Ni Caïphe, ni Anne, ni Hérode le grand, ni Hérode Antipas n'y sont même mentionnés, alors qu'ils ont tous été des persécuteurs de Jésus, qui depuis sa naissance et sa fuite en Egypte est poursuivi par toutes les polices. La mention est pour Ponce-Pilate ; ce païen, c'est lui qui se retrouve couché dans le texte du Credo. Il ne croit à rien. Devant le Christ, il se prend à grommeler : "Qu'est-ce que la vérité ?" En fait, nous le verrons, cette vérité, il contribue inconsciemment à l'élaborer pour les siècles des siècles, en envoyant Jésus subir ce supplice typiquement romain : la croix. Le persécuteur emblématique - celui à qui appartient la plus grande puissance, au point de s'être cru le maître de la vie et de la mort du Christ, c'est Ponce Pilate, gouverneur romain à Jérusalem.
Le très spiritualiste tenant de la thèse mythiste (thèse selon laquelle Jésus n'aurait jamais existé) au début du XXème siècle, Paul Louis Couchoud disait : rien ne me gêne dans le Credo sinon cette phrase "a souffert sous Ponce Pilate". Pourquoi cette exception si catégorique dans la bouche de ce grand chercheur ? Parce que toutes les autres parties du Credo, dans cette thèse mythiste, pouvaient à la rigueur, si le Christ n'avait pas existé, être interprétés comme purement spirituelles et Couchoud voulait dire par là qu'il n'avait rien contre la spiritualité chrétienne. Quant à l'expression "A souffert sous Ponce Pilate", à une époque où l'on datait les événement d'après le temps des règnes, il s'agit effectivement d'une indication circonstancielle de temps, "sous Ponce-Pilate", en référence au moment qu'a passé ce haut fonctionnaire romain, dont il est question dans Tacite, à la tête de la province romaine de Judée, en même temps que Jésus y a prêché et y est mort, condamné par lui.
Paul-Louis Couchoud n'avait rien contre le Credo, comme doctrine spirituelle. Il remettait seulement en cause son historicité, acceptant de parler du "dieu Jésus", tout en plaidant à la fois pour son inexistence et en même temps pour les valeurs qu'il a portées au monde. Finalement, après de longues conversations avec le philosophe chrétien Jean Guitton, Paul-Louis Couchoud revint, par la foi, sur sa conviction première, en acceptant, comme presque tous les experts non chrétiens d'ailleurs, de reconnaître à son tour l'historicité du Christ.
Paul-Louis Couchoud est mort en 1956. Il me fait beaucoup penser au philosophe contemporain Michel Onfray, qui, dans son Traité d'athéologie, a cherché à se débarrasser du personnage historique du Christ (quitte à s'appuyer en bibliographie, sur des livres parus naguère aux éditions de Moscou et dont la valeur scientifique est nulle). Quand on voit aujourd'hui le même Michel Onfray défendre la civilisation et les valeurs chrétiennes, on s'aperçoit que ce qu'il peut encore dire de l'inexistence historique du Christ, représente, pour lui comme pour Paul-Louis Couchoud, la dernière digue qui puisse lui permettre de continuer à affirmer qu'il n'a pas la foi. Il est conquis par le message, mais il refuse l'existence de celui qui le porte. Résultat ? Le mystère du Christ (pour emprunter une expression de Couchoud) se réduit à des expériences psychiques.
Quand on croit en l'existence historique du Christ, "qui a souffert sous Ponce Pilate" et qui est ressuscité, on est immédiatement concerné, on vit avec lui sa Passion. Par lui, avec lui et en lui, on croit chacun en sa propre resurrection. La vie chrétienne n'est plus simplement une morale, si élevée soit-elle. Elle est une aventure que nous vivons dans l'esprit du Christ, l'aventure de notre propre métamorphose, la transformation de nos actes les plus modestes en autant de manifestations de la grâce de Dieu et de la vie qu'il veut nous communiquer, au-delà, bien au-delà de ce que nous pouvons attendre de notre biologie. Ce don gratuit d'une vie sur-naturelle, c'est bien ce que Michel Henry, éminent philosophe chrétien, appelle l'amour de Dieu. Il y a, dit Michel Henry, un rapport intime entre la vie et l'amour ; "l'amour en effet n'est que le nom de la vie" (in Paroles du Christ p. 50). Lorsque l'on écrit le mot amour, il faut penser au mot vie. Lorsque l'on se saisit de la vie (et pas seulement pour en écrire le nom), on la rend amoureusement féconde, parce qu'on se saisit de la vie comme d'un trésor et que ce sentiment de posséder un trésor nous fait l'aimer.
