jeudi 17 juillet 2014

Au crépuscule de nos idoles

Cette critique est parue au mois de juin dans la revue Monde et Vie
Voilà un livre étonnant d’intelligence, un essai comme il n’en paraît que deux ou trois tous les dix ans… Dans Apocalypse du Progrès, Pierre de La Coste fait le bilan de trois siècles de croyance dans le Progrès… Il expose les circonstances dans lesquelles, au XXème siècle, l’idole progressiste a vacillé et tire les conséquences de ce vacillement apocalyptique. Le progressisme est mort, et après?
  
Il existe déjà plusieurs réflexions sur la fin du mythe du progrès, celle de Pierre-André Taguieff, celle de Frédéric Rouvillois.

Pierre de La Coste a demandé une préface à Rouvillois, mais, dans son nouveau livre Apocalypse du progrès, se démarquant de la prudence universitaire, il emmène la réflexion sur des pistes carrément religieuses. Le progrès au XVIIème siècle est la première « religion séculière ». Pour Pierre de La Coste, en réalité, l’avènement de l’idée de progrès met un point final à une immense discussion théologique, celle qui s’étendit du XVIème au XVIIIème siècle et qui eut pour objet les rapports entre la grâce de Dieu et la liberté de l’homme. C’est à travers le progrès et le progressisme que l’intelligentsia occidentale va se sortir de cette souricière théologique, en sacralisant l’idée profane du Mieux et du Meilleur. 

Il y a un paradoxe théologique dans le fait que les théories de la prédestination (en particulier les théories protestantes, luthériennes ou calvinistes) développent en même temps un idéal de liberté. Après avoir souligné que le sociologue Max Weber lui-même avait conscience de ce paradoxe, Pierre de La Coste frappe un grand coup : « L’homme est toujours capable de se persuader qu’il est l’instrument de la volonté divine. Sa liberté est la volonté toute puissante de Dieu ». Les calvinistes, qui croient que Dieu de toute éternité a prédestiné l’homme au bien ou au mal, vont faire de cette nécessité divine le plus puissant moteur de l’histoire. Certes cette nécessité se laïcisera. Les luthériens du XIXème siècle, après Hegel, l’appelleront Histoire avec une majuscule. Les Français athées, lecteurs de Victor Hugo, parleront du Progrès. Qu’est-ce que l’Histoire ? Qu’est-ce que le Progrès ? Une nécessité extérieure à l’homme qui divinise son action.

Aujourd’hui ces idoles sont tombées. La pénurie de pétrole se profile à l’horizon de deux générations. Comme dit ironiquement le physicien Etienne Klein, « le progrès, c’était mieux avant ». Reste tout de même l’utopie du transhumanisme : l’homme prolongeant indéfiniment sa vie, grâce à des organes artificiels. Le corps peut-il devenir éternel à force de rustines ? Et qui aura droit à ce genre de prolongations ? 

Pierre de La Coste n’a pas de limite : il s’intéresse aussi à Internet qu’il rapproche de la noosphère chère à Teilhard de Chardin. N’est-ce pas l’une des voies par lesquelles pourrait nous parvenir ce « supplément d’âme » cher à Bergson ? Si le corps de l’homme se met à défier le temps, il faut bien que l’âme, elle aussi, s’agrandisse. Mais d’une certaine façon c’est ce qui se passe quoi qu’en pensent les pessimistes : « Le champ dans lequel s’exerce notre liberté s’est accru démesurément ». « En se laïcisant, note l’auteur, le christianisme a conquis le monde le remplissant de son tumulte intérieur. La déflagration de son mystère initial a façonné la Planète ». Quel est ce tumulte ? C’est l’immanence du divin dans l’humain, de quelque façon qu’elle se réalise. Le mystère initial, celui du Christ Fils de Dieu, s’étend à chaque homme, désireux de devenir Dieu. Jusqu’au XXème siècle, c’était le Progrès qui se chargeait de cette opération. Aujourd’hui le Progrès a fait la preuve de ses ambiguïtés insoutenables, il apparaît comme aussi bon que mauvais. C’est sans doute encore un moyen d’améliorer notre vie, mais personne ne le prend plus pour un moyen de salut. Le salut est d’un autre ordre : Pierre de La Coste n’hésite pas à vendre la mèche, pour ma plus grande joie : « Trois siècles de modernité ont tragiquement validé l’ironique pari de Pascal ». La victoire du Bien n’est pas pour ce monde-ci.

