samedi 13 juin 2009

Les visages de l'amitié

Très belle question d'un anonyme dans le précédent post qui titrait sur l'amitié française. L'expression suscite la critique de mon interlocuteur. Pourquoi ? Il y a les amitiés libanaises, les amitiés viet-namiennes. Pourquoi pas les amitiés françaises ?

L'argument mis en avant par l'anonyme est que l'amitié doit être universelle.

Première réponse : l'amitié, quelle qu'elle soit, suppose une forme de choix. On peut décider d'aimer tout le monde, mais on ne peut pas être l'ami de tous. Même le Père de Foucault n'y a pas prétendu, alors qu'il s'est approché très près de cette amitié universelle en se voulant lui-même "le frère universel". Frère ? non pas par sa propre décision, mais en tant que membre du corps mystique auquel tous les hommes sont appelés. Le Père de Foucault peut dire qu'il est le frère de tous en Jésus Christ, qui formellement est le seul "frère universel". Mais il ne peut pas dire sans mentir qu'il est "l'ami universel", car toute amitié suppose un choix. On la veut. On la poursuit. On la réalise l'amitié. Oui : on la fait. Celui qui n'a pas d'ami ? A-t-il essayé - vraiment - de s'en FAIRE?

Peut-être mon critique, en employant cet adjectif "universel" veut-il dire non pas qu'on doit être actuellement l'ami de tout le monde (cela est impossible et contraire à l'amitié), mais qu'on doit POUVOIR DEVENIR l'ami de toute personne, même la plus éloignée apparemment. Cette considération est belle, mais il faut pouvoir distinguer.

J'invoquerai ici Aristote aux livres VIII et IX de l'Ethique à Nicomaque, qui forme l'un des plus beau ensemble qui existe sur l'amitié. Aristote souligne que l'amitié doit aller de pair avec une forme de communauté : grec koinônia. Dans le latin de saint Thomas, cela donne : communicatio. Pas d'amitié sans communauté.

Mais il existe différents types de communauté, la communauté naturelle et la communauté personnelle. On peut dire, pour tailler le pb à la serpe, qu'au Livre VIII, Aristote traite essentiellement de l'amitié en rapport avec les communautés naturelles et les groupes sociaux : amitié entre l'homme et la femme dans le mariage, amitié entre le maître et l'esclave, amitié entre les citoyens, amitié entre les hoplites, entre les marins etc. Aristote ne pense pas qu'une appartenance commune soit un obstacle à l'amitié, au contraire. Et de fait l'amitié politique (dont saint Thomas parle lui aussi à la question 100 de la IaIIae) est un bel idéal de vie politique. Dans cette perspective, l'amitié française, l'amitié qui existe au sein de la plus vieille nation du monde et qui unit des gens dans un même amour de leur héritage culturel et politique, n'a rien de choquant.

Je dirais même que ce qui est choquant aujourd'hui c'est que l'on ne cherche plus à réaliser cette solidarité sociale, cette amitié politique qui est à la source de la véritable justice sociale... C'est que nous passons lentement de ce qu'Alain Peyrefitte appelait les sociétés de confiance à des sociétés de défiance au sein desquelles la seule chose qui compte c'est l'individu.

Cela dit, il serait absurde de réduire toute amitié à une solidarité civique quelle qu'elle soit. Aristote au Livre IX de l'Ethique à Nicomaque envisage la Koinônia non plus comme la matrice de l'amitié, mais au contraire comme son résultat. L'amitié cherche l'union. L'amitié cherche la ressemblance des pensées, des goûts et des occupations. Elle réalise sinon une fusion, en tout cas une ressemblance entre les amis. Cette amitié, en droit, peut naître indépendamment de toute communauté, par le choix libre par la préférence exprimée de deux individus, "parce que c'était lui, parce que c'était moi" disait je crois Montaigne de La Boëtie et de leur amitié qui a frappé les contemporains.

Inutile de préciser que l'amitié qui crée la communauté est rare. Le plus souvent, l'amitié est engendrée par la communauté (d'où l'utilité de la notion d'amitié française). On peut penser que pour beaucoup d'entre nous, c'est le schéma psychologique du Livre VIII et non le schéma psychologique du Livre IX de l'Ethique à Nicomaque qui s'applique.

Si le nationalisme est cette amitié, selon une tradition qui, après saint Thomas remonte à Louis de Bonald, en quoi est-il condamnable. Le nationalisme condamnable n'est pas celui qui développe l'amitié au sein d'une communauté nationale, mais celui qui juge d'un homme en fonction de son appartenance ou de sa non appartenance à un corps national donné. Oui ce nationalitarisme là est condamnable. Mais pas l'autre.

Quant à l'actualité de cette amitié française, nous voyons bien que cet amour des Français entre eux, au nom d'un même amour de la France, est le seul antidote aux régressions communautaristes, qui finiront toujours, volens nolens, en guerre des communautés.

