jeudi 21 octobre 2010

"Mon copain Joseph"

Emu par le ton très personnel de la dernière adresse du pape aux séminaristes du monde, je me souviens qu'une de mes paroissiennes m'a confié des mémoires de l'écrivain allemand Günter Grass, intitulés Pelures d'oignon, avec des signets chaque fois que Grass évoque "son copain Joseph, celui qui mastiquait du cumain, aujourd'hui le tout nouveau pape" (coll. Points p. 426). Un personnage déjà fascinant pour le futur écrivain, justement parce qu'il ne cherchait à fasciner personne mais que "personne n'aurait été capable de défendre la Seule en dehors de laquelle il n'y a pas de salut avec autant de profondeur fanatique et en même temps d'amour et de tendresse que mon copain Joseph" (p. 408).

"Nous n'étions jamais que deux parmi des milliers (...) mais je ne voulus pas exclure que ce copain Joseph qui était comme moi la proie des poux et avec qui je mastiquais par temps de faim constante du cumin sorti d'un petit sachet, mais dont la foi était un blokhaus aussi solide que ceux du Mur de l'Atlantique, pouvait être un certain Ratzinger, qui prétendait aujourd'hui jouir de l'infaillibilité papale, quoi que de cette manière timide que je lui connaissais, d'autant plus efficace qu'elle était proférée à mi-voix"(p. 409)

Ce témoignage sur le Camp de Bad Aibling est beau, même si Grass affecte une certaine distance avec ses souvenirs. On VOIT le jeune séminariste, déjà tel qu'en lui-même. Pour éviter l'ennui et le vide intérieur (attitude typique du type 5 de l'ennéagramme), il fait du latin... avec Grass : "Avec quoi combler la fissure qui, si elle n'était pas visible, béait à l'intérieur ? Je m'entends aujourd'hui encore conjuguer des verbes. Aucun doute ce jeune accrocheur de wagon qui à 950 mètres sous terre essaie avec application et ténacité d'améliorer son pitoyable latin, c'est moi (...) Je me moque de lui, je le traite de rigolo, mais il ne se laisse pas distraire, il veut remplir le vide avec quelque chose, ne fût-ce que les scories d'une langue que son compagnon du camp de Bad Aibling maîtrisait parfaitement et dont il disait qu'elle "règnait sur le monde pour l'éternité". plus encore : Joseph allait jusqu'à prétendre qu'il rêvait selon les règles immuables de cette langue"(p. 259).

Et quand il ne rêve pas en latin, le jeune Joseph joue sa vie aux dés. "Je donnai du cumin au compagnon avec qui j'étais accroupi sous une toile de tente par une pluie continuelle et jouais peut être notre avenir avec trois dés. Il est là, s'appelle Joseph, me parle -d'une voix imperturbablement faible, douce même - et ne me sort pas de la tête. Je voulais être ceci, il voulait être cela. Je disais qu'il y a plusieurs vérité. Il disait qu'il n'y en a qu'une. Je disais que je ne crois plus à rien. il empilait les dogmes l'un sur l'autre. je m'écriais : Joseph, tu veux sans doute devenir grand inquisiteur ou même mieux encore. Il sortait toujours quelques points de plus et en jetant [les dés], citait saint Augustin, comme s'il avait sous les yeux ses cofessions latines. Ainsi jetâmes nous les dés, jour après jour..." (p.213).

Joli texte, qui nous montre un jeune sage, l'esprit tout occupé des saintes ettres et qui mastiquent sans doute davantage saint Augustin que le cumin de Günter Grass. Ce tableau nous montre quelque chose que l'on veut oublier : la puissance de l'esprit, surtout lorsqu'il fait de Dieu sa vie. C'est cela au fond que Benoît XVI prêche aux séminaristes, en les encourageant à faire des études, non pour la vaine gloire et l'érudition, mais pour trouver les réponses aux questions que se posent nos contemporains.

Dieu sait pourtant qu'à certain moment pour ce tout jeune homme réquisitionné par la Puissance hitlérienne, ce feu de l'esprit ne devait pas paraître peser très lourd. Il le dit d'ailleurs : « En décembre 1944, lorsque je fus appelé au service militaire, le commandant de la compagnie demanda à chacun de nous quelle profession il envisageait pour son avenir. Je répondis que je voulais devenir prêtre catholique. Le sous-lieutenant me répondit : Alors vous devrez chercher quelque chose d'autre. Dans la nouvelle Allemagne, il n'y a plus besoin de prêtres », rapporte le pape. Mais il ajoute sa propre conviction de l'époque : « Je savais que cette 'nouvelle Allemagne' était déjà sur le déclin, et qu'après les énormes dévastations apportées par cette folie dans le pays, il y aurait plus que jamais besoin de prêtres ».

