C'est sous ce titre - Qu'est-ce qu'une vie bonne? - que Judith Butler, spécialiste mondiale des gender studies, a publié la leçon qu'elle a donnée à l'occasion de sa réception du Prix Adorno le 11 septembre 2012. Ce texte vient de paraître en français avec une longue préface du traducteur Martin Rueff. Il est effectivement intéressant de se demander ce qu'il reste de la morale quand on rejette toute idée de nature humaine, et jusqu'à l'idée d'une nature sexuée. Dans ce petit volume, dès les premières lignes de sa préface, Rueff cite Judith Butler : "Il me semble que pendant des années, j'ai résisté au questionnement éthique" avoue-t-elle d'abord. Elle le rejoint néanmoins depuis dix ans, ce questionnement, et elle s'en explique : "La question éthique me semblait une manière de fuir la politique ou de la rejeter, mais je ne vois plus aujourd'hui les choses de cette façon. Je pense que les situations de pouvoir donnent naissance à des problèmes éthiques et par conséquent je ne crois pas que la politique et l'éthique constituent des domaines radicalement hétérogènes".
On l'aura compris, pour Judith Butler, comme pour Aristote d'ailleurs et pour Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne, l'éthique et la politique sont deux faces d'une même question, que l'on formule de différente manière, mais qu'Aristote avait déjà identifiée en posant la question de la façon suivante : qu'est-ce qu'une vie bonne?
Il ne s'agit pas seulement de se demander : qu'est-ce qui est juste? en opposant comme John Rawls la justice que l'on peut découvrir au terme d'une démarche vraiment démocratique ou procédurale et le bien qui serait par hypothèse impossible à connaître pour les agnostiques métaphysiques d'aujourd'hui... Non : Judith Butler insiste contre Adorno d'ailleurs sur la nécessité de découvrir ce qu'est la vie bonne. Une vie qui ne peut pas être pleurée, une vie privée de deuil n'est pas une vie bonne, Butler ici n'hésite pas à invoquer Antigone! La vie bonne est une vie qui devient un modèle dans lequel la Société des hommes découvre des leçons, une manière d'être qui tient en respect le néant. "Si je demande comment mener une vie bonne, je suis à la recherche d'une vie qui serait bonne indépendamment du fait que ce serait moi ou un autre qui puisse la mener". Une vie à mettre dans un bocal ou à encadrer.
Judith Butler, comme Hannah Arendt d'ailleurs fait ici l'impasse sur deux mille ans de christianisme. Elle veut revenir non à Rousseau comme le pense un peu au hasard le préfacier, mais à Aristote soi-même, c'est-à-dire à une époque où la personne au sens chrétien du terme, la personne sujet libre et responsable, n'est pas encore sortie des limbes de la civilisation et du mystère de la Potentialité divine. La personne irremplaçable et toujours unique, la personne qui, comme le dit Bergson dans L'énergie spirituelle, est capable de se créer elle-même de façon absolument singulière, ne peut pas prendre les traits de ce Modèle éthique asexué et interchangeable qu'exalte Judith Butler. Tout ce qu'avait si bien compris Nietzsche, ce fils de Pasteur, Judith Butler l'oublie. Pour elle, le "type" remplace la personne et son aventure singulière dans l'existant. On est encore et toujours, malgré toutes les apparences, dans une forme de correctness à l'américaine, avec cette grande théoricienne du Queer. Le Queer, c'est cette idéologie sexuelle qui fait systématiquement abstraction des personnes, abstraction des corps même, se voulant uniquement capable de se situer à l'enseigne de l'Eclatez moi ça.
Bergson, juif et tellement chrétien, pour illustrer cette "aventure vitale" qui caractérise l'être devenu libre, parlait de "création de soi par soi", d'"agrandissement de la personnalité"... Tout cela n'existe que dans la singularité absolue d'un sujet et n'a rien à voir avec l'universalité froide d'un modèle. Tout cela ne peut être que terriblement concret, foncièrement personnel et différencié. Cette dimension manque à la post-modernité, Michel Foucault s'en était finalement rendu compte. Et c'est parce que cette dimension personnelle manque que Judith Butler confond, nous l'avons vu en commençant, éthique et politique.
