dimanche 22 mars 2020

Pourquoi me repousses-tu Seigneur ?

"C'est quand je suis faible que je suis fort" avons-nous conclu avec saint Paul. Mais quand je suis fort de la force de Dieu (tu es ma force ô mon Dieu dit le psaume 42), j'ai sans cesse un regard sur la faiblesse d'où je viens, cette faiblesse qui est en moi, qui est MOI. En tout cas qui est MOI avant que Dieu ne me prenne. Avant ce que le cardinal Lustiger appelait sans nulle présomption le choix de Dieu - le choix que Dieu fait de moi.

Avez-vous remarqué que les saints ne sont pas imitables ? Je pense à ce prêtre qui est le saint Patron de tous les curés du monde, Jean-Marie Vianney, le curé d'Ars. Combien de fois a-t-il quitté sa cure d'Ars, saisi par son indignité et désireux d'aller pleurer "sa pauvre vie", comme il disait, au fond d'un monastère. Si l'on connaît un peu la trempe de ce paysan du Lyonnais, on sait qu'il ne ment pas, qu'il ne joue pas l'humilité, qu'il est absolument pénétré de son indignité, devant Dieu. La force du chrétien, telle qu'elle apparaît de manière prophétique dans ce psaume, c'est qu'il n'a pas peur de sa vérité, qu'il sait très bien d'où il vient, à défaut de savoir où Dieu le mène. Se regardant lui-même, il n'entretient aucune illusion sur sa valeur. Il se demande si Dieu peut trouver en lui quelque chose d'aimable, il va jusqu'à penser que Dieu le rejette : "Pourquoi me repousses-tu Seigneur et pourquoi je pars, triste, pendant que mon ennemi m'afflige"

Vous allez me dire que j'exagère, que je joue avec les hyperboles. Mais ce sont les propres paroles du psaume : pourquoi me repousses-tu ? Vous allez penser peut-être, que je suis marqué par la culpabilité chrétienne et que cette culpabilité justement est le vice profond du christianisme.

Curieuse lecture du message de celui auquel on reprochait de se sentir bien avec les publicains (les collecteurs d'impôt à la solde des Romains) et les pécheurs (on jettera un voile pudique sur ces derniers ou ces dernières). Le Christ au contraire nous débarrasse de toute culpabilité. Il ne joue ni avec nos peurs ni avec nos sentiments d'infériorité. Mais il nous dit en même temps qu'il nous absout, comme à la femme adultère : "Va et ne pèche plus" (Jn 8).

"Nous portons notre trésor dans des vases d'argile" (II Co, 4, 7). J'aime beaucoup ce mot de saint Paul. Il y a un trésor en nous. Nous en sommes fiers. Cette vie de Dieu notre force, c'est tout ce qui est en nous. Mais nous n'en sommes pas propriétaires. Nous sommes de simples portefaix du Seigneur. Nous portons un trésor, mais pour montrer en même temps notre indignité, nous savons que ce trésor se trouve dans des vases de céramique, qui se brisent au premier choc. Il y a dans le chrétien à la fois le trésor, la fierté, la joie, certitude du bien possédé, ou comme dit souvent saint Paul l'assurance (parrhésia), qui vient de l'Esprit. Et il y a le détachement de soi-même, la méfiance vis-à-vis de notre fragilité.

Quelle fragilité ? L'argile de la métaphore nous le dit assez. Dieu nous a fait du limon de la terre. C'est presque impossible à entendre pour notre époque, mais notre fragilité c'est notre corps. Pas notre corps en lui-même, car notre corps de chair est l'image temporelle de notre corps de gloire (I Co 15, 45). Ce qui nous pèse, ce qui nous rend triste à tous les coups, c'est ce que Robert Redeker appelle l'egobody, ce corps que nous avons investi des feux de notre ego, jusqu'à en faire notre moi social, ce corps auquel souvent nous rendons un culte, jusqu'à en oublier que nous avons un coeur, ce corps qui chaque jour se flétrit d'avantage, ce corps avec lequel nous aimons tricher, mais qui, inéluctablement,  nous trahit et qui un jour nous lâchera.

Pourquoi je m'en vais triste, pendant que mon ennemi me harcèle ?  demande le psaume. Je n'y vois pas clair. Tout se brouille, je ne reconnais pas ma destinée spirituelle. Je crois que Dieu me repousse. Je me prends pour une victime... Pourquoi m'en vais-je triste, alors que Dieu, hier encore, me montrait comment il peut être ma force. Ma foi chancelle. Comme saint Pierre qui veut marcher aussi sur les eaux pour aller à la rencontre de ce Christ ressuscité qu'il a reconnu sur le lac, je crois que je vais y arriver et je m'enfonce par manque de foi.

