samedi 30 août 2008

Laurent Gaudé et notre vie éternelle

La rentrée littéraire, si platement sexuelle soit-elle, avec le duel attendu entre Catherine M. et Christine Angot, nous offre son lot de surprises.
Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004 pour le très beau Soleil des Scorta, nous offre par exemple un livre impossible, incroyable, totalement décalé, où il nous conte la descente aux enfers de son héros, Matteo, chauffeur de taxi de son état, père désespéré parce que, en plein coeur de Naples, la Camora lui a pris son fils de 6 ans, assassiné par une balle perdue. Matteo désespéré, abandonné par sa femme, finit, sur l'injonction d'un professeur halluciné, avec la complicité d'un curé marginal (auquel Mgr Gaillot a dû donner un peu de chair) par "descendre le chercher". Oui, il va chercher son fils aux enfers ! A partir de là, la puissance poétique de Laurent Gaudé fait merveille. On a des scènes qui, avec ou sans les effets spéciaux du cinéma, rappellent le Seigneur des Anneaux et autres productions à grand spectacle. Mais cette fois, le spectacle est celui de la langue, que Gaudé parvient à mettre dans tous ses états pour rendre crédible l'impossible franchissement de la Frontière primordiale, celle qui existe entre les vivants et les morts. "J'ai écrit ce livre pour mes morts, explique Laurent Gaudé, les hommes et les femmes dont la fréquentation m''a fait ce que je suis".
La descente aux enfers est d'abord un mythe païen, le mythe d'Orphée, échouant dans sa quête d'Euridyce parce qu'au dernier moment, contre le contrat passé avec les puissances infernales, il la regarde. Le mythe d'Enée, dans Virgile, qui permet d'ancrer la puissance romaine ou de donner une origine à cette immense prédestination qu'est l'histoire de la Rome antique. L'idée que Gaudé se fait de la survie des âmes, qui souffrent de leur vie terrestre pour ne pas être tentées de remonter "là-haut" évoque la description platonicienne du fleuve Léthée, description reprise par lui sur un mode à la fois lyrique et démocratique, et dans laquelle il y a tellement de monde que le nautonnier du mythe ne suffit pas à faire la navette, entre "ici" et "là-bas". Plus de barque ! Les âmes, dans le mythe moderne, font de la natation, ombres entremêlées qui flottent sur les eaux, pour passer d'un côté à l'autre. La scène, sous la plume de Gaudé, est crédible, mais oui !
L'idée fondamentale de notre auteur est que les âmes survivent dans la mesure où nous savons leur prêter quelque chose de notre propre vie, de nos pensées et, plus encore peut-être (cela donne la trame de ce roman) dans la mesure où nous leur appliquons notre volonté de les faire vivre. Etrange et toute païenne communion des saints ! Communion des humains, à la vie à la mort. En échange, souligne l'auteur, notre propre vie est conditionnée par les lambeaux d'existence que "nos morts" emportent "là-bas". Si nous nous sommes laissés dépouiller, nous pouvons être comme Matteo, le héros de cette histoire, des morts en sursis qui sont des morts vivants. Comme Guiliana, sa femme, nous pouvons nous réfugier dans l'imprécation jusqu'à en perdre la raison, emportés par la mort des autres, avant de l'être par notre propre mort.
J'entends certains de mes lecteurs, bons chrétiens, me dire : mais pourquoi s'attarder à ce mythe moderne de la mort apprivoisée ? Qu'avons nous besoin du mythe ! Nous autres chrétiens, nous savons bien que la mort n'est pas ce grand tourbillon des âmes, perdues et sans direction. Nous savons que les âmes mortes commencent à vivre parce qu'elles sont comme aspirées par la Lumière (qui est le Christ).
Sans doute. Je ne vais pas demander à Gaudé des comptes sur sa foi chrétienne, alors que manifestement, il souhaite qu'on sache qu'il ne l'a pas.
Mais je ne voudrais pas que les bons chrétiens pensent que ce rendez-vous avec "la Lumière, la vraie" comme dit saint Jean dans son Prologue est programmé de toute éternité, inscrit dans notre nature, au point qu'il devienne un droit fondamental de l'homme chrétien : le droit à l'Infini ! Le droit au baiser éternel de Dieu. Non ce baiser n'est pas un droit, mais un don. Non cette illumination n'est pas un dû mais une grâce.
Un dogme du premier Credo nous le rappelle : Jésus est descendu aux enfers, pour aller chercher les âmes des justes, qui attendaient un salut, qu'elles ne pouvaient, malgré leur propre justice, se donner à elles mêmes. Dans la Première Epitre de Pierre (III, 19), on lit cette phrase surprenante, qui atteste de la foi des apôtres : "Le Christ lui-même est mort une fois pour les péchés, juste pour les injustes, afin de nous mener à Dieu. Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l'Esprit. C'est dans cet Esprit qu'il s'en alla prêcher même aux esprits en prison, à ceux qui jadis avaient refusé de croire...".
Le Christ, les premiers chrétiens de culture païenne le voient comme l'Orphée véritable, celui qui n'échoue pas, celui qui, descendu aux enfers et monté aux Ciel "où il est assis à la droite de Dieu", emmène avec lui l'humanité en souffrance, l'humanité qui ne s'est pas saisi, qui n'a pas pu se saisir de ce prodigieux moteur de transformation de ce prodigieux instrument de métamorphose qu'est, sur la terre, la foi en lui. Les premiers chrétiens reconnaissent donc cette humanité souffante, "là-bas", dont Gaudé nous peint une fresque inoubliable dans son livre.
Pour en revenir à notre auteur, on sent qu'il ne veut pas nous parler du Christ (la description morbide de l'Hôpital de San Giovanni Rotondo, fondé par Padre Pio doit servir de repoussoir). Mais se réappropriant le Mythe païen, par la médiation de cette terre d'Italie du sud qu'il aime à la folie et où se passent d'habitude ses romans, Gaudé ne peut s'interdire oh ! une touche de christianisme. La christian touch du livre, c'est un "prêtre fou" (ainsi le nomment les gens du quartier) Don Mazerotti, le confesseur des prostituées et des travelots de Naples, qui sert de Béatrice à notre explorateur d'Au-delà.
Manifestement, pour Gaudé, le christianisme est ici médiateur d'un paganisme vital, seul capable de ressusciter la grande communion humaine des vivants et des morts. Mais que Gaudé se méfie ! Son schéma rassurant pourrait bien se renverser et son paganisme si méditerranéen redevenir pour lui ce qu'il a été historiquement pour des millions de personnes : une préparation évangélique. Orphée (ou Matteo) pour disposer au christianisme.
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Lire : Laurent Gaudé, La Porte des Enfers, éd. Actes sud août 2008, 19,50 euros

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