Jésus prenant conscience de sa dignité de Fils unique, est appelé "Seigneur et Christ". "Ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l'a fait Seigneur et Christ" dit saint Pierre aux Juifs, dans les premières pages des Actes des apôtres (Ac. 2, 36). Dieu ! Il ne s'agit pas de je ne sais quelle hyperbole trop humaine. Il s'agit du plan divin.
Nous savons ce que signifie Christ (voir la méditation qui porte ce titre), et pourquoi pour désigner le Mashiah (messie) les chrétiens ont très tôt préféré à l'original hébraïque le terme grec, christos, qui signifie l'oint de Dieu. Un titre royal certes, mais qui renvoie, en grec, à la royauté spirituelle telle que la décrit le prophète Daniel à propos du "Fils de l'homme" (Daniel 7, 13-14). Le mot grec permet aux chrétiens qui l'utilisent, de ne pas confondre la messianité du Christ avec celle que professaient les juifs du temps de Jésus et - ce qu'il y a de plus fort - parmi les juifs les apôtres eux-mêmes. "Seigneur c'est maintenant que tu vas rétablir la royauté pour Israël ?"(Ac. 1, 6) demandent-ils collectivement 40 jours après la résurrection. Etrange question qui montre bien que le Messie est attendu par tous les juifs comme un roi temporel. Ce que les princes des prêtres et les anciens du peuple n'ont pas supporté au point de condamner Jésus à mort chez Caïphe le grand prêtre, c'est qu'"il se soit fait l'égal de Dieu" tout en refusant la dimension politique et militaire attaché au titre de Meshiah. L'élite juive n'a pas supporté que Jésus refuse cette mission politique, que le peuple attendait face aux Romains et monte sur un âne pour entrer dans Jérusalem. Quant à l'élite chrétienne (les premiers apôtres), ils n'ont tout simplement pas compris que cette royauté du Christ ne puisse être que spirituelle, et que, spirituelle, elle soit plus vraie, plus attirante, plus universelle. Ils montrent anonymement leur incompréhension, parce que, tous réunis, alors que le Christ, ressuscité des morts, s'apprête à quitter la terre, ils posent cette question renversante sur le rétablissement de la royauté pour Israël, comme un vieux chouan, demanderait à Jésus revenu au monde "chez nous", comme dans la chanson de Botterel, s'il n'était pas le grand Monarque.
Marie, elle, enferme le mystère spirituel du Christ dans son corps de vierge-mère. Elle avait reçu cette parole de l'ange Gabriel, qui fait ici écho au prophète Daniel : "Il règnera sur le trône de David son père et son règne n'aura pas de fin" (Lc 1, 30). Marie est la seule à comprendre l'identité surnaturelle de son fils : elle sait de la science certaine que donne la foi que son fils n'est pas roi de la même façon que les autres rois ; n'est pas le messie au sens où l'entendent ses proches, n'est pas un homme comme les autres hommes. C'est cette science surnaturelle à laquelle sa virginité la conduit tout simplement. On peut dire qu'elle en sait plus que les apôtres, qu'elle est la seule à savoir.
Comment l'appeler ce Christ ? Quel titre lui donner ? Comment s'adresser à lui ? Question que se sont posée les apôtres dès le début.
