Patrick Rotman vient d'écrire un passionnant Mai 68 à l'intention de ceux qui ne l'ont pas vécu.. Et je me suis tout de suite senti concerné. Mai 68 ? J'avais sept ans. Je me souviens de papa allant à la manif gaulliste qui sonna la fin de la récréation, mais aussi la fin de la plus longue et de la plus vaste grève de l'Histoire de France (six millions de grévistes : la CGT au mieux de sa forme !). De quoi s'agissait-il en définitive ?
De la dernière Révolution ? C'est ainsi que la présentent les nostalgiques. Ils oublient de préciser : une révolution jouée, une Révolution virtuelle dans laquelle aucun des protagonistes n'a eu envie d'aller jusqu'au bout, ni les étudiants, qui, après le 13 mai jouent surtout le rôle de supplétifs folkloriques de la Sociale, ni les travailleurs et autres syndiqués. Ils ont eu beau crier "gouvernement populaire", au fond c'est Mendès (ou mieux : Mitterrand parce qu'il n'est pas anticommuniste) qu'ils appellent de leurs voeux. Voyez comment le 24 mai, lors d'un défilé particulièrement dur du côté de la Gare de Lyon, c'est la JCR elle-même qui fait garder les armureries attenantes. Histoire sans doute d'éviter qu'on fasse la Révolution pour de vrai. Malgré la persistance du mythe, on est loin de la Commune de Paris !
Et finalement, le 30 mai, De Gaulle sifflera la fin de la récréation, après avoir été s'assurer à Baden Baden, auprès du général Kouchevoï, des intentions non-hostiles de son allié traditionnel, l'URSS, trop occupée à réprimer le soulèvement de Prague, pour s'embarrasser de tous ces gauchistes qu'en bons staliniens, les Moscoutaires jugent atteints de maladie infantile (cf. sur ce point le livre passionnant d'Henri Christian Giraud L'accord secret de Baden Baden aux Editions du Rocher).
Certains, peut-être parce que les maos de la GP sont omniprésents derrière les micros, veulent voir en Mai 68 une Révolution culturelle (qui n'aurait pas fait les centaines de milliers de morts de son homologue chinoise)... Et on précise : une révolution sexuelle.
Il me semble que la Révolution sexuelle, c'est De Gaulle lui-même qui, volens nolens, l'a programmée, en soutenant dès 1967 la loi Neuwirth sur la pilule... Les conditions de la libéralisation des moeurs sont posées. Elles tiennent aux progrès de la médecine d'une part ; au feu vert du législateur d'autre part. Reste sans doute à parler de sexe. Avant mai 68, le pouvoir gaulliste était volontier censeur de cette parole. Mai 68 a beaucoup parlé de sexe. Cette Révolution introuvable est un tsunami du langage. "Je parle donc je jouis" disait à l'époque Michel de Certeau qui s'y connaissait en matière de... prise de parole. Ce qui a beaucoup compté finalement ce ne sont pas ces jeunes animés de la fièvre de jouir sans entraves. Cela, il faut bien le dire, c'est de toutes les époques. Ce qui était nouveau, c'est qu'on ait pu écrire ce slogan sur les murs. "Mettez lettres à poil, vous aurez l'être" lit-on sur les murs de Censier. "Déculottez vos phrases pour être à la hauteur des Sans Culotte" déchiffre-t-on sur les murs de la vieille Sorbonne. De ce point de vue, Jacques Lacan, disciple de Freud et improvisateur de génie, joue incontestablement un rôle fondamental dans la Pensée 68, comme grand agitateur de mots. Il invente la grivoiserie spéculative : un produit délectable dont les intellectuels germano-pratins n'ont pas fini d'apprécier la consommation. La mode Marcuse a vite passé, elle était trop hard pour être vraie. La mode Lacan est toujours là, signifiant la libéralisation sans scrupules, sans tabous, sans respect, du langage.
Cette libéralisation du langage signifie que même le sexe n'est plus sacré. Le romantisme est mort. La sublimation, comme religion de substitution, a vécu. La femme n'est plus une déesse, mais une copine. Place à la consommation sans entraves. Décidément : drôle de Révolution.
Alors qu'est-ce que Mai 68 finalement ? d'abord, et ne l'oublions pas, une grande grève archaïque, dont les organisateurs n'ont jamais voulu qu'elle débouche sur une quelconque prise de pouvoir. L'heure de la Révolution réelle était bel et bien dépassée. Les accords de Grenelle (dont on se gargarise aujourd'hui) ont apporté simplement une revalorisation de 10 % des salaires les plus modestes. 10 % au zénith des Trente glorieuses : une misère. Décidément le paradis sur terre et la société sans classe sont loin.
Plus profondément, plus insidieusement, Mai 68 a signifié, à travers la grande libéralisation du langage, la revendication d'une sorte de droit au blasphème universel. On a décrété ensemble le carnaval permanent. Pour les jeunes, qui ont pris la parole, plus rien n'est sacré sauf les mots qu'ils emploient et dont ils se remplissent. Mai 68, ce ne sont plus les prodiges du sacrilège dont la Révolution française nous avait gratifié : vandalisme, persécutions, interdiction du culte, déportation et massacre du clergé. Non ! Mai 68, c'est le sacrilège banalisé, c'est le sacrilège universellement vocalisé, c'est une génération qui triomphe du passé et qui s'en moque, parce qu'elle est plus riche et qu'elle se croit plus belle que toutes celles qui l'ont précédée. 68, apogée des années en formica.
Manque de goût ? Péché de jeunesse ? Les soixante huitards sont souvent bien revenus de cette mode 68 de la désacralisation universel. Les Bobos sexagénaires d'aujourd'hui se piquent de raffinement, de naturel, d'authenticité, de luxe. Ils ont bien changé. Ont-ils renié Mai 68 ? Ils ont renié le gauchisme. Ils ont oublié l'idéal. Ils ont sacrifié le mauvais goût sur l'autel de leur nouvel élitisme. Il n'y a qu'une chose qu'ils aient gardé : l'importance qu'ils accordent à leur propre prise de parole. Le fétichisme de leurs mots creux, bref une sorte de BHLisme universel, sorte de tyrannie verbeuse, incarné dans le politiquement correct, qui est sans doute tout ce qui reste de Mai 68 dans la société civile.
Reste l'Eglise. C'est dans l'Eglise que les évolutions post-soixante-huitardes, label Tradition à la clé, ont le plus de mal à s'imposer. C'est dans l'Eglise qu'on trouve encore les vrais, les purs, les électeurs de Besancenot qui déplorent sa présence à Vivement dimanche et supportent mal la pipolisation de leur bel idéal. C'est dans l'Eglise que l'idéologie soixante-huitarde, à la fois libertaire et communautaire, optimiste et antitraditionnelle, trouve encore, cà et là, quelques niches où s'épanouir en toute tranquillité.
Oh ! Benoît XVI a détesté Mai 68 et il l'a écrit (dans Ma vie. Souvenirs). La génération Benoît XVI sera résolument anti-soixante huitarde. Mais l'Utopie, tellement en vogue à l'époque, a la vie dure. Le rêve d'un immense "Nous sommes l'Eglise" apparaît encore un peu partout comme un substitut crédible à la Foi catholique. Il est tellement facile de confondre l'élan de la foi avec celui de l'utopie que l'on peut comprendre cette complaisance archaïque pour le soleil de Mai, bien vivante chez tel ecclésiastique de notre connaissance. Et comprendre... n'est-ce pas un peu absoudre ?
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