Abbé G. de Tanoüarn
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Pierre de La Coste, Apocalypse du Progrès, «éd. Perspectives libres 2014 258 pp. 22 euros

8 commentaires:

  1. Bien, en lisant votre texte, je pense certainement aussi que personne ne prend le Progrès pour un moyen de salut. Cependant, on ne peut pas revenir aux temps des cabriolets, ou des épées, etc. Le temps ne recule pas. On peut être un peu moins consumériste, avoir seulement ce que nous avons besoin. Moins matérialistes, c´est un fact. Je ne crois pas aussi qu´un homme peut allonger beaucoup sa vie, car le cerveau s´affaiblit avec l´âge. Combien de personnes connaissez-vous avec plus de cent ans ? C´est plutôt rare. « La victoire du Bien n´est pas pour ce monde-ci », dites vous.
    Certainement, la vie éternelle est la vraie vie, pour ceux qui ont la foi.
    Mais nous pouvons essayer de vivre un peu, dans ce monde, avec un peu plus de charité, de miséricorde, de bonté.Essayer de nous améliorer... Ce qui fait une bonne ou mauvaise personne c´est ce qu´elle a dans son coeur. Si l ´intérieur est fausse, nous aurons la fausseté... bien que habillé d´apparente sincerité. Comment savoir comment est l ´autre en vérité ? Difficile. Donc, il faut que chacun essaye être honnête, avec lui-même , tout d´abord, et puis, avec l´autre. La difficulté dans le monde d´aujourd´hui est plutôt de nature plus spirituelle que matérielle. Notre misère est plus spirituel. Nos souffrances aussi. Car c´est très difficile de croire à notre prochain...

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  2. La religion du Progrès n'est plus. Pierre de la Coste l'a enterrée.  Belle musique sur la tombe d'une grande erreur. 


    La croyance dans des lendemains qui chantent ou socialisme est né de l'union incestueuse de la carpe révolutionnaire et du lapin bolchevique.  Ayant subi un coup fatal à Tchernobyl, elle est morte à Berlin avec la chute du mur. Comme la poule dont on a tranché la tête, elle continuera à marcher étonnée quelque temps.


    Dans son Apocalypse du Progrès,  Pierre de la Coste démontre que comme toute erreur,  la religion du progrès est confrontée au dilemme d'avoir à choisir entre l'échec ou la contradiction.  Au lieu de rester au lit, les fils du progrès se sont transformés en colleurs d'affiche,  atomiseurs de civils, stratèges de guerre mondiale sans avancer d'un pouce. Au final : un champ de ruine.

    Le socialisme disait déjà Drumont,  nous a dérobé notre bourse et même nos bottes, sous prétexte qu'elles nous gêneraient pour marcher dans la voie du progrès.

    La démonstration est implacable, l'ironie parfois mordante. Depuis l'antiquité,  le progressisme connut de multiples avatars. Tantôt il procédait d'une croyance gratuite dans les forces humaines comme chez les pélagiens et néopélagiens,  tantôt il  procédait d'un déterminisme divin résultant d'une somme de millions d'existences prédéterminées, comme le croyaient les calvinistes. 

    Pierre de la Coste avec des accents maistriens, montre que le vrai Progrès ne peut faire ni l'économie de la Grâce ni celle de la Liberté. N'être convaincu qu'à moitié de cette vérité, ce serait retomber dans l'hérésie. Hérésie qui selon Pascal est moins le contraire de la vérité que l'oubli de la vérité contraire. Sans la Grâce, l'homme échoue. Sans la Liberté, il est esclave de lui même. 

