des relations homosexuelles et du célibat des prêtres. Sur chacune de ces questions, des théologiens sont invités à plancher. « On a besoin d’une discussion autour du catéchisme de l’Eglise catholique » ajoute Reinhard Marx, qui décidément se sent pousser des ailes et entend bien aligner la morale de l’Eglise sur celles du monde.
     
C’est ce que j’appellerai le syndrome postconciliaire ; au lieu de chercher profondément dans la doctrine de l’Eglise des solutions, on convoque un Comité Théodule sans aucune autorité apostolique (c’est le problème des conférences épiscopales qui n’ont pas été instituées par le Christ) et l’on discerne une via media, forcément très intelligente, qui possède sur le papier tous les avantages, mais qui n’a rien à voir avec la tradition de l’Eglise et tout à faire avec le monde et les lois du monde.
      
C’est la troisième tentation du Christ au Désert, celle du compromis historique entre l’Eglise et le monde. Chaque fois qu’un homme d’Eglise semble y céder, l’Eglise perd quelque chose de sa légitimité et compromet les conditions réelles de son succès terrestre.

samedi 9 mars 2019

Un entretien paru dans Présent

Je republie ici, avec l'accord bienveillant du Quotidien Présent, l'entretien qu'il a publié lundi dernier (4 mars 2019), sur l'actualité récente de l'Eglise et les principes de la morale catholique .

