Les premiers hérétiques, les docètes, estimaient que Jésus ne s'était pas vraiment fait chair, que son incarnation reposait sur un trucage "cinématographique", que quoi qu'il en soi de sa vie terrestre, il n'a pas pu mourir et qu'un ange au dernier moment l'a remplacé sur la croix. Jésus semblait un homme (verbe grec dokein, sembler paraître d'où les docètes), il avait l'apparence d'un homme mais, pour ces docètes, il n'en était pas vraiment un. Il était un "éon" spirituel, quelque chose comme un hologramme, mais pas un humain en chair et en os.
Cette hérésie se retrouve quelques siècles plus tard dans le Coran, par exemple à la sourate 4 : « Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié ; mais ce n'était qu'un faux semblant [voilà l'hologramme] ! Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l'ont certainement pas tué [Au dernier moment un autre être a pris sa place : sa mort sur la croix fut un trucage]. Mais Allah l'a élevé vers lui [Mahomet aussi a été élevé vers Dieu à Jérusalem] Allah est puissant et sage » (157-158). On voit ici comment les premiers musulmans ont repris avec enthousiasme les croyances des chrétiens docètes ou gnostiques, fermement rejetés comme hérétiques dès la primitive Eglise.
Ce qui vaut pour la crucifixion, vaut tendanciellement dès la nativité. Jésus n'est pas seulement "conçu de la vierge Marie". Il n'est pas seulement conception. Jésus n'est pas seulement une idée (compatible avec l'idée de Bouddha, l'idée de Mahomet etc). Il est né au monde. Au niveau des idées, on peut dire que l'on cherche toujours à faire des synthèses, en ajoutant ou en comparant toutes les idées les unes aux autres. Mais Jésus n'est pas une idée, qu'on pourrait ajouter à d'autres idées pour trouver une issue à la condition humaine. Il est une réalité unique en son genre, sa divino-humanité ne fait nombre avec aucun autre. Et c'est pour cela qu'il est si important de reconnaître qu'il est né : il est vrai homme. Dans ce sens, on peut comprendre la parole transmise par Dieu à sainte Angèle de Foligno : "Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée". Mon amour est tel qu'il m'a été impossible de faire semblant, nous dit Jésus. Le Fils de Dieu partage notre vie humaine "pour de vrai", il a, à lui tout seul, transformé notre histoire. Dans sa propre vie de triomphateur supplicié, il a pris plus que son lot de nos tragédies. En tant que Dieu, cela ne lui était pas possible, il ne pouvait expérimenter ni la souffrance ni l'amour sacrificiel. Il a bien fallu qu'il naisse au monde pour nous montrer son amour dans un langage que l'Infini divin ne pouvait pas utiliser, mais que le Dieu réellement fait homme a su nous tenir, de façon tellement éloquente !
Le Christ n'est pas seulement une Parole. Il n'est pas seulement le Verbe, il est le Verbe fait chair. Et c'est pourquoi sa parole est tellement belle, tellement complète. Elle est une sagesse immédiatement pratiquée, dont la croix est comme l'étendard. Cette sagesse, les docètes veulent se l'approprier, en en retenant les belles paroles. Dès le IIème siècle, Marcion, lui qui est prêtre (presbuteros), cède à la tentation cléricaliste, se voyant sans doute devenir quelque chose comme un gourou. En mettant de côté la réalité de cet enfant, en oubliant qu'il a pris chair de la Vierge Marie, en refusant de voir quel amour il y a dans une telle fragilité volontaire, les docètes comme les gnostiques espéraient bien faire à leur idée avec les belles paroles de ce message qu'ils ont pensé s'approprier grâce à l'éloquence qu'ils avaient apprise dans les Ecoles hellénistique de leur jeunesse. Marcion, prêtre gnostique, ne gardera de l'Evangile qu'une certaine idée (fortement hellénisée), dont il fera une pure spiritualité, en ôtant au Christ toute réalité historique.
Le grand théologien africain Tertullien a écrit tout un petit livre sur ce qu'il appelle la chair du Christ : de carne Christi. Il cite Marcion et critique cette gnose qu'est le marcionisme :
"Je nie, déclare Marcion cité par Tertullien, que Dieu ait jamais été changé en homme, jusqu'à naître et prendre un corps, parce que l'être sans fin est nécessairement immuable : aussi se changer en un être nouveau, c'est détruire le premier. Donc l'être qui ne peut finir [Dieu] est incapable de changement".
