mercredi 18 mars 2015

La grâce et la liberté

Pour que vous ne croyiez pas que je me suis englouti dans l'inaction et parce que la méditation précédente avait sembe-t-il plu à certains, je vous propose une version écrite de la prédication de Carême que j'ai faite dimanche dernier au Centre Saint Paul. J'aborde la question compliquée des rapports entre la liberté et la grâce. Je ne vais pas jusqu'au bout du sujet. J'aurais aimé dire des choses de la liberté, que je dirais sans doute la semaine prochaine. Pour lors, je vous laisse avec cette formule de saint Augustin, citée par Pascal : « Nos actions sont nôtres à cause du libre-arbitre qui les produit ; et qu’elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre libre-arbitre les produit »[1].

Et voici le texte.
« Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Cette célèbre formule du Christ peut être comprise de manière dévotieuse, comme une sorte d’hyperbole amoureuse. Mais en réalité, il faut essayer de percevoir ce que le Christ veut nous dire exactement, pour comprendre de quelle manière il nous aide, de quelle manière il est avec nous, de quelle manière il nous fait faire des choses que nous n’aurions pas pu faire seuls et laissés à nous-mêmes.

Sans moi, vous ne pouvez rien C’est vrai d’abord du point de vue métaphysique, mais faut-il faire de la métaphysique ? – Péguy, dans Notre jeunesse explique : « Tout le monde a une métaphysique patente ou latente, ou alors on n’existe pas ». La difficulté spécifique à notre bel Aujourd’hui, c’est que la métaphysique latente de l’ensemble de l’humanité a toujours été une forme de croyance en Dieu. Aujourd’hui les codes de la société occidentales poussent les individus à faire l’économie de Dieu. Il y a toujours cet élan secret en chacun vers « la vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde ». Mais la culture transmise est une culture athée et donc nihiliste. Pour revenir à Dieu, il faut être capable ou d’ignorer cet obstacle ou de passer par dessus. Et c’est ainsi que l’Eglise traverse sans doute la plus grande crise que l’on puisse imaginer, non pas une crise de l’Institution (elle a été beaucoup plus faible à d’autres époque), non pas une crise de l’unité (elle a été beaucoup plus désunie à des époques où les communications étaient difficiles), mais une crise de la foi en Dieu son Seigneur et en son Fils Jésus-Christ. 

Nous ne pouvons plus nous contenter de la métaphysique innée et de la foi native que porte en lui chaque individu. L’une et l’autre sont comme polluées et même interdites par la Culture dominante, celle du nihilisme européen. Pour nous sortir de ce quêpier, il nous faut retrouver cette « métaphysique naturelle de l’esprit humain » dont parlait Bergson. Il nous faut parvenir à méditer sur cette Puissance absolue de Dieu sur sa création. Il nous faut comprendre aussi combien nous dépendons de Dieu et combien nous ne sommes rien sans lui. C’est ce que nous allons faire brièvement ici, pour illustrer le premier sens, le sens métaphysique, de la formule évangélique : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ».

Toute action est de l’être, elle est une participation à un être qui la dépasse mais qui la constitue comme agissante. Agir c’est donner l’être, agir c’est créer. Mais qui peut donner l’être et qui peut créer sinon Dieu ? Et justement, tout ce qui est est de Dieu. Certes, dès le commencement Dieu a pensé les lois de l’univers, lois physiques ou lois chimiques et il n’a pas besoin d’intervenir chaque fois que ces lois se manifestent. Mais, en même temps, chaque fois que se réalise quelque chose de nouveau, chaque fois il faut bien admettre que c’est Dieu d’abord qui déploie et manifeste sa puissance créatrice. Toute puissance vient de Dieu ! Tout acte dérive de l’Existant premier, quelles que soient les causes créées[2] qui particularisent l’Acte divin.