Nous constatons qu'ils l'ont résolue souvent en l'appelant le Seigneur : ho kurios. Voici une liste des références évangélique où lui-même, où ses apôtres lui donnent ce titre. Lc 2, 11 ; 7, 13 ; 10? 1 ; 10, 39 ; 10, 41 ;11, 39 ; 12, 42, 13, 15, 17, 5 etc. On a l'embarras du choix. Mais je citerai d'abord Matth. 12, 8 "Le Fils de l'homme est Seigneur (kurios) même du sabbat". Cette référence en Matthieu est précieuse parce qu'elle est rare chez lui, mais qu'il la met dans la bouche même du Christ, qui se donne à lui-même le titre de Fils de l'homme, voir plus haut). Le sabbat est le jour du repos divin. Si le Fils de l'homme est seigneur du Sabbat, ce ne peut être qu'au sens où lui-même il est Dieu, "Seigneur", comme maître du jour où Dieu se reposa. Dieu seul est maître de son repos... Ce nom, donné au Christ est rare chez saint Matthieu, mais il est parfaitement explicite ; il renvoie à Dieu même. Il ne faut pas oublier que l'expression "le Seigneur" renvoie au tétragramme sacré qui forme Yahvé, un nom que le Grand prêtre ne prononçait qu'une fois par an, pour le grand pardon, dans e saint des saints, un nom que l'on ne sait plus écrire, parce que dans la lecture de l'Ecriture, Yahvé était remplacé par Adonai. Traduit par les Septantes, cela donne Kurios en grec. Dans le latin de saint Jérôme : Dominus. En français : le Seigneur. C'est le mot qui renvoie à Dieu lui-même, le mot qu'utilise saint Etienne au cours de son martyr : "Seigneur ne leur impute pas ce péché" (Ac. 7, 59). Et c'est en même temps le mot qu'utilise les deux soeurs Marthe et Marie, pour définir la relation qu'elles entretiennent avec leur mystérieux ami (Lc 10, 39-41).
En même temps kurios est un nom utilisé par les païens, en particulier en Orient, pour désigner l'homme ou la femme de pouvoir et le caractère absolu de son pouvoir. Le Pharaon, le Roi des rois, l'empereur romain même sont des dieux. Saint Paul explique merveilleusement la chose dans sa première épître aux Corinthiens, 8, 4 sq. : je le cite assez au long, dans la traduction proposée par Lemaitre de Sacy : "Nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde et qu'il n'y a nul autre Dieu que le seul Dieu. . Car encore qu'il y en ait qui soient appelés Dieu soit dans le ciel ou dans la terre et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, il n'y a néanmoins pour nous qu'un seul Dieu qui est le Père de qui toutes choses tirent leur être et qui nous a faits pour lui ; et il n'y a qu'un seul Seigneur, qui est Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites, comme c'est aussi par lui que nous sommes tout ce que nous sommes". Un seul Dieu Père de tout, un seul Seigneur, créateur du monde. Le Fils est la Pensée ou l'art du Père comme dira saint Augustin plus tard. Il est Seigneur, non pas au sens où il y a plusieurs seigneurs sur la terre, mais au sens où le comprend tout lecteur de l'Ancien Testament, au sens où Seigneur est le nom du Dieu unique : les juifs lecteurs de la Bible se gardent bien de prononcer le nom divin, que nous avons maladroitement vocalisé "Yahvé". Les juifs pieux lorsqu'ils aperçoivent le tétragramme imprononçable ne le lisent pas et ils disent : Adonaï ! Le Seigneur.
Pourquoi parle-t-on, dans saint Paul comme dans le Credo, de Notre Seigneur ? Il me semble que l'on peut faire le rapprochement avec le Nom divin que donne Isaïe, 7, 14 :"On l'appellera Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous". L'une des premières formules qui apparaissent dans la liturgie est celle-là : Dieu avec nous ! Le Seigneur avec nous ! Notre Seigneur. Dieu a emprunté le chemin des hommes en se faisant homme, mais c'est pour que les hommes puissent emprunter le chemin de Dieu, sans crainte de l'appeler "Notre Seigneur". "Si Dieu n'était pas notre bien, dit quelque part saint Thomas d'Aquin, nous ne serions pas obligés de l'aimer". Dieu notre Seigneur se fait nôtre. Il nous rend ainsi ses obligés, il nous oblige à lui rendre amour pour amour, à prendre la même voie que lui qui s'est fait homme, mais en sens inverse : pour que nous devenions Dieu. Il y a tout cela dans l'audace de cet adjectif possessif : notre Seigneur !
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