Anne Le Pape : Le film d’Ozon, Grâce à Dieu, sortant alors que le procès du père Preynat n’est pas terminé, la sortie du livre Sodoma de Martel : des éléments de nature différente (nous y reviendrons), mais ne doit-on pas noter cette convergence ?
Guillaume de Tanoüarn : Si vous voulez parler d’un complot contre l’Eglise, je ne crois pas qu’il n’y en ait qu’un. Frédéric Martel a tenu à faire paraître son livre, Sodoma (comprenez : Sodome à Rome) au moment où s’ouvrait à Rome le sommet contre les abus sexuels sur mineurs, avec les présidents des conférences épiscopales françaises. Quant à François Ozon, il avait pour son film Grâce à Dieu une fenêtre de tir avant le rendu des jugements concernant le cardinal Barbarin (pour non-dénonciation) et surtout le Père Preynat (pour agressions sexuelles en série). La convergence entre les deux agendas, celui du film et celui du livre, me paraît, elle absolument fortuite. Mais elle marque un trop plein. Je pense que les désordres sexuels ont fleuri depuis que ce que j’ai appelé jadis la religion de Vatican II prêche l’Evangile selon Polnareff : Nous irons tous au paradis. La question du pardon divin est fondamentale et magnifique. Mais on détruit la doctrine de la miséricorde et on tombe dans le laxisme quand on rend le pardon divin automatique.
Anne Le Pape : « De nature différente », a-t-on dit : le film dénonçant les abus sexuels, l’autre l’hypocrisie de l’Eglise qui devrait ne plus condamner l’homosexualité. Le but est-il le même, fragiliser l’Eglise (malgré les dénégations répétées des auteurs) ?
Guillaume de Tanoüarn : Je pense qu’il y a dans le film comme dans le livre, et je dirais dans le film plus encore que dans le livre, une sorte de militantisme athée, qui en limite la portée. En Ozon et en Martel, il nous faut voir d’abord des artistes engagés, qui veulent à tout prix crédibiliser cet agnosticisme, qui constitue aujourd’hui, dans le vaste domaine de la mondialisation, en Chine, aux Etats unis et en Europe, comme une anti-religion d’Etat. Mais je n’ai jamais cru à l’art pour l’art. Le fait d’être des artistes engagés n’interdit pas que l’on puisse, avec cet engagement même, faire un bon film ou un bon livre. Ainsi Sodoma est l’un des rares essais de ce calibre (630 pages) qui se lise aisément. Cela peut ne pas nous plaire mais il y a une écriture. Quand Martel nous raconte sa visite manquée au cardinal Burke, et son expédition dans ses toilettes, on ne peut s’empêcher de sourire, même si Martel n’a pas l’ombre d’un vrai grief à faire valoir contre le pauvre cardinal, auquel il reproche simplement d’être un conservateur et de trop aimer l’apparat dans lequel, comme cardinal, il vit.
Anne Le Pape: Que pensez-vous de l’analyse d’Hubert de Torcy sur le film d’Ozon ?
Guillaume de Tanoüarn: Hubert de Torcy reproche à Ozon de n’avoir pas saisi dans toutes ses dimensions le drame de conscience du cardinal. C’est vrai qu’il n’en juge qu’à travers les apparences, en reconstruisant son personnage (l’acteur François Marthuret fait un travail formidable en le rendant crédible sous les oripeaux du hiérarque cauteleux, qui ne serait vraiment soucieux que du fonctionnement de l’institution. Hubert de Torcy a raison de dire que nous sommes là à mille lieues du personnage réel. Mais s’il n’y avait pas la dimension militante de ce film, par exemple la volonté du cinéaste de peser sur le procès, on pourrait dire qu’une telle reconstitution relève des libertés du créateur artistique. Lorsque Sartre écrit Le diable et le bon Dieu, il commet une grande pièce, même si l’on n’est pas d’accord avec ses conclusions. Je dirais la même chose, chacun dans son ordre, pour nos deux artistes.
Anne Le Pape: La dénonciation de l’homosexualité de certains hommes d’Eglise n’est pas nouvelle. En quoi ce livre franchit-il un seuil ?
Guillaume de Tanoüarn : Parce que, même s’il n’est pas objectif, il signe la première véritable enquête sur le sujet et que son enquête se lit souvent comme un roman, même si hélas elle n’en est pas un.
Anne Le Pape :  Jean-Marie Guénois, s’il reconnaît dans Le Figaro le sérieux du travail de Martel, souligne qu’il majore ses conclusions et oublie la doctrine de l’Eglise. Est-ce votre avis ?
Guillaume de Tanoüarn : Si Frédéric Martel majore ses conclusions, c’est pour deux raisons bien identifiables dès le début : il est manifestement payé (au propre ou au figuré) pour charger tous les conservateurs qui passent à la portée de son gaydar (le radar gay, censé identifier les personnes homosexuelles). Mais (deuxième raison), il arrive que le gaydar s’emballe et laisse la place à des enthousiasmes immaîtrisés de vieille folle, pas encore blasée, cela en particulier lorsqu’il parle liturgie. J’ai regardé sur you tube ce qu’il appelle lui-même « la messe félinienne » au cours de laquelle le pape Ratzinger a ordonné évêque son secrétaire Geinswain. Il s’agit d’une messe de Paul VI un peu solennelle, au cours de laquelle on remarque l’extrême qualité des chœurs, plutôt que le nombre (tout à fait raisonnable en fait) des dentelles. Devant un tel spectacle, pas possible de lui faire entendre raison : le gaydar de Martel s’emballe. Pas possible de lui faire entendre raison : Martel aime ça et il en parle… comme un gay… avec chaleur.  C’est amusant le gaydar, mais le problème concrètement est dans la distinction qu’opère Martel entre homophiles et homosexuels. Les homophiles seraient des homosexuels non pratiquants, mais qui auraient gardé une tendance. Il faut dire que Martel en voit partout, jusqu’à mettre en cause plusieurs papes récents. On arrive là à la limite de sa tentative. Il y a des choses qui se disent (verba volant), mais qui ne s’écrivent pas, tout simplement parce que ce sont de pures conjectures, qui, en l’absence de preuves, ne cerneront jamais qu’un aspect – souvent bien ténu - de la réalité.
Anne Le Pape : Martel a rencontré des informateurs complaisants. N’est-ce pas un trait de la modernité, on se répand, on se raconte ?
Guillaume de Tanoüarn : Il me semble au contraire que c’est une des grandes qualités de son livre : on y est. Il faut parfois effleurer beaucoup de sujets avant de réussir à brancher un cardinal sur l’homosexualité…
Anne Le Pape : Que pensez-vous du rôle de Maritain selon Martel ?
Guillaume de Tanoüarn : Martel parle du Code Maritain. C’est un signe de reconnaissance que s’envoyaient des homophiles (voir question précédente), décidés à vivre dans la chasteté parfaite cette tendance mal sonnante. Quand on lit dans le journal de Julien Green le récit de sa première rencontre avec Maritain (« Il me regarda de ses grands yeux bleus profond… » etc.), on se dit que manifestement, entre eux, le message est passé. Frédéric Martel émet une hypothèse : la pureté sans faille des homosexuels catholiques (selon lesquels la moindre pulsion est « hors nature ») a servi de modèle à la morale catholique post-conciliaire, celle que développent Paul VI, puis Jean-Paul II.
Anne Le Pape : Le but de Martel, selon Roberto de Mattei, est « d’abattre la Bastille de la morale catholique ». Le pensez-vous ?
Guillaume de Tanoüarn : Quelle Bastille ? Celle qu’a érigée Paul VI, en mettant la contraception et l’avortement sur le même plan dans Humanae vitae, qu’il publie – cela ne s’invente pas – en mai 68 ? Peut-être. La vraie morale, on ne la détruit pas comme ça : elle est dans les cœurs. Que trouve-t-on dans nos cœurs ? Jusqu’à Vatican II tous les prêtres et tous les fidèles catholiques croyaient au péché originel. A partir de Dignitatis humanae (1965), qui enseigne que toute conscience va d’elle-même à la vérité absolue, on ne peut plus y croire, que comme à un concept purement rhétorique. Le fait est, du coup, que la morale postconciliaire, telle qu’elle ressort des textes, est une morale rigoriste, une morale sans le péché originel, qui repose, elle, entièrement sur le droit naturel, c’est-à-dire sur l’idée d’homme telle qu’elle sort de la pensée divine… On oublie que le droit naturel renvoie à une vérité contraire, celle de la nature déchue et du péché originel. C’est comme l’enseignement sexuel de Jean-Paul II : peut-il exister une sexualité parfaite et normative entre homme et femme ? La sexualité peut-elle – bien comprise – servir de fondement ? Je ne le crois pas : depuis le péché originel, il n’y a pas de sexualité bien comprise. La sexualité n’est donc pas un fondement. Juste un moteur. Pour que le moteur nous emmène dans la bonne direction, il importe que nous ne quittions jamais le volant, c’est-à-dire que nous vivions, ou au moins que nous voulions vivre dans la grâce de Dieu.