    Pierre de la Coste retrouve la dimension divine de la Politique. Joseph de Maistre l'aurait fort approuvé,  lui qui voyait dans le protestantisme un "rienisme" tout juste bon à saper le principe d'autorité. Dans les deux cas, le retour au divin est la clef d'une pensée forte qui prend lentement son envol tant elle craint de rien laisser tomber de ses arguments et qui surprend par son envergure dès qu'elle s'envole au ciel. 
    Philippe Bornet

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  3. Réflexion complètement connexe au post de l'abbé // La société française est frileuse et n’est plus dans le coup pour ce qui est de la recherche scientifique, des avancées techniques, et des avancées technologiques qui en découlent. Nous avons été à la pointe et nous sommes à la traîne. Frileux, presque résignés et repliés sur nous-mêmes, nous croyons qu’il n’y a plus de mouvement, parce que nous sommes arrêtés.

    Qu'on me lise bien: mon constat ne diminue en rien la validité (éventuelle) des réflexions que nous livre l’abbé. Reste à savoir si c’est nous qui nous éloignons du progrès? Ou si c’est le progrès qui, en s’éloignant de nous, facilite sa remise en cause? Au fond ces questions ne sont pas neuves et les Amish se les sont posées il y a trois siècles, avec la conclusion et les effets que l’on sait.

    Autrement dit et en plus bref: nous serions Chinois ou Coréens, nos sociétés auraient connu les bonds en avant matériels de la Chine ou de la Corée, que le progrès nous semblerait une évidence, dans toutes les acceptations du terme.

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    1. Pierre de La Coste20 juillet 2014 à 14:52

      Je suis sensible à cette question: en critiquant le Progrès idéologie, le Progrès-Croyance, ne tournons-nous pas les dos au pur progrès scientifique et technique? Expert en technologie de l'information depuis quinze ans, j'ai essayé d'agir en faveur du développement d'Internet en France, notamment au sein de plusieurs cabinets ministériels et missions officielles. Je pense donc qu'il est possible de concilier le développement technologique et la critique d'une techno-science devenue folle qui détruit la planète. Cela dit, la marge est étroite. Nous devons par exemple tout faire pour ne pas dépendre de géants comme Google ou Microsoft si nous voulons défendre quelques uns des principes essentiels de notre civilisation, notamment le respect des données personnelles.

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  4. Pierre de La Coste19 juillet 2014 à 19:27

    Ce texte me touche pour de multiples raisons. Tout d'abord, c'est la première vraie critique rédigée et argumentée sur mon livre, et elle est de bon augure. Ensuite, du fait de la personnalité de son auteur, un prêtre, épris de Tradition mais agissant aujourd'hui en communion avec Rome. Un théologien et philosophe, dont j'attendais la lecture avec impatience, voire avec un certaine anxiété. Par la force des choses, en remontant la "généalogie" du Progrès, j'ai du m'atteler à des questions théologiques ardues, principalement la grande querelle du Libre-arbitre et de la Grâce, alors que je n'étais pas particulièrement formé pour cela. Cet article me fait donc chaud au coeur et me conforte dans les choix essentiels de ce livre pour expliquer la naissance et la crise actuelle du Progrès. J'attends donc les prochaines critiques de pied ferme. Merci Monsieur l'abbé!

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    1. Disons que chez notre abbe la réflexion s' oriente davantage vers une idée assez effrayante d' un humanisme Nietzschéen, qui "agrandit" les âmes, on ne sait trop comment, alors que l' idéal chrétien se rapproche surtout de l' idée des "simples", des "petits", qui, selon moi sont la pierre d' achoppement des orgueils de tous genres, l' avenir, sans avoir l' air de rien, leur appartient beaucoup plus, qu aux grands de ce monde, et la techique dans tout ça, en fin de compte se doit d' obéir au maître en la matière, du 16e siècle, Rabelais, "sciences sans conscience n' est que ruine de l' âme. Cela dit, ce raisonnement ne vient sans doute pas contre votre oeuvre, inconnue encore de moi. Je crois reelement, en m' adressant à notre abbe, qu'il faut savoir voir la présence de Dieu ds chaque être humain, la beauté que chacun recèle, ce qui évite de considérer ce monde comme irresolument perdu d' avance, car après tout tout se situe ds le temps,présent, Dieu est là, maître de toutes choses....et intervient plus souvent qu'on veut bien le voir,et la prière est selon moi plus active que l' initiative personnelle. Bien à vous