Mais revenons à la passion du Christ. Cette souffrance, loin de diminuer la valeur de la vie, manifeste en elle la puissance de l'amour quand il est capable de se faire offrande.
Il nous faut d'abord comprendre dans quel esprit Jésus a vécu sa Passion, et pour cela citer l'Evangile du bon pasteur, qui déclare : "Ma vie personne ne la prend mais c'est moi qui la donne" (Jean 10). En consentant à vivre sa Passion, en consentant à offrir sa vie, le Christ veut deux choses : nous donner sa vie, c'est-à-dire nous montrer son amour, et nous donner la vie, c'est-à-dire nous rendre éternels. Il y a des gens qui ont donné leur vie pour une grande cause et parmi eux le Christ ; en ce sens, oui, il nous donne sa vie. Mais le Christ est la seule personne au monde qui en nous donnant sa vie nous a donné la vie qu'il portait en tant que fils de Dieu, la vie éternelle : celle-là, par sa bienheureuse passion, comme dit la liturgie, il nous la partage.
Je n'invoque pas ici la liturgie au hasard. La messe, nous dit-on, est le sacrifice du Christ sur la Croix. Mais on peut renverser la proposition : le sacrifice du Christ sur la croix manifeste au grand jour le sacrifice de la première messe, au cours de laquelle, devant ses apôtres interloqués, Jésus offre son corps et son sang - son corps livré son sang versé - pour leur montrer la signification de ce qui va se passer le lendemain : le pardon des péchés. Il y a le jeudi saint, où le Christ offre son sacrifice de ses propres mains et il y a le vendredi saint, où le sacrifice, tout aussi réel, devient un supplice horrible, au cours duquel le Christ n'aura pas un seul mot d'explication, ayant tout expliqué la veille de ce testament nouveau pour les siècles des siècles, ce testament sacramentel qu'il nous a laissé en partant.
Lorsque l'on parle de la souffrance de Jésus sous Ponce-Pilate, il faut d'un même regard embrasser le jeudi saint où il consent à ses souffrances par une offrande intérieure ineffable qui se poursuivra, après le repas, jusqu'au Jardin des Oliviers et dans un même temps surnaturel, le vendredi saint, où la versatilité du peuple fait payer à Jésus l'incompréhension qu'il a suscité à Jérusalem, par le plus horrible supplice, supplice commandité - c'est le comble de l'ironie - par Ponce Pilate, le procurateur, c'est-à-dire le garant romain de l'ordre en Judée, auteur du plus grand désordre qui soit, cela n'a pas échappé à Nietzsche : la mort (humaine) d'un Dieu..
Ce désordre sans nom devient, par la messe, la première pierre de l'ordre nouveau, l'esquisse inversée d'un monde recréé : "Vous ferez cela en mémoire de moi".. Pas de Vendredi saint sans le Jeudi saint, qui nous donne le mode d'emploi pour chaque jour de cet horrible supplice : "vous ferez cela en mémoire de moi". De sa douloureuse passion, le Christ nous demande de ne pas détourner le regard, mais au contraire de l'accomplir à nouveau, de la célébrer nous-mêmes liturgiquement. Pascal a résumé ce mystère à sa manière, toujours impérative : "Le Christ sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faudra pas dormir pendant ce temps-là".
A l'image et dans la puissance du Christ, par le mal offert, nous sommes vainqueurs du mal subi, ce scandale du mal qui nous poursuit durant toute notre existence, parce que nous le transformons en sacrifice offert, oui : en amour.
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