vendredi 8 mars 2019

«Je suis troublé avec vous tous»: un évêque parle

Le diocèse de Rouen publie ce message de Mgr Lebrun:         
Je suis troublé avec vous tous
Message de l’archevêque aux fidèles 
Le cardinal Philippe Barbarin vient d’être condamné pour « non-dénonciation de mauvais traitements envers un mineur ». Je ne commente pas cette décision de justice. Elle s’ajoute à d’autres révélations et condamnations de prêtres, d’évêques, de religieux ou religieuses qui ont abusé d’enfants ou de personnes fragiles, crimes terribles. En raison même des processus psychologiques, on peut penser que les victimes n’ont pas toutes parlé. À cela se sont ajoutés des comportements de la hiérarchie et des proches des victimes qui ont étouffé des paroles. 
Il y a de quoi être troublé. Je le suis avec vous tous. Nous apprenons de Jésus qu’il n’y a pas d’impasse pour les pécheurs. Nous découvrons des péchés graves, aggravés parce qu’ils ont été cachés. Le chemin passe par l’acceptation de notre péché. Je n’imaginais pas à quel point il y a de la pourriture au sein de notre Église catholique. Est-ce par aveuglement ou par orgueil ? Est-ce par protection plus ou moins consciente de l’Église ou des personnes ? Je ne sais pas répondre. Je m’examine moi-même, et chacun a sans doute sa réponse. En tous les cas, nous avons maintenant à accueillir la lumière qui éclaire ces ténèbres. 
Notre espérance n’en est pas moins grande. Par avance, Jésus a interrogé l’Église qui critique si facilement la société : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? » (Mt 7,3). Chacun peut accueillir cette question, surtout au temps du carême. Accueillir humblement la question est déjà chemin de salut. 
Combien de temps encore cette purification va-t-elle durer ? Je n’ai pas de réponse. Je demande seulement au Seigneur de ne pas nous tenter au-delà de nos forces, comme il l’a promis. Je le supplie aussi de regarder tout le bien que nos communautés avec leurs prêtres, leurs religieux et religieuses, leur évêque font en vivant l’Évangile.  
Oui, Jésus continue de dire à son Église comme à Pierre : « Arrière Satan, tes pensées ne sont pas les pensées de Dieu » (Mt 16, 23) et de l’interroger « Pierre, m’aimes-tu ? » (Jn 21, 15) pour lui redonner sa confiance. Oui Jésus continue de nous « faire de vifs reproches » (Mc 8, 32) en nous disant aussi : « Allez dans le monde entier. Proclamez l’Évangile à toute la création » (Mc 16, 15). Puisse le carême être vraiment un temps favorable. Avec beaucoup d’amitié et en communion. 
À Rouen, le 8 mars 2019.
Dominique Lebrun
Archevêque de Rouen

jeudi 7 mars 2019

Un complot contre l'Eglise ?

C’est un complot contre l’Eglise. Voilà ce que pensent beaucoup de catholiques inquiets devant cet alignement maléfique des Planètes où l'Eglise semble perdre complètement sa crédibilité, au point d'inquiéter fortement les laïcs qui se sont engagés pour elle malgré toutes les difficultés que l'époque oppose à un tel engagement.
     