A cet égard, on peut rapprocher la phrase « Sans moi vous ne pouvez rien faire » de cette autre phrase, de Jésus devant Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avais été donné d’en haut » (Jean 18). Le pouvoir de l’homme est un don de Dieu, que l’homme ne doit pas garder pour lui-même, sur lequel il n’a aucun droit, qu’il reçoit et qu’il rend, comme il reçoit et il rend la vie. « Tout pouvoir vient de Dieu » renchérit saint Paul dans l’Epître aux Romains. C’est déjà la doctrine de l’Ancien Testament. Avec quelle précaution Yahvé Dieu donne à Israël un roi ! Le risque ? C’est que Saül, se complaisant en son propre pouvoir, comme le roi de Tyr dans Ezéchiel, que nous avons évoqué au chapitre précédent, se prenne lui-même pour un Dieu et ramène sur sa propre personne l’hommage dû à Dieu.

Une troisième phrase du Christ explique cela en insistant sur la Providence universelle de Dieu : « Les cheveux de votre tête sont tous comptés » (Matth. 10, 30. Luc 12, 7). La création ne dure pas seulement pendant les six premiers jours du monde. Elle ne cesse jamais jusqu’à la fin. L’histoire du monde est l’histoire de la création ; de ce point de vue, elle appartient au Créateur. elle est indivisiblement l’histoire de Dieu et de l’homme, de l’homme avec et contre Dieu. 

La meilleure manière de se représenter cette toute puissance divine est de parvenir à le concevoir comme Infini. Malebranche explique bien ce Pouvoir de l’Infini qui « anéantit », je veux dire qui réduit à une sorte de néant tout pouvoir fini, qui, sans lui, ne serait pas : « Entre le fini et l’infini, concevez-vous quelque rapport demande Théodore à Eraste. Adam, cette noble et excellente créature, vis-à-vis de Dieu se doit-elle compter pour quelque chose – Il est vrai que le rapport du fini à l’infini ne peut se mieux exprimer que par zéro. Je compte pour rien Adam et tout cet univers quand je le compare à Dieu. Car l’Univers est fini et Dieu est Infini et infini en toutes manières ». Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas, mais relativement à Dieu nous ne sommes rien. Cajétan utilise l’expression « quasi non ens » dans son Traité de l’analogie des nom. Face à l’Infini divin, nous sommes comme non-étant. Attention ! Ce rien n’est pas le néant, puisqu’on en parle. Ce rien est bien quelque chose Mais il n’est rien si on le met en relation avec l’Infini.

Il nous faut comprendre, il nous faut « réaliser », c’est-à-dire faire entrer dans notre réalité intérieure cette perception de dépendance, qui nous met à notre véritable place. Nous dépendons de Dieu et nous ne sommes rien sans lui. Rien ? Quelque chose, mais quoi ? Une sorte de zombie métaphysique. « Sans Dieu écrit Benoît XVI, l’homme ne sait ni où il va ni même qui il est ». C’est en Dieu, c’est dans sa Puissance infinie que nous pouvons mesurer notre puissance, relative mais finalisée et non absurde. Malebranche soulignait à l’instant que nous ne sommes rien par rapport à l’Infini. Mais il faut ajouter que justement c’est l’Infini, c’est la considération de l’Infini, c’est la méditation ou l’adoration de l’Infini divin qui nous donne d’être ce que nous sommes en toute vérité. Oublier cet Infini devant et dans lequel « nous nous mouvons et nous sommes » (Ac. 17), c’est nous perdre nous-mêmes de vue et négliger notre situation métaphysique réelle. Voilà l’origine de tous les bovarysmes métaphysiques, ce rêve d’un autre, ce rêve de devenir un autre qui faisait dire à Rimbaud : « Je est un autre ». En réalité, je suis désespérément moi-même : c’est la mauvaise nouvelle du jour. Mais en même temps ce Moi, qui ne se conçoit que dans la Puissance de l’Infini, n’est pas un rêve. C’est un être, qui vient de Dieu et qui va à Dieu.

