samedi 5 février 2022

A été crucifié

 De quoi la croix est-elle le nom ? Dans l'antiquité sans conteste d'un supplice horrible où chacun meurt étouffé par le poids de sa propre chair. Un supplice que jusqu'ici Rome réservait aux esclaves fugitifs, à Spartacus et à ses sbires, durant les guerres serviles. Jésus va s'identifier à ce supplice honteux, au point qu'on l'appelle aussi le Crucifié. Il s'est fait notre esclaves en mourant sur la croix, lui qui nous apprend à accepter la mort pour embrasser la vie.

Si les Romains ont fait du supplice de la croix un supplice honteux, les juifs, de leur côté l'ont immédiatement interprété comme tout aussi honteux, mais en se servant d'un verset du Deutéronome, l'un des cinq premiers livres qui composent la Torah : "Lorsqu'un homme aura commis un crime digne de mort et qu'ayant été condamné à mourir, il aura été attaché à une potence, il sera enterré le même jour, parce que celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu"(Deut. 21, 22-23).

Dans l'épître aux Galates, saint Paul reprend ce texte qu'il assume au nom du Christ : "Jésus-Christ nous a racheté de la malédiction de la loi, s'étant rendu lui-même malédiction pour nous, selon qu'il est écrit ! maudit soit celui qui est pendu au bois" (Gal. 3, 13). La malédiction de la loi, cette expression est terriblement forte. Paul ne parle ici ni de la loi naturelle ni des dix commandements de Dieu.  Il parle de la Torah, les 613 mitsvot, 313 négatifs et 300 positifs. Cette loi, tirée des cinq premiers livres de la Bible, qui entoure chaque juif du corset de fer de sa précision, le jeune Saul avait voulu naguère l'observer, alors qu'il était jeune étudiant en théologie judaïque, Il l'a observé au point, revenant sur ce passé observant, de se décrire lui-même à l'attention de ses chers Philippiens comme "irréprochable pour tout ce qui concerne la loi". C'est au nom de la loi, avec l'autorisation du Sanhédrin, que Paul avait bien l'intention, en prenant le chemin de Damas, de persécuter les juifs devenus chrétiens, jusqu'à les faire payer de leur vie cette impiété de leur conversion au Christ, comme avait payé Etienne, le diacre, qui avait été lapidé peu de temps auparavant. Lui Paul gardait les vêtements de ceux qui avaient lapidé Etienne. Manière de montrer hautement son approbation pour les gros bras qui rouaient le disciple du Christ à coup de pierres. En se rendant à Damas, il avait obtenu du Sanhédrin la permission de continuer ce massacres. Pour l'honneur de Dieu, croyait-il.

Pourquoi un tel fanatisme de la part du jeune Paul, qui, à l'époque porte le nom de Saul, celui que portait, avant David, le premier roi d'Israël ? 

La première raison qui vient à l'esprit c'est que l'obéissance aveugle à la loi peut rendre littéralement fanatique, qui l'observe. Cet aveuglement crée toutes sortes de contradictions, dont saint Paul a dû prendre conscience, avec des questions comme : a-t-on le droit de tuer au nom d'une loi qui dit : "Tu ne tueras point" ?

La deuxième raison du jusqu'au boutisme de saint Paul doit être recherchée dans le supplice de la croix et dans la malédiction qui l'entoure. Il faut s'orienter vers l'épître aux Galates, et en particulier peser cette phrase : "Maudit est celui qui est pendu au bois". Dans la tête du jeune intégriste qu'était Saul, cette phrase résonne comme maudissant non seulement le Christ, pendu au bois de la croix, mais par contagion ou par contact, tous ceux qui croient en lui. L'enseignement qui capte ceux que l'on appelle alors simplement "les fidèles de la voie", les fait participer de l'impureté légale de leur maître. Ce pseudo-Christ est maudit pense le jeune Saul, et il partage cette malédiction avec ceux qui se disent ses fidèles et qu'au nom de la religion de Moïse, il faut éliminer avant qu'ils ne détruisent la religion de leurs pères au nom de la religion nouvelle, C'est alors qu'il est dans ses réflexions que Saul entends distinctement ces mots : "Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? - Qui es-tu Seigneur ? - Je suis Jésus que tu persécutes" (Ac. 9). On peut dire qu'à partir de cet instant, Saul, que la voix a séduit, pratique une véritable transmutation des valeurs, à laquelle préside le Christ en personne, le Christ qui sur la croix, inverse les signes, en se faisant par la croix, le grand racheteur, le goël annoncé par les prophètes.

Qu'est-ce qu'un goël ? Dans la loi juive le goël est obligatoirement un parent (père, frère) qui rachète entièrement la dette de son parent : "Tout le fonds que vous posséderez se vendra toujours sous condition de rachat. Si votre frère étant devenu pauvre, vend le petit héritage qu'il possédait, le plus proche parent pourra s'il le veut racheter ce que celui-ci a vendu" (Lévitique 25, 24-25). Il s'agit au fond de l'organisation légale, en cas de faillite, d'une préemption familiale, censée protéger le faillis. Ce qui est extraordinaire, c'est que dans Isaïe, cette prescription légale se sublime. Elle devient la parabole du destin de l'homme avec Dieu. Dieu se dit le racheteur des hommes, il est leur Père, il peut racheter leur dette pour leur conserver leur héritage.  Voilà d'où vient le rédempteur, par exemple en Isaïe 41, 14 : "Ne craignez pas ô Jacob qui êtes devenu comme un ver qu'on écrase, ni vous ô Israël, qui êtes comme mort. C'est moi qui vient vous secourir dit le Seigneur, et c'est le Saint d'Israël qui vous rachète" (voir aussi Is. 59, 20).  J'ai choisi cette référence, à cause de sa force imagée : Jacob est devenu "comme un ver qu'on écrase". Dans le psaume 21, c'est le Messie, le goël qui prend sur lui ce mépris qui plane sur Jacob (l'autre nom d'Israël) : "Je suis un ver et non un homme, fait dire le psaume au Christ. L'opprobre des hommes et l'abjection du peuple".

La leçon en tout cas est tout sauf bénigne : radicale. Il ne suffit pas de parler de la malédiction de la loi, comme nous l'avons vu. Il faut ajouter que c'est de cette malédiction de la loi que le Christ, qui est le goël annoncé dans l'Ancien testament, nous rachète, en devenant lui-même maudit et crucifié, pour nous arracher à cette malédiction. Sur la croix, il prend notre place. "Il se fait péché pour nous" dit encore saint Paul. "Il ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais il se fit obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix" (Phil. 2, 6). Ce n'est pas pour rien que saint Paul insiste sur l'instrument du supplice. C'est le signe de la malédiction que Jésus prend sur lui pour nous en débarrasser.

Pour entrer dans cette contemplation de la croix, encore faut-il de notre côté, une seule chose : accepter de nous reconnaître nous mêmes en faillite;. Comment le Christ notre frère pourrait-il nous racheter si nous ne reconnaissons pas l'étrange malédiction de la loi et la nécessité où nous sommes de ne plus y croupir. Et donc de nous ouvrir à la foi, c'est-à-dire à l'amour de ce goël, notre frère divin, dont la richesse infinie nous rachète.




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