Il y a tant de scandales qui ont explosé ces derniers temps que l'on est bien obligé de leur donner raison. Mais ce ne peut être une conspiration humaine. Quel rapport existe-t-il, en effet, entre le film Grâce à Dieu de François Ozon, sur la non-dénonciation des crimes de pédophilie, le livre Sodoma de Frédéric Martel sur le système homosexuel au Vatican (système: le mot est de Martel qui a enquêté quatre ans dans les cénacles ecclésiastiques du monde entier), et enfin ce documentaire sur les abus sexuels concernant des religieuses dans des couvents catholiques, programmé sur la chaîne Arte pour Mardi Gras ? Dans une telle conjonction, les exploits don-juanesques de Mgr Ventura, nonce à Paris, semblent presque dérisoires. 

Il y a vraiment quelque chose de pourri au Royaume de Danemark aurait dit Shakespeare. Mais Dieu règle les événements bons ou mauvais pour le plus grand bien de ceux qui l'aiment. Il est dans la même barque que nous. Dans une telle répétition différentiée des symptômes, c’est le Seigneur qui se manifeste, avant et après, dans l'épreuve et dans la consolation. Il va apaiser la tempête comme d'habitude, mais il faut d'abord que nous soyons capables de lui dire : "Seigneur sauvez-nous, nous périssons" ainsi que l'ont fait les apôtres. Comment le lui dirons-nous  en cette occurrence ?

Il y a quelques années autour du grand jubilé de l'an 2000, la repentance était très à la mode dans l'Eglise. On faisait repentance pour l'inquisition médiévale, pour les Borgia, Alexandre VI et son oncle Calixte III, papes de la Renaissance, toutes choses à la vérité fort anciennes. Ce rituel sociologico-politique n'a convaincu personne. L'Eglise du grand Jubilé a donné l'impression de filtrer le moucheron des anciens temps et de laisser passer le chameau des temps nouveaux. Il me semble qu'il faut être plus classiquement chrétien et envisager un vrai repentir de l'Institution, comme avait commencé de le faire Benoît XVI dans sa Lettre aux catholiques irlandais.

Ce repentir ne doit absolument pas être le fait de tous les catholiques comme l'indique indistinctement tel prêtre dans sa Lettre de Carême : la mauvaise conscience est aussi dangereuse que la bonne. Ce qui compte c'est la conscience tout court ! De façon évangélique, ce repentir doit concerner ceux qui ont péché, en tant qu'ils ont péché. Il me semble que c'est à quoi nous conduit ce complot divin auquel nous sommes en train d'assister. 

Le pape François a eu raison de pointer, dans ces abus sexuels, des abus de position dominante. Dans toutes ces histoires, le cléricalisme n’est jamais loin. Les clercs qui auraient abusé de leur fonction ne serait-ce que pour couvrir des crimes sexuels, doivent s'en repentir clairement et à haute voix, sans jouer "grâce à Dieu la prescription".

L'Eglise ne se sortira pas des scandales par une nouvelle crise de mauvaise conscience. Il faut qu'au moins symboliquement certains hommes d'Eglise soient capables de prendre sur eux la foudre. Noblement. Courageusement. A cause de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils n'ont pas fait.

"Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve" dit le Poète, faisant écho à saint Paul : "Là où le péché a abondé, il faut que la grâce surabonde". A scruter les terribles signes des temps qui nous tombent dessus, on peut dire que nous allons sans aucun doute vers un temps de grâce. Il importe avant tout, comme disciple du Christ, non pas de faire disparaître les dossiers, mais au contraire, selon la mission que l'Eglise de France a confié à Jean-Marc Sauvé, de faire la vérité. Le concile Vatican II avait été convoqué il y a plus d'un demi-siècle pour une opération vérité, parce que l'on sentait déjà des dysfonctionnements. Les Pères ont cru s'en tirer avec des généralités théologiques. Nous sommes devant la vraie crise de l'Eglise. Mais le Seigneur nous demande davantage, oui, dans un prolongement inédit de Vatican II, davantage que des mesurettes ou des réformettes liturgiques dont tout le monde se f... : une vraie réforme, une autocritique du cléricalisme, une mise en question des personnes constituées en dignité, qui ont transformé les erreurs humaines toujours présentes dans tout corps constitué en tolérance organisée, dramatiquement efficace contre toutes les victimes de prédateurs sexuels.

Mais avant tout, il faut que nous sachions voir le complot divin à travers les mauvaises nouvelles. Ne nous y trompons pas : c'est à cause de lui que rien ne sera plus jamais comme avant dans l'Eglise.