A force peut-être de m'humilier moi-même, je me centre sur mon ego, ne serait-ce que pour le stigmatiser. Je me préoccupe de moi-même, apparemment pour le bon motif, convaincu de ma profonde humilité et, me prenant à mon propre jeu, à force de psychoter sur l'argile dont j'ai été pétri, j'oublie le trésor et la fierté, et l'assurance. J'oublie que Jésus m'aime sans condition et que la seule limite à son amour, c'est moi qui la pose. Qui dira la nocivité de ce spleen spirituel, avec sa fausse modestie et ses calculs faits et refaits dix fois, qui ne servent à rien.

Il est très à la mode aujourd'hui de parler de certaines "croyances limitantes". C'est à l'évidence, dit en langage moderne, de cela que souffre, celui qui s'en va tout triste, en pensant que même Dieu le repousse et que son ennemi le harcèle. Personne ne m'aime, se répète-t-il en boucle, en en voulant au monde entier et d'abord à Dieu qui, soi-disant, le repousserait. Dans la Bible, ce personnage existe, c'est celui de Jonas, auquel j'ai consacré jadis un petit livre. Sa croyance limitante ? Il ne veut pas prêcher aux païens. Il n'a pas encore compris que comme le dira saint Jean "Dieu est plus grand que notre coeur". Les croyances sont limitantes quand elles forment dans notre tête des blocages, qui nous empêchent de concevoir notre vie comme ce qu'elle est : une aventure qui n'a pas d'autre limite que le Christ, un immense pari dédié au Christ, prince des aventuriers, qui a d'ailleurs très mal fini, après avoir (ou à force d'avoir) tenu la dragée haute à tous ceux qui ont envié sa prestance et son autorité.

La foi n'est pas limitante parce qu'elle vient de Dieu et nous ramène à lui, en nous sortant, dans ce voyage ébouriffant, de toutes nos zones de confort. Je ne dis pas que, chrétiens, nous vivons cela à chaque minute, mais c'est vers cet allant que nous allons, au rythme que Dieu marque à chacune de nos existences de manière différente. Il ne faut surtout pas manquer le moment ou, staccato, Dieu nous donne de nous dépasser nous-même, sans oublier pourtant qui nous sommes et d'où nous venons, de quel bourbier le Christ nous a sorti, quel absurde nous aurions pu devenir, comme ce psalmiste qui, tel Jonas, se voit partant tout triste et jouant la victime de Dieu même, excusez du peu. "Je sens deux hommes en moi" écrit Racine traduisant saint Paul. Qui sont-ils ? L'absurde qui s'en va tout triste et le fidèle qui résiste à toutes les formes d'usure.

Ainsi entre l'absurde poussif et le fidèle poussé par la force de Dieu, la vie spirituelle n'est pas et ne doit pas être un long fleuve tranquille. La vraie vie spirituelle n'est jamais monolithique ou, comme dirait Maurice Blondel, elle ne doit pas être "monophorique", comme ce psaume n'est pas monotonique. C'est une vérité peu entendue, mais, au contraire, la vraie spiritualité est toujours dans la dualité de l'ordure et de la foi efficace. Le fidèle monoidéique est dangereux. Il n'a pas conscience de lui-même. C'est un fanatique. Le véritable fidèle porte avec fierté son trésor, mais il n'oublie jamais le vase d'argile de sa faiblesse, il a conscience que s'il fait triompher le meilleur, néanmoins le pire était possible pour lui. Comme sainte Thérèse de l'Enfant Jésus qui se dit tranquillement plus grande pécheresse que la Madeleine 'et donc affirme-t-elle, plus chère au coeur de Jésus).

Cette conscience profonde de la dualité de l'existence, c'est la raison pour laquelle l'homme véritablement juste, à l'image du Christ, ne peut pas ne pas se sentir solidaire du pécheur.

J'aime cette dualité souvent présente sous la plume de saint Paul, c'est cette expérience au fond que fait l'auteur du Psaume 42. La sienne et parfois la nôtre, saint Paul l'a déjà décrite : "Ainsi, affirme-t-il, nous sommes accablés par toutes sortes de détresses et cependant jamais écrasés. Nous sommes désemparés, mais non désespérés, persécutés, mais non abandonnés, terrassés même, mais non pas anéantis" (II Co, 4, 8-9).

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