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    2. Je ne pense pas que l'abbé de Tanouarn soit un nietzcheéen catholique, mais il faudrait le lui demander. Pour ma part, je suis un catholique qui lit Nietzche régulièrement, et qui pense qu'il n'y a pas de meilleur lecture pour un chrétien. Le christianisme ne sera jamais à la hauteur des critiques que lui adresse Nietzche. Nous ne serons jamais assez une religion de pauvres, de malades, de femmes, d'esclaves etc. Quant à la grandeur d'âme dont vous parlez, elle n'est évidemment pas l'apanage des grands de ce monde. Les grands de la terre ne sont pas les grands dans le royaume des cieux. Je ne crois pas que M. l'abbé puisse faire une telle erreur...

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  5. Il y a du « Walhalla » chez les protestants ! (Le Rififi c’est à Panam!)
    Le Christianisme a certainement « conquis le monde de son tumulte intérieur », mais les peuples du monde n’ont pas pour autant totalement laissé tomber leurs croyances anciennes. Inconsciemment et nous le voyons en Europe, nous avons tous gardé quelque chose des périodes antiques. Ainsi lorsqu’on a dénoncé les idéologies de tout bord, on n’a pas encore été à la source de ces erreurs. On en reste à la surface. De plus, « l’autre » est toujours fautif. Il est l’autre « révolutionnaire », l’autre « marxiste », l’autre « hégélien », l'autre "fasciste", mais surtout celui que « nous » ne pourrions jamais être ni avoir été. Douce illusion ! Nous voici en pleine parabole de la paille et de la poutre.
    Nous les méditerranéens, nous avons hérité des grecs et nous parions sur la Raison, sur la notion de nature humaine, sur la modération. Nous pêchons par cette faille : Trop de Raison. Les grecs avaient la démesure en horreur, les Germains sont nés dans et par cette démesure. La prédestination protestante? Quelle démesure par rapport à l’amour infini de Dieu ! Cela n’est pas complètement étranger au surhomme de Nietzche, seulement inversé : Dieu sélectionne ses frères… Pas éloignés non plus d’Hegel ! L’avènement de l’Esprit à la fin des temps c’est la reconnaissance de l’autre, le comble du paraître ! En attendant, sur terre, deux classes, les « avec » et les « sans »…Le châtiment c’est pour les « non élus ». Voilà ce que j’appellerai un régime de « terreur spirituelle » pas si éloigné non plus de la « terreur marxiste ». La liberté d’interprétation des écritures en dehors d’un Magistère ? Quelle démesure de subjectivité ! Camus aurait dit : « une subjectivité interminable qui s’impose en tant qu’objectivité ». De l’irrationnel raconté dans des termes raisonnables. Le libéralisme économique? Un autre genre de terrorisme organisé par et pour les prédestinés au pouvoir... Ainsi n’est pas libre qui croit l’être et surtout qui veut le faire croire !
    Quant à la science, de grâce ne mélangeons pas tout ! Il y a les sciences techniques et les spéculatives. Nous devons l’invention d’internet au CERN ! Les recherches astrophysiques ne sont pas liées directement à la technique mais la font avancer car elle en a besoin. La science astrophysique est mondiale. Elle n’a pas à être française ou chinoise. Elle n’est pas non plus liée à l’idéologie du progrès dont elle se moque complètement. Je dirai pour finir, premièrement, que la science astrophysique est" la seule philosophie qui a encore quelque chose à nous dire" et deuxièmement que le comble de la Raison sans la Foi c’est la folie (au sens psychiatrique), le meilleur exemple étant le « Transhumanisme ». Il est bon que la Raison en arrive à ce point de rupture !

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