Au XIXème siècle, nous voyons naître un curieux athéisme spéculatif, celui de Feuerbach, qui faisait le procès de Dieu en prétendant que tout ce que nous accordions à Dieu, nous nous en privions nous-mêmes. C’est ce qu’il appelait la théorie de l’aliénation. Au commencement est la divinité de l’esprit. De cette idée vient logiquement que « Toute conscience de soi est une conscience de soi de Dieu. Toute connaissance de soi est une connaissance de soi de Dieu ». Pour Feuerbach, l’esprit est indivisible. Si l’homme est esprit il est Dieu et si Dieu était distinct de l’homme, il serait aux dépens, il ne pourrait être qu’au détriment de l’homme. L’homme parce qu’il est esprit est Absolu… Et si Dieu ou un dieu distinct de l’homme se prétendait l’Absolu, ce serait une usurpation.

La perspective est logique, mais elle n’est pas forcément très réaliste. Au nom de la réalité de la condition humaine, il nous faut poser à Feuerbach la question inverse : si nous prenons conscience de notre finitude, de notre incapacité à changer notre destinée humaine pour en faire autre chose, si nous prenons conscience de notre précarité dans le spectacle de ce monde, si nous éprouvons notre mortalité… que nous reste-t-il sinon la conscience d’être des intermittents du spectacle. Encore faut-il ajouter que ce spectacle auquel nous sommes sensés contribuer pour un temps, nous n’y comprenons rien. Sommes-nous vraiment (autrement que de manière fantasmatique) cet Infini de volonté qu’entrevoyaient les philosophes allemands du XIXème siècle ? La question qui se pose à nous n’est pas celle de savoir si nous sommes nous-mêmes l’Infini, mais plutôt si nous sommes simplement quelque chose, si nous existons par nous-mêmes…

Peut-on dire que quelque chose EST si l’Infini n’est pas. Descartes avait bien compris cela. Après avoir prouvé le JE SUIS présent dans l’ombre du JE PENSE - en s’écriant JE PENSE, JE SUIS, il avait eu la perception de l’extrême légèreté de cette perception de mon être. Si l’Infini n’est pas et s’il n’est pas un infini de pensée, qu’est-ce que la pensée ? Une bulle d’air ? Et qu’est-ce que l’être qui se saisit dans l’ombre de la pensée, si l’Infini n’est pas ? Un rien. L’homme est, par lui-même, comme un rien. Sans Dieu, disons nous à l’inverse de Feuerbach, la divinité de l’homme , sa divinité prétendue n’est rien. Sans Dieu, explique l’Ecclésiaste, tout est vanité et poursuite du vent. C’est en Dieu que ce que nous faisons a un sens. C’est en Dieu que ce que nous faisons reçoit une valeur objective. Aussi bien, c’est Dieu et Dieu seul qui nous juge. 

Pour en finir provisoirement avec l’approche métaphysique, j’aime beaucoup cette phrase lapidaire de Henri Heine cité par le Père de Lubac dans le drame de l’humanisme athée : « S’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’homme non plus ». C’est une illustration particulièrement moderne de la dimension métaphysique de la phrase du Christ : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ».

Mais ce verset de l’Evangile de Jean n’a pas seulement une dimension purement métaphysique. Il a aussi une dimension morale. « Vous ne pouvez rien faire », signifie : vous ne ferez et vous ne faites rien qui vaille par vous-même et sans moi. 

C’est le dogme catholique du péché originel, sur lequel saint Augustin a largement développé sa pensée, qui explique cette perspective. Il faut regarder en face le paradoxe de la condition humaine : d’un côté, il y a en chacun d’entre nous une volonté du bien qui s’affirme fortement et parfois jusqu’au mépris de soi. La mère offre sa vie pour ses enfants. A une époque où la médecine n’avait pas fait les progrès d’aujourd’hui, toute femme risquait sa vie à devenir mère. Mais la femme n’a pas le monopole du bien ![3] Dans toute humanité, il y a cette fascination pour le bien, cette foi au bien. 