Elle mène très loin cette confusion dans le texte sur la vie bonne que nous étudions - jusqu'à s'interdire à elle-même toute réflexion sur une contestation et une résistance politiques, qui sous sa plume, sont littéralement sacralisées. Recevant le Prix Adorno, elle entreprend de démonter une formule d'Adorno, qui envisageait, pour mieux résister, la nécessité de "résister à ces parties de nous qui sont tentées de jouer le jeu du monde tel qu'il est". Merveilleuse invitation du grand Ponte de l'Ecole de Francfort à un examen de conscience, dont tout chrétien, sommé par sa foi de ne pas se conformer à ce siècle, peut prendre sa part. Pour la papesse des Gender studies, cette invitation est inaudible : elle conduit à "s'isoler soi-même en soi-même", bref, selon Judith, Adorno réintroduirait l'idée d'une morale indépendante de la politique, dont l'exigence gît au plus profond de chaque personne. Pour elle, cette distinction entre morale et politique sent trop son christianisme, relevant d'un personnalisme, tout simplement insupportables: "Dans de tels moments, s'écrie-t-elle, Adorno semble exclure l'idée d'une résistance populaire [car le populo est bien incapable de cet examen de conscience] et des types de critiques qui prendraient la forme de corps amassés dans la rue [en français courant : des manifs] pour s'opposer aux régimes contemporains du pouvoir".
Confondant morale et politique, refusant par principe tout examen de conscience comme élitiste, Judith Butler apparaît finalement telle une forcenée de la Révolution en marche, qui est pour elle la seule image possible de la vie bonne. Contestation, résistance, voilà le bien. Examiner la qualité personnelle de sa résistance, c'est déjà s'écarter de la Révolution et se réfugier dans la morale.
Où l'on saisit la vraie nature de toute Révolution que ce soit la révolution sexuelle de Judith Butler ou la révolution islamiste de Daech : il s'agit d'une manière ou d'une autre de sacraliser le Politique et de lui sacrifier la morale. Tu ne tueras pas? Pour un militant de Daech, cette injonction morale n'existe pas en tant que morale. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain? Pour la féministe militante qu'est Judith Butler, éduquée par un rabbin libéral David Silver, ce commandement n'existe pas parce qu'il est un commandement moral, s'adressant à des personnes libres et non à un corps politique. Le seul impératif existant pour elle, la seule règle morale est de lutter contre toutes les formes de vulnérabilité de l'humain, une belle intention qui va avec une absence calculée de morale personnelle ou de réalisme politique. Nous sommes bien dans cette "temporalisation du Royaume de Dieu" dont parlait Jacques Maritain et qui est à l'origine des idéologies et de leurs massacres.
Votre texte a ceci de particulier qu'il parle cette fois de choses que 99.9% de vos lecteurs ignorent... et c'est tant mieux. Tant mieux que vous leur en parliez (faut ouvrir les horizons), et tant mieux cependant qu'ils l'ignorent (mon intuition est que Butler, en France, personne ne l'a lue, et ceux qui l'ont "lue" n'ont lu que son nom).
RépondreSupprimerPour ma part j'ai coutume d'aller sur Wikipédia quand je veux comprendre quelque chose (par exemple: qui est Butler? qu'est-ce qu'une ampoule à LED? etc). Mon impression est que Bulter n'est pas là pour durer, que c'est... du toc. Qu'elle est à la philosophie ce qu'Elsa Triolet était à la littérature. C'est à dire qu'il n'est pas mauvais de savoir (un peu) de quoi ça parle, mais qu'il n'est pas besoin, fondamentalement, d'y consacrer plus de temps que cela. On me dira que ce jugement est hâtif, après 15 à 20 minutes de lecture sur Wiki... c'est vrai. Simplement ces 15 à 20 minutes ne m'ont pas convaincu d'aller jusqu'à la demi-heure. A mon sens, c'est une lecture à laisser (cum grano salis) au public de Caroline Fourest, à titre de pensum.
Notre maire d’arrondissement est une femme. Comme le maire de la ville. Il y a quelques jours nous apprîmes que notre préfet était une « préfète ». Peu après NKM se proposait – après élection – d’être notre présidente de région. La barque est encore plus pesante pour les magistrats et les enseignants chercheurs qui ont les ministres que l’on sait.