Certains aujourd'hui ont tendance à penser comme le sous-lieutenant, contrairement aux séminaristes qui ont répondu à l'appel du Christ, fait observer le pape: « Vous, chers amis, vous vous êtes décidés à entrer au séminaire, et vous vous êtes donc mis en chemin vers le ministère sacerdotal dans l'Église catholique, à l'encontre de telles objections et opinions. Vous avez bien fait d'agir ainsi. Car les hommes auront toujours besoin de Dieu, même à l'époque de la domination technique du monde et de la mondialisation ».

Matérialisme hitlérien, matérialisme mondialisé : le premier était brutal. Le second insidieux et universel comme la société de consommation. Nous voyons la fragile silhouette de "mon copain Joseph" aux prises avec le Monstre totalitaire. Et ce n'est pas sans émotion. Mais prenons nous les moyens d'affronter ce totalitarisme soft, dont parle déjà Jean Paul II dans Centesimus annus, sommes nous capable de réagir dans une société qui met de côté ou condamne au néant toute forme de vie intérieure ? La résistance spirituelle est en cours. Petit exemple emprunté à l'écume des jours : hier dans un café, je rencontre, après minuit (eh oui...) un jeune homme qui parle théologie avec son amie. Surréaliste ? Non. Cette génération doit faire face. Elle sait que la plupart des problématiques du XXème siècle sont obsolète. Elle s'engage. "Si l'on étudie pas sa foi, on la perd" me dit en substance ce garçon.

Du haut de mon quasi demi siècle je vous le dis : cette génération pourrait bien nous surprendre par sa manière d'entrer en résistance spirituelle, sous l'égide du doux Benoît XVI. C'est en tout cas à quoi le pape appelle au moins les séminaristes du monde dans ce texte daté du 18 octobre dernier. Mais les laïcs qui veulent devenir chrétiens sentent bien, eux aussi, qu'il faudra, dans la grande centrifugeuse moderne, y mettre le prix. Chacun personnellement, en échappant à la superficialité obligatoire.

3 commentaires:

  1. "Chacun personnellement" ne suffit en rien..Ou nous serions le Corps du Christ( du Verbe, du Christ en Crèche, du Christ en Croix, du ressuscité, du Christ en gloire) ou bien nous disparaîtrons... (même si le Mystère de l'Eglise, triomphante, souffrante et militante , demeure)
    S'il faut attendre que les rares nouveaux séminaristes aient étudié, on crèvera avant d'avoir réentendu la doctrine catholique !!!

    les 99% de non pratiquants de ma banlieue attendent toujours ..et ni le " chacun personnellement" ni le "doux Benoit XVI" , toutes ces mythologies individualistes..n'y pourront rien ...

    Mais on retrouve le problème du Christ-Roi, comme à tous les tournants...

    A.S. Asticoteur sceptique

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  2. Günter n'a jamais pu oublier son copain Joseph. Au-delà de cette époque terrible qu'encore adolescents ils ont vécue ensemble, la voix "imperturbablement faible, douce même," persiste à ne pas nous sortir de la tête. Le témoignage de Günter Grass (critique acerbe de ses contemporains) est impressionnant par l'émotion qui s'en dégage. Joseph devenu Benoît XVI porte en lui cette résistance spirituelle,cet espoir hors du commun qu'exprime ce jeune homme que vous avez rencontré et qui parle théologie à son amie... après minuit! Je pense à la parabole du semeur; voici des grains qui sont tombés sur la bonne terre: le jeune Günter en 1945 et le jeune homme de 2010, par exemple. Ils ne sont pas les seuls. Merci à Benoît XVI, à vous Monsieur l'abbé et...à cette paroissienne qui vous a confié les "Pelures d'oignon" d'un ancien mécréant.
    WILLY

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  3. Günter et Joseph, prisonniers ensemble, et qui copinent? Allons donc! la vérité est qu'ils sont passés tous deux par un camp immense. Les Américains y entassaient leurs prisonniers, mais ne mélangeaient pas ceux qui leur semblaient inoffensifs avec les autres. Joseph était dans la défense antiaérienne - ce n'est pas lui faire injure que de rappeler que quel que soit le pays ou l'armée, ce n'est pas à ces postes que l'on trouve les guerriers les plus féroces. -- Quant à Günter... Günter qui a passé 60 ans à demander à ses compatriotes des comptes quant à leur passé... eh bien Günter était: Waffen-SS. -- Aucune chance donc que Günter et Joseph aient été détenus ensemble, ni dans les mêmes conditions.

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