lundi 6 août 2012

Simple essai de réponse à Alain Contat sur l'enfer

Il est vrai que je ne réponds pas à toutes les mises en question, que je n'épie pas chaque mise au point pour, au besoin, l'infléchir du millimètre qui permettrait que nous soyons du même avis, l'internaute et moi ; il est vrai que je n'ai pas rebondi sur le subtil mouvement en trois temps - amour-foi-union - que propose Benoîte ; je laisse l'anonyme citer tel ou tel texte dont l'autorité est évidemment supérieure à la mienne ; je ne rentre pas toujours dans le torrent du Torrentiel (même si je me souviens du Psaume : "En chemin tu boiras au torrent, alors tu relèveras la tête). Je crois que le monde théologique, campant sans peur dans le champ indescriptible de l'Infini, est un monde d'approximation ou d'analogies et qu'il ne sert à rien d'opposer à une analogie que l'on ne sent pas comme sienne une autre qui nous permettrait simplement de dire : "J'ai les mêmes à la maison". Que de chemins possibles et que de demeures dans la Maison du Père !

Pour autant, je reçois parfois des posts "frontaux"... Et là je ne peux ni ne veux me défiler. J'ai attendu quelques jours en méditant l'envoi d'Alain Contat, éminent théologien - et philosophe d'abord. Nous parlons de Cajétan depuis... un quart de siècle (non, ça ne nous rajeunit pas). Chaque fois que j'évoque ici le désir naturel de voir Dieu (et son absence), je pense à ses objections. Merci, cher Alain, de vous manifester, de loin, avec une telle précision. Voici pour ceux qui ne l'auraient pas gardé en mémoire, l'objection que vous faites au post précédent :
"Cher Guillaume, Si, comme vous le répétez à la suite de Cajétan, il n’existe pas de désir naturel de voir Dieu, ni d’appétit naturel de la béatitude surnaturelle, comment expliquez-vous que les damnés, anges ou âmes humaines, souffrent de la peine du dam, c’est-à-dire d’être privés de la vision béatifique ? Comment peut-on comprendre cette peine, qui est en soi plus grave et plus douloureuse que la peine du sens, autrement que par la scission térébrante de la conscience entre son désir naturel de Dieu et sa haine élicite de ce même Dieu ? Et comment Dieu peut-il damner le pécheur en toute justice si celui-ci n’est pas pré-ordonné par nature à le voir et à l’aimer en lui-même ? La cohérence de votre position n’exigerait-elle pas que nous ayons, en définitive, à choisir entre le ciel et les limbes, plutôt qu’entre le ciel et l’enfer, comme nous l’enseignent le Seigneur et son Église ? Tout le drame de la condition humaine s’en trouverait évacué".
 Par où commencer ? Par la fin.

C'est le cardinal Billot qui, à l'occasion d'une série d'articles parue dans Etudes en 1920,  propose audacieusement cette thèse selon laquelle le choix entre le ciel et l'enfer ne concerne pas toute l'humanité, mais seulement ceux qui ont une information suffisante quant à l'Evangile. Pour lui, en effet, c'est cette information qui crée en eux le "désir" d'aimer Dieu... ou de la haïr. En bonne scolastique, on appellera c désir un désir "élicite" et non un désir "naturel", pour signifier que loin d'être quelque chose d'instinctif ou de constitutif (comme le pensait un Plotin), le désir de Dieu procède de la connaissance plus ou moins précise que l'on a de Dieu.

Nos positions semblent donc ici se rapprocher souligne l'abbé Contat. Quant à moi, je ne crois pas du tout que je doive en venir à la thèse de Billot.

Oserais-je dire que, pour moi, c'est une sorte de fidélité invétérée à Suarez (1548-1617), le grand instituteur des jésuites, qui pousse ainsi le cardinal Billot à "évacuer tout le drame de la condition humaine". Pour le comprendre, je vais être obligé de faire (et de vous faire faire) un grand détour par l'Ontologie fondamentale.

Je remonterais bravement jusqu'à la conception de l'étant que Suarez définit simplement comme "ayant l'essence"... Il n'admet pas la distinction essence/existence soutenue par ceux qu'il appelle assez dédaigneusement les "vieux thomistes" (parmi lesquels Capreolus et Cajétan). N'admettant pas cette distinction, cette mystérieuse schize à l'intime de chaque étant créé entre sa nature et sa liberté, il ne reconnaît qu'un seul paradigme : la nature. Et c'est par rapport à ce paradigme, considère-t-il logiquement, que chacun devra être jugé.

Là on passe, sans transition d el'ontologie à l'eschatologie. 