En même temps, depuis cette mystérieuse faute originelle, la volonté du bien dans l’homme, même si elle n’a pas disparu, ressemble plutôt à une velléité. C’est un vouloir faible et sans cesse submergé par d’autres motifs. Et même lorsqu’il fait le bien, l’homme peut l’accomplir pour de mauvais motifs : « Quand tu jeûnes parfume toi la tête, dit Notre Seigneur, et ton Père qui est dans le secret te le rendra ». Ne te comporte pas comme quelqu’un qui a déjà obtenu sa récompense et qui la trouve dans le respect que les hommes lui porteront. Il y a mille mauvaises raisons d’observer la loi morale. Or ce que veut le Christ, c’est notre cœur : avec quel cœur fais-tu ce que tu fais ? 

C’est en tournant autour de cette question que Michel de Bay (Baïus) affirme, de façon certes trop générale, que « les vertus des païens sont des vices »[4]. Ce qu’il veut dire en tout cas, et sur ce point il n’a pas tort, c’est que sans une grâce secrète, sans un attrait caché pour le bien, sans une aide intime de Dieu, le païen ne peut agir bien. Le bien ne se découvre pas dans le respect d’une loi mais dans l’exercice d’une foi dans le bien (foi naturelle parce qu’elle est innée, foi surnaturelle parce qu’elle mène à Dieu). Et quand même il agirait matériellement avec droiture, il se trouverait menacé par le pharisaïsme. S’il agit bien, le chrétien comme le païen, le doit à l’aide de Dieu à cette consolation sentie que Dieu répand dans son cœur pour lui donner une véritable foi dans le bien qu’il fait. La concupiscence est trop universelle dans l’état actuel de l’animal humain pour qu’il puisse agir spontanément dans la justice. Spontanément, l’homme agit de façon sensuelle ou de façon calculatrice, dans les deux cas en rapportant à lui-même le bien qu’il parvient à accomplir dans une sorte d’autorévération. Le rapportant à lui-même, ce bien, il le perd. Comme dit saint Augustin, « la charité seule fait le bien »[5]. Il faut prendre cette formule au pied de la lettre : il n’y a pas d’autre bien que celui que l’on fait par amour, et on ne peut faire le bien par amour que dans la mesure où, d’une façon ou d’une autre on a été saisi par sa transcendance. Quelle transcendance ? La fascination que ce Bien qu’il est en notre pouvoir d’accomplir, exerce sur notre subjectivité, en la forçant à se dépasser elle-même. La sensualité, malgré Georges Bataille et les mystiques de la chair, n’est pas capable de ce dépassement. Le Poète nous en a avertit : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres… » Plus les livres sont baroques et anecdotiques, plus la chair est alambiquée et scénarisée… plus elle est triste et moins elle atteint le but dont on l’a investi secrètement. Quant au calcul ? Il est là, justement, pour interdire tout dépassement.

Se dépasser ? C’est la seule manière pour nous de changer[6]… Si le Christ est venu, ce n’est pas seulement pour nous prêcher, c’est pour nous changer. C’est ce changement qui est au cœur de la foi chrétienne, c’est ce changement que l’on appelle la conversion. Ne croyez pas que certains en soient dispensés, parce qu’ils sont nés chrétiens. Chacun d’entre nous, nous avons à nous transformer, la vie est l’histoire de cette transformation. On parle à ce sujet de progrès spirituel. Je ne suis pas sûr que le terme soit bien trouvé. En tout cas, le « progrès spirituel chrétien » n’est pas linéaire. Vivre ce n’est pas « persévérer dans son être » comme le pensait Spinoza au nom de la Raison universelle et du Plan rationnel dans lequel chaque être devait selon lui se trouver. Pour vivre en vérité, il faut, au sens propre s’arracher à soi et à la concupiscence qui fait le fonds de l’animal humain. Et cet arrachement (cette conversion) n’est possible que dans une force qui n’est pas la nôtre en nous : l’amour. Je veux parler d’un amour qui dépasse l’animal humain, un amour qui est une mystérieuse force d’union, au-delà de toutes nos envies de jeux en solitaire.