RépondreSupprimerDu coup, dans notre quartier, les hommes qui se croisent dans la rue commencent à se regarder d’une drôle de façon.
C’est le moment choisi par l’Abbé pour nous évoquer l’US- Gourou Butler Judith. C’est du pousse-au-crime.
Des nouvelles alarmantes nous proviennent du parti national. Mr Jean-Marie Le Pen, futur ex-président d’honneur, se serait déclaré farouchement opposé à la présidente Mme Marine Le Pen avec laquelle il a pourtant quelques liens de parenté. Il a l’intention de s’employer à fond pour la faire échouer lors de la prochaine élection présidentielle.
RépondreSupprimerUne solution de compromis aurait été envisagée parmi les proches. Elle est habile et «honorable ».
Il s’agirait de fonder une association qui regrouperait tous ceux qui, à un moment ou à un autre de leur vie politique, auraient été exclus du Front National. Mr Jean-Marie Le Pen en prendrait immédiatement la présidence d’honneur. Cette nouvelle association regrouperait les exclus anciens, les nouveaux, les futurs exclus, ceux qui croient qu’ils ne le seront jamais et même ceux qui n’ont jamais adhéré au FN de peur d’être exclus. Beaucoup de monde en somme.
Espérons que le bon sens prévaudra.
Bonjour Anonyme du 9 août,
RépondreSupprimerVous êtes en plein dans le sujet, pile poil mais, bon, par respect
pour Jean Marie écrivons M. LePen et non Mr comme les Yankees à la
Butler.
Monsieur l'abbé, Qu'est ce qu'une vie bonne sans quelque Bien objectif? JB n'est ni platonicienne, ni aristotélicienne. Quel Logos? Quel Nicomaque? Quel Mentor? Comme cette égarée est aveuglée! Elle est trop ratiocinante et dévitalisée pour être nietzschéenne, ou même foucaldienne. Trop hégélienne pour penser autrement que selon une dialectique de nécessité, oû le sujet de l'Histoire est collectif. Trop "passions tristes" pour le joyeux Spinoza. Que lui reste-t-il, dans un monde en chaos? Epicure, bien sûr! Si seulement JB vivait cachée..., c'est nous qui serions heureux! // Bien cordialement
RépondreSupprimerJusqu’au dernier jour de vie sur cette terre les hommes essaieront en vain de contourner le néant qu’ils portent en eux avec toutes sortes d’idéologies. Passons sur les meilleures d’entre elles… L’Amérique ne nous a jamais fait le cadeau d’une pensée profonde. On était déjà habitué au somnambulisme de ses héros : Sexe, drogue et rock en roll. Pas même une réflexion sur le désir, « cette transcendance déviée », comme l’a si bien identifié R.Girard, car le désir ramène toujours au néant, « l’autre » n’étant pas Dieu. Pas même non plus une clairvoyance sur cette problématique comme l’existentialisme a pu le faire en créant un être dénué de tout désir pour que son miroir ne lui montre plus le gouffre sans fond de son âme, ni même une entrevue Nietzschéenne refusant aussi toute transcendance verticale ou déviée. Non, rien. Dans ce monde indifférencié qu’exporte l’Amérique au monde entier et qui en fait répond à la loi du marché laquelle ne voit que des marchandises, on nous vend une fois de plus une idéologie passionnée de « l’égalité » qui ne peut se nourrir que de son contraire: Une classe marchande de plus en plus riche qui n’a que faire de cette prétendue égalité mais qui s’en sert pour asseoir son pouvoir. L’autre versant de cette médaille de l’indifférenciation, nous la trouvons dans tous ces monstres opposés (des démons aurait dit Dostoïevski) qui voient le jour dans l’état islamique et dans la radicalisation en général. Les démons se nourrissent les uns les autres et prouvent une fois de plus le destin sans faille de l’humaine comédie ! Refuser l’infini n’est pas donné à tout le monde et cette J.B n’a pas l’intelligence ( d’après ce que vous en racontez, car je ne lirai pas son œuvre) de voir l’imposture de sa position qui n’est qu’une fuite en avant de sa propre misère : pas intéressant mais instructif du point de vue sociologique !
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