Son incarnation ne peut être qu'un (faux) semblant. Pour Marcion, chrétien mais grec jusqu'au fond de lui-même, l'incarnation n'existe pas. Ou alors, elle pourrait à la limite être l'une de ces métamorphoses que décrit le poète païen Ovide et qui changent seulement l'apparence des dieux et des déesses. Jupiter, pour mener à bien ses aventures galantes, était un champion de la métamorphose. "Selon Marcion, affirme Tertullien, on admettrait plus facilement un Jupiter changé en taureau ou en cygne, qu'un Christ fait homme", comme si l'incarnation, à l'image des métamorphoses de Jupiter, ne devait être au mieux qu'une apparence : Jupiter changé en taureau pour séduire la nymphe Europe. Le Christ de Marcion, changé en une apparence d'homme pour ne pas effaroucher l'humanité.
Le christianisme authentique n'a que faire de ce jeu d'apparence ou d'idéalisation, jeu que l'on retrouve d'ailleurs au XXème siècle dans la théorie de la démythisation chère à Rudolf Bultmann, comme elle a été chère d'une autre façon à l'idéalisme allemand du XIXème siècle, je veux dire par exemple au Fichte de L'initiation à la vie bienheureuse ou au Hegel de la Phénoménologie de l'esprit, deux penseurs qui ne retiennent du christianisme qu'une spiritualité a-dogmatique, une sorte d'idéal religieux, sans création et sans incarnation. Aux antipodes de cet idéalisme, le christianisme orthodoxe déclare que le Christ n'est pas une idée ou un Message, qu'il est vraiment "né d'une femme" comme dit saint Paul (Gal. 4, 4) . Si le christianisme ne revendique plus l'histoire des hommes comme théâtre et l'incarnation comme l'événement nouveau, humainement improbable qui fait basculer l'histoire du monde, il devient la propriété exclusive des rhéteurs et autres fabricateurs d'idées. Il n'est jamais qu'une idée de plus dans le grand magasin de la culture mondiale. C'est ce que le modernisme voudrait qu'il soit. C'est ce qu'il ne peut pas être.
L'incarnation n'est pas une apparence. La métamorphose grecque ne s'applique pas au fils de Dieu, comme si toute sa geste salutaire n'était qu'une apparence, simplement une idée et non une réalité. Le Concile de Chalcédoine qui conclut les conciles christologiques (le premier réuni à Nicée en 325) a ces mots définitifs sur l'incarnation : Verus homo vero unitur Deo. "Un homme véritable est uni au Dieu véritable". Ce que signifie l'adjectif verus ici, c'est d'abord la réalité de l'incarnation, qui renvoie à la réalité de la création d'un être absolument unique, à la fois Dieu et homme. Il y a dans le caractère humano-divin du Christ, un seul sujet une personne, qui est divine, qui est le "Je suis" proféré par Dieu devant Moïse au désert, ce Je suis que Jésus reprend à son compte à plusieurs reprises : "Avant qu'Abraham fut, je suis"(Jean, 8, 58) ; ou encore : "Si vous ne croyez pas que je suis, vous mourrez dans vos péchés" (Jean 8, 24). Quand le Christ dit "Je", c'est Dieu qui dit Je. Mystère insondable du Dieu qui a pris chair de la vierge Marie.
C'est la subjectité du Christ, c'est l'existence divine du Christ, ce Je éternel, qui rend possible sa "subsistance infinie"(Cajétan), par laquelle il fait exister son humanité à lui, ainsi que l'humanité des sauvés qui par leur foi en lui, acquièrent eux-aussi cette éternité du Je suis. Cette subsistence divine du Christ est la marque de la personne, assumant dans son infinie présence, la métamorphose des hommes sauvés en fils de Dieu. Cette subsistance (un infini d'existence) fait exister la nature humaine du Christ dans sa personne divine et elle fait exister tous les sauvés dans une nouvelle existence - surnaturelle, non pas biologique mais pneumatique - je veux parler de l'existence divine, qui appartient au Christ et qui circule chez les sauvés par la grâce du Christ tête de l'humanité nouvelle.
Cette circulation de la grâce capitale du Christ fait que nous pouvons dire avec saint Paul : "Pour moi, vivre c'est le Christ"(Phil. 1, 20). Lorsqu'il nous dit cela saint Paul prend les mots qu'il emploie au pied de la lettre. Il ne nous dit pas seulement, comme pourrait le signifier un passionné que, pour lui, la vie se réduit à l'objet de sa passion, en l'occurrence le Christ (comme, pour d'autres la vie peut se réduire à leur collection de timbres). Il dit que la vie ne peut lui être donnée que par et dans le Christ et qu'en dehors de cette option pour le Christ, le dernier mot revient à la mort. Au contraire, dans le Christ, même "le fait de mourir m'est un gain" (Phil. 1, 21) comme le note saint Paul encore.
Le Verbe a pris chair, et comme le dit Tertullien, ce faisant, il a sauvé la chair. Plus personne ne peut dire que la chair est impure. Et personne ne peut plus dire que le but de la chair, c'est obligatoirement la pourriture (saint Paul, grec phtora Gal. 6 : "celui qui sème dans la chair récolte de la chair la pourriture" ). La chair a été sauvée de la pourriture par le Verbe : "Le corps semé corps psychique ressuscite désormais corps pneumatique" (I Cor 15, 45).