Une force ? Je dirais deux manifestations différentes de la même force divine et non humaine[7]. La première grâce[8] est toujours une grâce de lumière. La première grâce est toujours le don d’une forme de foi. La foi ne vient pas de nous, elle n’advient en nous qu’à partir du moment où nous abandonnons notre prétention à tout connaître et à tout contrôler, à partir du moment où nous sommes capables, sans peur, de lâcher les mains. 

La lumière de la foi a une particularité unique, c’est une lumière transformante : « Marchez dans la lumière tant que vous avez la lumière, dit Jésus, afin de devenir des enfants de lumière » (Jean 12, 36). Croyez pour devenir ! Marchez pour devenir ! C’est tout l’Evangile : devenez ce que vous faites. Voilà la seule transformation de soi qui vaille ! On peut aussi comprendre cette autre formule du Christ comme une promesse de transformation de soi : « Tout est possible à celui qui croit » (Mc9, 23). Attention cependant : il ne s’agit pas de concevoir la foi comme une sorte de prouesse permanente. Il n’est pas question de mettre Dieu en demeure de faire des miracles ; cette foi charismatique n’est encore que l’enfance de la foi. Laissons la foi s’installer en nous sans rien chercher de spectaculaire. Elle peut nous changer chaque jour, à chaque seconde, elle agit au plus intime pour nous transformer. La lumière de la foi nous construit lentement et comme inconsciemment. Loin de nous aliéner comme le pensait Feuerbach, elle nous fait ce que nous sommes. Elle nous construit. La foi, grâce prévenante de Dieu, ressource intérieur à chaque homme que chaque homme a reçue en venant dans le monde comme dit saint Jean est la vertu de la construction de soi. Crois et tu agiras. Crois et tu construiras. Dire que la foi est la première grâce, comme le fait saint Augustin, c’est insister sur le fait qu’aucune construction n’est possible sans la foi. Mais la foi est fragile : cette lumière, cette évidence intérieure, chaque homme peut la refuser, elle ne mord pas notre cœur, mais lui indique seulement une direction.

Quelle est la deuxième force qui nous mène au Seigneur ? Quelque chose qui a à voir avec la concupiscence et qui est capable de s’imposer à elle. A côté de notre cupidité et de nos addictions, il y a en effet la consolation de Dieu, la douceur de Dieu, l’expérience merveilleuse de la charité divine sans laquelle la foi reste inopérante. En un mot, il y a ce que le rationaliste Malebranche ose appeler « la grâce de sentiment », « la grâce du Réparateur », Jésus-Christ. Pourquoi l’intervention du sentiment ? Beaucoup de chrétiens, beaucoup de prêtres, beaucoup de directeurs spirituels font profession de mépriser le sentiment. C’est qu’ils ignorent le point où nous met notre faiblesse d’êtres charnels. Ils préfèrent ne pas la voir en tout cas, ils en détournent le regard. Si Malebranche admet cette « grâce de sentiment » qu’il attribue particulièrement à la Sainte humanité du Christ, c’est parce que lui, si pur dans sa vie de prêtre, si ascétique soit-il, il a bien conscience de la nécessité du sentiment pour contrebalancer l’impact de la concupiscence : « Jésus-Christ, explique-t-il, nous apprend à faire usage des biens sensibles. Le poids de sa grâce nous met en liberté, parce qu’il remet la balance dans l’équilibre (…) Nous pouvons user des biens sensibles, parce que le plaisir de la grâce est plus solide que celui que nous goûtons dans l’usage de ces biens »[9]. La concupiscence est ainsi vaincue par la charité. Le plaisir de la grâce est plus profond et plus raisonnable que les plaisirs de la chair.