Peut-on condamner quelqu'un qui toute sa vie a agi conformément à sa nature ? Certes, par hypothèse, on ne peut pas admettre qu'il ait posé des actes surnaturellement bon, qui puissent lui ouvrir les portes du Ciel, mais on ne peut pas non plus déclarer qu'il a démérité. Cet homme bon de sa nature n'ira donc ni au Ciel ni en enfer, mais dans un lieu intermédiaire que Billot appelle, je crois, les limbes. Il sera comme l'enfant mort sans baptême et réduit à la bonté de sa nature.

Cajétan - n'en déplaise à Gilson - est aux antipodes de cet essentialisme (de ce naturalisme). Dans sa perspective de métaphysique analogique, l'étant c'est l'être en acte (ens ut participium). Il a cette formule : Existentia substantiae est substantia, l'être en acte de la substance est la substance. Pour lui l'essence est un simple principe régulateur, toujours présent, mais en puissance.  Conformément à la direction de pensée que l'on peut découvrir dans le plan de la métaphysique d'Aristote, il faut envisager l'étant comme "actuellement étant". Ainsi l'être humain n'est pas son essence (plus ou moins réalisée de manière statique en fonction d'un programme prédéterminé dans l'Oeuvre créatrice) mais, en tant qu'être connaissant et aimant, il est... la liberté dont il a fait preuve et c'est cette liberté qui le juge (et à travers laquelle d'ailleurs s'effectue la métamorphose du salut).

Terrible existentialisme cajétanien ! Dans l'anthropologie cajétanienne, la liberté a une importance considérable car elle est la mesure de chaque homme, étant l'acte ultime à travers lequel il est au monde.

Cet être libre, dans l'ère post-chrétienne où nous sommes, a de plus en plus le choix le plus radical, celui qu'avait bien perçu Jean-Paul Sartre : entre l'être et le néant. Soit, ivre de sa liberté, l'homme jouit de sa capacité de "néantir" ("Si Dieu existait, ce serait une raison supplémentaire de le combattre", oui de l'anéantir : quelle folle joie pour le fils d'Adam !), soit il conçoit cette liberté comme une foi dans l'être (une foi dans l'ordre), qui finit par le déterminer tout entier, foi implicite ou explicite en Jésus unique salut parce que Divino-humanité mystérieusement subsistante. Il me semble que c'est une interprétation du Dasein qui en vaut une autre. L'homme est bien le là de l'être : il peut choisir le néant ; il peut choisir le salut.

Le choix que peut faire l'homme du néant n'est pas et ne peut pas être le choix d'un néant absolu. Ce néant absolu n'existe pas, il n'est pas accessible à l'homme. La matérialisation du néant c'est le désordre. Même si nous choisissons le néant, nous sommes encore ayant choisi le "Non" mais pas le "Non-être" parce que ce n'est pas en notre pouvoir. Ce Non qui ne peut pas être un non-être, c'est l'enfer.

Et voilà, cher Alain, en quoi nous sommes d'accord : vous parlez avec éloquence de "douleurs térébrantes". Cette percée de la douleur qui cherche le néant mais ne peut pas le réaliser car ce n'est pas au pouvoir de la créature, c'est la liberté absolue de l'être humain qui a le choix entre le Ciel et l'enfer comme il a le choix entre la foi et la révolte. Il n'y a pas de Troisième terme.

"Mais, m'objecterez-vous sans doute, les choses ne sont pas si simples entre nous. Vous prétendez que le désir de Dieu est toujours un désir élicite, un désir qui vient de la connaissance que l'on a de Dieu. Et si l'on n'avait pas connaissance de cet Absolu ? Il n'y aurait pas de désir de Dieu. Le cardinal Billot aurait raison et le drame de la condition humaine s'en trouverait évacué". [Je précise pour le lecteur pressé que cette réponse que je mets dans votre bouche est fictive, mais je la crois possiblement vôtre].
 Est-il possible de ne pas avoir connaissance de l'Absolu ? Telle quelle, la question est mal posée.

Le premier acte moral dit saint Thomas (vous l'expliqueriez mieux que moi) est un choix entre deux causes finales, qui s'avèreront toujours ultimes : Moi ou l'Autre (Thomas dit Dieu). Celui qui choisit "Moi" entre dans une logique d'absolutisation du Moi, qui est celle de l'idolâtrie enseigne la Bible. Celui qui choisit l'Autre se tient aux confins de la foi et de l'amour, dans une perspective qui ne peut que le mener à Dieu, dans la mesure où il en a la connaissance... Perspective expectative ou expectante que j'appellerais assez volontiers espérance. Saint Paul ne dit-il pas que nous sommes sauvés par l'espérance (Rom. 8, 23), spe salvi ?