3 commentaires:

  1. Merci Monsieur l'abbé, nous partageons finalement un nombre de considérations : oui pour le choix dans l'amitié, il faut qu'il y ait un libre choix, oui pour des valeurs partagées pour fonder une amitié.
    Par contre, tout cela peu très bien exister sans considération de nationalité, bien que ces valeurs puissent effectivement être, entre nombreuses autres, l'amour pour un pays, sa littérature, son histoire etc.
    Mais même là, rien n'exclue que l'on peut éprouver ces mêmes sentiments pour un autre pays dont on ne porte pas le passeport. Combien de gens passionnés d'Italie, du Japon, que sais-je, des Etats-Unis et vivant des amitiés très fortes avec les personnes de ces endroits-là qui leur deviennent le plus chers. Donc amitié française ? italienne ? japonaise ? - j'ai vraiment du mal à voir...

    Quant à "cet amour des Français entre eux" que vous citez, franchement, aimez-vous (j'essaie d'alterner politiquement) M.Besancenot et ses acolytes ? Le Pen et compagnie ? Les révolutionnaires de 1793 ? Les vichystes ? Les "mou" (masses inertes consommatrices du dimanche)? etc etc Tous des Français pourtant!
    (cela vaut pour tout pays)

    Evidemment, universel ne veut pas dire "aimer tout le monde", loin de là, mais pouvoir CHOISIR LIBREMENT ses amis selon nos valeurs et nos centres d'intérêts partagés.
    Un catholique irlandais n'est-il pas plus proche de nous qu'un Français Cohn-bendito-écolo ? Pour ceux qui font du cheval, la communauté "hippique" sera un vivier d'amis plus sûr, peu importe le passeport. Idem pour les golfeurs, pêcheurs, passionnés de l'Opéra ou de la voile. Même pour les amoureux de la littérature (dont je suis), généralement si l'on aime la littérature française, on ne s'en tiendra point là, on ira bien plus loin, nos amis pareil, ils seront polyglottes et passionnés de LA littérature en général, parfois même plus encore d'une autre que de la sienne car cette autre découverte à l'âge adulte sera plus proche d'un véritable choix.

    Donc, franchement, je ne crois pas que la nationalité soit un critère de l'amitié.

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  2. Bonsoir Monsieur l'Abbé,

    Non l'amitié universelle n'existe pas, ou alors ce n'est pas une amité.
    J'aime beaucoup ce thème et vos explications sont très enrichissantes.
    j'ajouterai juste un élément supplémentaire : l'amitié ou les amitiés françaises sont bien sur les amitiés entre français (par tout ce qui les lient entre eux) mais ce sont aussi une ou des amitiés "à la française".
    C'est, je pense, un caractère propre à notre race (comme on disait autrefois sans idée de racisme)française. Il y a un caractère propre aux moeurs françaises de l'amitié. Sans doute seriez vous plus à même que moi de développer cette idée...
    Amicalement votre!

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  3. "Race française" ????? On n'en a pas encore entendu , celle-là.

    1 Français sur 3 aujourd'hui a un parent né à "l'étranger" (étranger à quoi ? même ce terme est ridicule), 1 sur 2 un grand-parent dans le même cas. Ceci juste deux générations en arrière, n'allons pas plus loin...
    (sans évoquer les siècles précédents où les rois étaient tous parfaitement Européens, eg Louis XVI en France : 1/2 Saxon, 1/4 Polonais, 1/4 mélange du germanique et de l'espagnol habsbourgeois, la Reine Victoria qui était une Saxen-Coburg --> eux-mêmes un mélange des principautés germaniques etc etc)

    Sans évoquer les violences et les guerres que les nationalismes ont engendrées, leur sombre héritage, vouloir enfermer les gens dans une "nationalité" (notion au demeurant très 1789 voire '93 !), c'est les empêcher de se reconnaître dans Goethe, Dante, Sheakspeare, Cervantes, Kafka, Kierkegaard, Dostoïevski et des miliers d'autres (Aristote!) qui font partie de NOTRE héritage culturel à côté de Racine ou Molière (très universels eux aussi).
    Prosper Mérimée disait "je suis andalou en Andalousie, Romain à Rome, Parisien à Paris.." Avis aux nationalistes: ne nous privez pas de nous y reconnaître, nous y retrouver !

    Amitiés littéraires, mais il en est de même pour Verdi, Mozart, Purcell, Chopin, Beethoven ou Bizet, voire Boticelli, Fra Angelico, El Greco, Rembrandt, Monet, Turner, Kandinsky, Picasso ou Dali....et les amis avec qui on les partage. Notre heritage riche et profond, dont d'aucuns voudraient nous priver en le réduisant à une case sur l'échiquier.
    Pitié, de l'air !

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