La foi est d’abord une lumière, avons-nous dit, une lumière qui nous éclaire de l’extérieur et que nous choisissons de suivre , à moins que nous la rejetions. Mais la foi formée en nous est encore bien autre chose : une expérience intime de Dieu, qui mobilise notre intelligence bien sûr, mais aussi notre volonté et jusqu’au tréfonds mal connu de nos sentiments. « La foi est agissante par la charité » comme dit saint Paul aux Galates (5, 6) d’un mot. Mais au-delà de ce mot, que trouve-t-on ? Une sorte de vertige devant ce que saint Augustin appelle « la profondeur » de Dieu. Le génie particulier de Malebranche dans la vie spirituelle, génie qui lui est rarement reconnu, c’est d’aller aussi loin que possible dans l’approche rationnelle de l’intériorité, mais de savoir, à un moment donné, retenir sa plume philosophique devant le mystère. Ainsi fait-il lorsqu’il ose parler de « la grâce de sentiment », cette « consolation » divine qui a ému saint Ignace de Loyola si fort qu’il en a écrit, pour tenter lui aussi de rationaliser autant que possible ce donné sur-rationnel, « les règles pour le discernement de l’esprit ». Au-delà de toutes les tentatives de rationalisation, reste qu’à travers les expériences que nous avons pu faire de la bonté de Dieu, à travers les consolations que nous avons éprouvé et que nous éprouvons, nous portons à jamais sa marque qu’il inscrit dans nos âmes, marque d’un divin esclavage ou d’une surnaturelle liberté. Au fond c’est la même chose. Ne nous hâtons pas de disqualifier « la grâce de sentiment » : c’est elle qui nous laisse les cicatrices les plus ardentes.

Comment se représenter cette « grâce de sentiment » ? C’est impossible. Comment peut-on parvenir à l’éprouver ? Il n’y a évidemment pas de mode d’emploi. Force est de reconnaître ce mystère de l’action de Dieu en nous, même lorsqu’il s’agit d’une action consciente : cette douce mémoire de Jésus, comme dit l’hymne liturgique, qui nous apporte cette merveilleuse satiété de sa douce présence. Quand on a une fois senti cette douceur de Dieu, que ne ferait-on pas pour la retrouver, pour la goûter de nouveau, pour essayer de la mériter ? Mais il nous est impossible de poser la suite des actes qui déboucherait automatiquement sur cette plénitude intérieure. Nous y parvenons en quelque sorte malgré nous et seulement quand Dieu le veut. Saint François-Xavier était porté par ces consolations, dans son long périple de l’Inde au Japon et à l’île chinoise sur laquelle il est mort. Il en avait trop, disait-il. Il n’en pouvait plus de bonheur. Il demandait à Dieu de l’épargner avec ses consolations, de le ménager. Pour aiguillonner son serviteur dans son rude apostolat, pour donner des forces à ce pionnier, Dieu le comblait de ses grâces. Sa liberté, loin d’en être diminuée, s’en est trouvée agrandie aux dimensions du monde.

En même temps, empressons-nous de souligner que pour une large part, la grâce divine n’est pas consciente. Ce serait absurde de la limiter à nos représentations conscientes et à la joie qu’elles produiraient en nous. Dans ce terme de « sentiment » utilisé par Malebranche, il y a d’ailleurs cette dimension non représentative (non conceptuelle, non objectivable) et donc pas totalement consciente : « Si tu l’as compris ce n’est pas Dieu » affirme souvent saint Augustin[10]. Nous avons essayé – bien imprudemment peut-être – de comprendre l’action de Dieu dans nos âmes pour saisir en quoi cette force de Dieu à l’intime de nous-mêmes nous rend libres. Mais reconnaissons que Dieu agit en nous d’une manière qui, le plus souvent, dépasse la conscience que l’on peut en prendre. Certes il agit dans la conscience à travers ce don des larmes qu’il nous fait de temps à autre ; il agit aussi dans cette immense simplification de notre regard et dans cette magnifique universalisation du champ de notre vision qu’opère en nous sa lumière. Mais, au-delà de notre conscience, Dieu agit aussi à travers les événements qui nous atteignent en traçant dans nos vies un chemin dans lequel nous sommes toujours seuls à nous engager, ce que saint Paul appelle notre vocation[11], ce qui deviendra petit à petit pour chacun d’entre nous au fil des années notre histoire personnelle, l’histoire sainte de notre propre vie. Comme dans l’Histoire sainte qu’on peut lire dans la Bible, il n’y a pas dans notre vie que des choses saintes ! Mais nous verrons la prochaine fois comment, avec une liberté de Souverain, Dieu utilise jusqu’au mal pour le bien de ceux qui cherchent à l’aimer 
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[1] AUGUSTIN, Retractationes I, XXIII cité par Pascal, XVIIIème Provinciale, OC, éd. Le Guern, t. 1 p. 802. La question agitée par les jansénistes est : peut-on résister à cette grâce-là, à cette grâce qui nous fait être libres ? Malebranche me semble avoir donné des solutions passionnantes à ce problème, malheureusement alors que le conflit avait tourné en une guerre de tranchée, personne n’étant plus capable de l’entendre 