Cette connaissance qui sauve ou qui damne, on n'en a pas toujours une conscience exacte ("Seigneur quand donc t'avons nous vu avoir faim ou avoir soif ?" Matth. 25). Mais ne peut-on pas dire que dans le jugement particulier, où chacun se trouve devant Dieu, on jouira de la parfaite conscience des enjeux qui éclairera notre choix fondamental, sans le modifier ? C'est cette vision de Dieu comme fin absolue qui enfoncera dans le coeur du damné cette inguérissable et essentielle nostalgie, cette douleur poignante, cette frustration que les théologiens appellent le dam, la privation ressentie de Dieu.

4 commentaires:

  1. Donc en oubliant un peu, je serai sauvé. Merci l'abbé !!

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  2. Quant à moi, je dis merci au Père Guillaume, pour l'exceptionnel échange avec Monsieur l'abbé Contat, à propos de Cajétan, avec mention particulière pour ses derniers billets, particulièrement enrichissants pour ses ouailles bien indisciplinées du net, et néanmoins qui lui sont fort reconnaissantes de ses remarquables efforts pour tenter de nous transmettre quelque chose de grand, de très grand.

    A ce sujet, Père Guillaume, vous êtes trop pessimiste, en ce qui concerne 'l'infléchissement d'un millimètre" que vous parvenez à obtenir de nous: vous pouvez compter au moins sur plusieurs...non, je plaisante! Ce sont des montagnes que vous déplacez pour nous, et c'est magnifique!

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  3. cher abbé,

    si mon message vous gêne ne le publiez pas svp. Il peut vous paraître si présomptueux de médiocrité, pardonnez moi.

    En effet, moi qui suit d'une ignorance abyssale sur ces sujets, je lis votre blog pour combler mes si grandes lacunes. Or sur ce thème depuis quelques semaines je vous trouve aussi imperméable que la nouvelle théologie post vatican 2 de l'homme qui s'est fait Dieu.

    Vos explications ne sont plus aussi Bibliques et c'est un signe que peut être que le message ne l'est pas non plus.

    Pourriez-vous reprendre vos explications avec la simplicité et le bon sens du curé d'Ars.

    Si je vous en fais la demande c'est que je vous en crois ordinairement capable et que vous seriez d'une grande bonté pour les âmes simples !

    Tout à vous.

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  4. Oui, mais faut-il, à votre exemple comme à celui de M. l'abbé contat, pousser la tragique impossibilité du "désir naturel de dieu" par l'âme humaine n'ayant point encore passé, de ce dieu qui, tout de même, a fait Sa créature pour qu'elle puisse jouir de Lui dès cette vie; vous faut-il aller jusqu'à évacuer l'hameçon de la béatitude, par lequel le christ Lui-Même attrape le pécheur, pour ne considérer l'âme qu'à l'instant où elle éprouve "la peine du dam", c'est-à-dire la cueillir dans l'irréversibilité tragique d'un désir qu'elle n'aura jamais su avoir de dieu de son vivant? Est-il prudent de pousser la théologie apophatique jusqu'à cette impasse spirituelle, au risque d'évacuer Pascal, qui ne perdait jamais de vue la fin heureuse que s'assignait tout homme? Est-il prudent de donner à l'homme contemporain cette douleur térébrante, à défaut des moyens ordinaires de la grâce? Est-il de nécessité théologique et pastorale que l'on place l'homme contemporain dans le cas où, mauvais riche, il se damnerait, de n'avoir jamais su atteindre l'au-delà de son idéal du moi, l'au-delà de ce narcissisme qui, décidément, lui aura toujours fait se préférer en toute occasion? Voulez-vous dire que l'homme d'aujourd'hui soit un si "mauvais riche" qu'on ne puisse l'araisonner à dieu que dans la considération de "la peine du dam", qui va plus loin que le pari? Faut-il aujourd'hui l'exercer davantage par cette nostalgie que par l'espérance? Je ne critique pas votre position, je la trouve courageuse, romantique, douloureuse. Mais je crains que vous ne croyiez vous adresser à des "consommateurs heureux" ! En tout cas, vous allez chercher l'homme au plus fini de sa fin, et je souhaite que nous sachions pénétrer le pari tragique que vous faites en nous faisant sentir quelle est la privation qui nous menace si nous ne savons recueillir "la nostalgie" qui térèbre dans ce cri montant du fond des enfers, avant qu'il soit trop tard pour nous. Souffrez la médiocrité d'une telle remarque!

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