Ce réalisme de l'incarnation ne s'étend pas seulement au salut de toutes chairs. Il modifie la manière de voir la naissance du Christ lui-même. De la même façon, alors que, dans la Genèse, l'accouchement dans la douleur semble faire partie du châtiment de la femme après le péché originel, si matérielle que soit finalement la mise au monde de Jésus, car c'est en elle que l'on peut dire : le Verbe se fait chair, elle est différente de toutes les autres naissances. Elle se trouve purifiée par l'enfant. Bien avant la péridurale, elle s'est effectuée sans douleur. L'enfant divin respecte l'hymen de sa mère et par là son propos ferme de virginité. C'est ce que l'on appelle pudiquement la virginité de Marie "au cours de l'enfantement", virginité in partu (selon l'expression des théologiens, qui rappellent le caractère absolument surnaturel de cette naissance et de cet accouchement).
De même qu'il faut avoir à l'esprit le caractère naturellement surnaturel du Christ, Dieu fait homme, il faut reconnaître que l'intervention comme mère de la Vierge Marie est quelque chose d'intrinsèquement surnaturel. Marie porte l'objet de sa foi caché dans son corps de vierge !
Vous me direz peut-être : tout cela n'est que vaticinations de théologiens. L'Ecriture ne dit rien de tel. Eh bien ! Les travaux d'Ignace de La Potterie ont changé tout cela (voir son livre : Marie dans le mystère de l'alliance). L'exégète jésuite invoque les dires de Tertullien, pour souligner que ce fait (la virginité au cours de l'enfantement) se trouve affirmé au verset 13 du Prologue de l'Evangile de Jean.
Mais n'allons pas trop vite en besogne. D'abord, on constate que Tertullien, toujours lui, (vers 200) met en doute le contenu du verset 13 du premier chapitre de l'Evangile de Jean, texte dans lequel il soupçonne la possibilité d'une réécriture gnostique, comme cela se pratiquait souvent à l'époque. De fait, précise-t-il, en attribuant à l'ensemble des hommes sauvés le fait de "ne pas être né du sang ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l'homme mais de Dieu", le texte actuel pourrait cacher une propagande gnostique, marquée par le dualisme entre ceux qui ne sont pas nés du sang et ceux qui, corrompus, sont des êtres matérialisés et définitivement pécheurs. Si on considère que le pluriel (ceux qui ne sont pas nés des sangs...) est en réalité un singulier, parce que seul le Christ vérifie cette phrase, comme l'explique Tertullien, les difficultés de lecture de ce passage vont se volatiliser. En effet, c'est le Christ et lui seul qui n'est pas né des sangs ni de la volonté de la chair mais de Dieu.
Le Christ n'est pas né de la volonté de la chair puisque sa mère est vierge, ni de la volonté d'un homme puisque sur ce point saint Joseph est hors course (voir méditation précédente). Quant à l'expression ex aimasi en grec, ex sanguinibus, en latin, où le terme sang se trouve bizarrement utilisé au pluriel, la lecture que fait Tertullien en appliquant au Christ le verset 13 : "lui qui n'est pas né des sangs", fournit une explication christologique de cette apparente bizarrerie : sangs au pluriel, cela renvoie dans les langues sémitiques au sang menstruel et indiquerait donc une naissance miraculeuse. Dieu respecte tellement la virginité de Marie qu'il la lui a conservée dans la naissance de son fils, qui n'est pas né "des sangs". Qui est venu au monde miraculeusement.
Il est frappant de constater qu'un thème aussi difficile d'approche que la virginité de Marie dans l'enfantement bénéficie aujourd'hui, grâce aux travaux des exégètes, d'un ancrage solide dans l'Ecriture, qui en fortifie la position. N'est-ce pas de l'écriture que provient la Révélation, transmise droitement par l'Eglise ? Comment se fait-il que pendant presque deux millénaires, on a transmis le pluriel grec aimasi sans être capable de l'expliquer, mais sans pour autant, que les copistes ne se permettent de remettre ce mot "sang" au singulier ? C'est toute la tradition qui se trouve comme confirmée par les études scripturaires. Force est d'apercevoir que la Tradition mariale en particulier, possède toujours de solides expressions dans l'Ecriture. Je pense, pour prendre un autre exemple que celui qui nous occupe, au dogme de l'assomption décrété en 1950 par le pape Pie XII. Marie enlevée au ciel ? C'est justement ce que nous montre le chapitre 12 de l'Apocalypse, la décrivant (elle Marie et non une autre femme : voir le verset 5) comme "un grand signe dans le ciel, une femme revêtue du soleil" et se servant comme de parures des autres éléments du monde, la lune et les étoiles.
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