[2] Les scolastiques parlent avec expression des causes secondes créées par rapport à la cause première incréé.

[3] Même si elle a un rôle extraordinaire contre le Mal, rôle qui lui est donné par Dieu dès l’origine, lorsque Dieu dit au Serpent tentateur : « Je mettrai une inimitié entre toi et la Femme, entre ta descendance et sa descendance » (Genèse, 3, 15). Nous avons étudié cette question du rôle providentiel de la Femme dans Une histoire du mal (éd. Via romana 2013)

[4] Ce qui est condamné dans cette phrase, c’est la manière dont les païens semblent exclus du Royaume de Dieu parce qu’ils sont des païens. Tout homme a la grâce suffisante pour se sauver, païen, chrétien ou membre de quelque religion que ce soit. Mais pour se sauver, il faut croire dans le Bien.

[5] Saint AUGUSTIN, Sermons sur l’Ecriture, CLXV, éd. Bouquins p. 1346.

[6] « On ne change pas » grommelait paraît-il Schopenhauer… Il a raison du point de vue purement psychologique. On ne change effectivement, on ne peut changer qu’en s’appuyant sur cette force étrangère à nous-mêmes et qui nous permet de nous dépasser nous-mêmes : la grâce.

[7] C’est à Malebranche que je dois cette distinction. Voir son Traité de la nature et de la grâce, Troisième Discours n° XVIII

[8] Il y a deux sens à l’expression « première grâce », celui que lui donne couramment saint Augustin et que nous reprenons ici et celui qu’envisage Saint-Cyran, beaucoup plus tard : la première grâce, c’est dans chaque vie, le premier baiser de l’Epoux divin, la première consolation sentie, la première lumière. Il faut être fidèle toute sa vie à cette première lumière, c’est le premier gage de ce que l’on appelle « réussite », de ce qui est au fond le secret de la joie. Ces deux sens de l’expression, en y réfléchissant, n’en font qu’un et la question que chacun peut se poser, c’est : quelle a été ma première lumière ? Mon premier élan ? Ma première foi ? Il ne faut jamais trahir l’enfant, en nous, qui a reçu ce premier rayon…

[9] MALEBRANCHE, Conversations chrétiennes, Entretiens IX n°201, éd. Vrin 2010 p. 272

[10] Par exemple AUGUSTIN ? Sermons LII n°16, éd. cit. p. 506

[11] Dès les premiers mots de l’Epître aux Romains, à son propre sujet

3 commentaires:

  1. Je mettrai un commentaire sur votre beau texte. Jesus a dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Et pouvons rejoindre cette phrase à une autre : « Je travaille, et mon Père travaille aussi. » Dieu n ´est pas seulement « au ciel » , mais Il travaille encore.
    Et ceux qui pensent qu´ils ont le pouvoir, peuvent tomber avec une seule parole de Dieu. Notre vie est une passage, mais conbien de gens croient seulement devant la mort ! C´est pourquoi la mort, commun à tous, surprend toujours, car elle nous fait penser à l ´autre côté de la vie. ..
    Et en complétant la phrase... « Je suis la cep, vous les sarments ... sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Donc, soyons unis au Christ, par nos prières, par nos souffrances, par nos petits bonheurs...et ensemble dans un chemin d´union entre catholiques et d´autres chrétiens. Merci de votre texte, M. l´abbé !...
    T. Dvorak.

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  2. MAG2T, voilà que vous commencez à parler comme l’Ange. Non pas comme Gabriel, qui aujourd’hui fait l’annonce à Marie mais d’un autre que j’ai déjà cité sur ce blog. J’aurais préféré en faire un résumé mais je n’y parviens pas. Je ne trouve pas les mots assez forts alors je le laisse parler et vous laisse apprécier :

    «… ! La Foi semée en Dieu...
    LES HOMMES SEMENT TOUS DANS LA TERRE, ET C’EST CE QUI FAIT QUE LA TERRE SE DESSECHE.
    LE CORPS N’EST PAS DESTINE A L’USAGE QUE VOUS EN FAITES.
    LE CORPS N’EST DONNE QUE POUR DONNER.
    . Qu’est-ce que la bonté ?
    -Ancien, mauvais débris qui ne sert plus à rien ! Tout le monde donne aujourd’hui de la « bonté ». Ordure ! LUI SEUL peut donner et tout est donné. Des vers, ivres de prétention, « donnent ». Nous, nous ne faisons qu’apporter SON cadeau. Ne soyez pas entachés par la « bonté » ! Qu’il n’y ait pas de « bonté » en vous ! Ce n’est pas le mal qui a obscurci le monde, Mais le « bon ». L’homme « bon » qui a fait la charité, qui aide, Que donne t-il ? -La mort. Vous, les « bons » qui dites : « Nous sommes bons » - vous allez expier ! Car la Nouvelle Lumière qui vient Réduira en poussière tout ce qui est faux. Qu’est-ce qui t’appartient ?
    L. Rien.
    -Que peux-tu donc donner ?
    L. Par moi-même, rien.
    -Engeance pervertie, corrompue ! Malheur à vous ! Vous construisez de « bons hôpitaux Pour vos victimes ! Mais toi...tu n’es pas « bonne", Et le BON sera par toi.. . SI tu L’aimes, tu aimes tout. Si tu n’aimes pas assez, C’est LUI que tu n’aimes pas assez. Car tout est SON œuvre. Aime LE dans la perfection, Admire LE dans l’imperfection, Car tout est SON miroir. Il ne te sera pas difficile de L’aimer. Par-dessus tout, je L’adore – C’est pour cela que je vous aime.
    Le vrai sentiment est immobile, IL AIME TOUT ET RAYONNE.
    Apprends-moi la vraie prière
    -Elle s’appelle : Offrande.
    -IL N’Y A QU’UN SEUL PECHE – SE DETOURNER DE LUI. TU VOIS LE MIRACLE VENIR SEULEMENT SI TU T’OUBLIES. C’EST LE SECRET DES SECRETS.
    UNE SEULE PLACE OU TROUVER LA JOIE : AU-DELA DE LA PERSONNE.
    Quel est le vrai don de soi ?
    -C’est merveille ! La plus belle mélodie, le parfum le meilleur, La plus belle lumière, Tout monte jusqu’à SON marchepied. Mais seulement le plus beau, le plus parfait. Et non les pleurs, le chagrin, le déchirement de soi, Le vacillement.
    Tout cela est fumée qui descend, Qui se dépose sur la terre… »

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  3. "Tout homme a la grâce suffisante pour se sauver, païen, chrétien ou membre de quelque religion que ce soit. Mais pour se sauver, il faut croire dans le Bien."
    Cette affirmation de M. l'abbé est elle catholique?

    La question est sérieuse et non polémique.

    Merci d'avance,

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