mardi 9 juin 2009

Auschwitz et la culture

Je viens de terminer un magnifique recueil de conférences, signé Imre Kertèsz et publié chez Actes sud, qui s'intitule, sans qu'il soit besoin de plus ample commentaire L'Holocauste comme culture. Et je me dis, sans faux jeu de mots, qu'il y a dans ce livre de quoi rendre le problème de la culture un peu plus brûlant, un peu plus crucial qu'on ne le ressent ordinairement.

La thèse de Kertèsz est simple : Auschwitz n'est pas seulement une exception monstrueuse, mais un aboutissement de la crise de la culture et de la crise de la conscience européenne. Différence entre le nazisme et le communisme (contre les thèses d'Ernst Nolte sur la Guerre civile européenne) ? Le communisme promulgue la barbarie comme moyen pour établir le paradis sur la terre. Son histoire est "le passé d'une illusion" selon la formule de François Furet. Quant au nazisme, il ne se cache pas de vouloir pour elle même une barbarie discriminatoire, dans laquelle l'idée même de nature humaine est déclarée périmée. La culture occidentale se trouve ainsi niée dans son fondement profond. Ainsi s'explique la fameuse formule attribuée à Goering, vraisemblablement prononcée par von Schirach, objet de tant de citations plus ou moins controuvées : "Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver".

La question qu'il importe de se poser et qui rend le problème d'Auschwitz encore pendant, non forclos jusqu'aujourd'hui, c'est : pourquoi, dans l'un des pays les plus cultivés d'Europe une telle négation des fondements élémentaires d'une culture humaine ?

Annah Arendt a soutenu, on le sait, l'idée (foncièrement anti chrétienne me semble-t-il) d'une banalité du mal. S'il y a eu Auschwitz, explique-t-elle en substance dans Le Procès Eichmann à Jérusalem, c'est parce que ce monstre politique qu'est l'Etat moderne a médiatisé le mal, l'a dilué dans l'obéissance et l'a rendu... épouvantablement banal.

Je dis que cette idée de la banalité du mal est anti chrétienne parce que jamais un chrétien n'acceptera de voir diluée sa responsabilité personnelle dans aucun brouet politique ou métaphysique. Dans le Royaume des cieux, chaque homme est une personne et chaque personne est responsable... On peut abdiquer sa responsabilité. C'est un peu comme si l'on abdiquait sa vie... C'est une forme de suicide moral.

Ce que nous montre Auschwitz ? C'est que la culture n'est jamais facultative pour aucune personne. Le personnage de Jonathan Littell, l'Obersturmführer Aue, qui prétend au plus grand raffinement humain tout en vivant personnellement, au bord des fosses communes la barbarie nazie est un personnage impossible. Un personnage à la limite, une sorte de Borderline psychologique, ce que l'on appelait autrefois un P4 grave.

La question est de savoir si la culture occidentale n'a pas entretenu jusqu'en son sein cette schizophrénie entre raffinement et barbarie, la virtuosité que donne la culture servant avant tout, dans cette hypothèse, à se détacher de toutes les formes de la responsabilité. La barbarie, si notre hypothèse se vérifie, ne naît pas malgré la culture, mais grâce à la virtuosité qu'elle confère et au nihilisme qu'elle engendre et dont elle se nourrit.

"Je pense que la culture sans le culte tourne au déchet" disait le romancier allemand Hermann Hesse. Il me semble qu'Auschwitz est le déchet monstrueux d'une des cultures les plus raffinées du monde, qui, ayant oublié le culte, a utilisé son raffinement et sa virtuosité, comme Max Aue, à promouvoir l'agnosticisme, c'est-à-dire l'indifférence (au bien et au mal) et donc la schizophrénie...

5 commentaires:

  1. Durant la guerre, Picasso habite à Paris, il reçoit la visite d'Otto Abetz, l'ambassadeur allemand voit une reproduction de 'Guernica', il demande: «C'est vous qui avez fait cela?». Le peintre répond «Non, c'est vous».

    Vraie ou fausse, l'anecdote me parait révélatrice d'au moins deux choses.

    1. La volonté de faire passer les Allemands de l'époque pour des incultes (des espèces de 'papas Schultz') dont on peut facilement se moquer. -- Là où nous voyons un Otto Abetz cultivé, amateur d'art moderne, reçu chez l'un des papes dudit art, parlant français.

    2. L'illusion d'une résistance intellectuelle au nazisme. Soyons sérieux, le III Reich c'est 15 millions d'hommes en armes et ce n'est pas avec des petites piques qu'on les a fait reculer. Pourtant 65 ans après on est toujours dans le mythe de l'intellectuel résistant, de l'acteur engagé. Des acteurs engagés, il y en eu: un. Jean Gabin, engagé comme 'second maître char' au sein de la Division Leclerc. Il n'empêche - l'engagement dont veut se souvenir notre époque c'est celui des Eluard, des Aragon. Vous reprendrez bien une coupe, Monsieur l'ambassadeur... (Non mais, tu as vu ce que je lui ai envoyé comme vacherie?) Prosit!

    Deuxième anecdote: on a retrouvé à Zürich quelques tableaux volés pour le compte de Goering (Hermann). Leurs auteurs: Pissarro, Dürer, Monet, Renoir, Sisley, Kokoschka...

    Sauf à penser que c'est pour s'entraîner au revolver... ce choix ane colle pas avec la phrase: "Quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver." Évidemment les choses seraient plus simples si les nazis avaient été des gros cons incultes. Il semble qu'hélas ce soit un peu plus compliqué.

    Troisièmement - Vous écrivez, monsieur l'abbé, que l'Obersturmführer Aue (c'est la personnage de Jonathan Littell) est un "personnage impossible". Je crois surtout que ce qui est impossible c'est que ce Monsieur utilise 'Auschwitz' comme toile de fond pour son histoire. 'Auschwitz', évidemment, rien qu'au niveau des chiffres, c'est vertigineux. L'utiliser pour donner de la profondeur à une histoire grotesque, sans lien avec la réalité historique, c'est indigne. Ca vaut le coup de pied que j'aimerais tant mettre au derrière de Jonathan Littell et de quelques autres.

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  2. La citation concernant la culture et l'arme à feu est de Goebbels et avait pour but de ridiculiser ce qu'il appelait "l'art dégénéré".

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  3. Annah arendt ne dit pas que le mal est banal.
    Elle dit que le mal est banalisé.
    Ce qui semble un peu différent.

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  4. Je suis assez d'accord avec anonyme qui dit qu' Hannah Arendt n'a pas voulu banaliser le mal, mais simplement dévoiler son masque bureaucratique, banal, rassurant, qui préside aux pires horreurs. C’est le mal doucereux de la tentation totalitaire, du démon qui s’approche avec son masque rassurant.
    Je pense aux paroles du grand Inquisiteur, de Dostoïevski dans les frères Karamazoff :
    « Oh nous leur permettrons même de pécher, car ils sont faibles et à cause de cela ils nous aimeront comme des enfants ; Nous leur dirons que tout péché sera racheté, s’ile st commis avec notre permission, c’est par amour que nous leur permettrons de pécher et nous en prendrons la peine su nous. Suivant leur degré d’obéissance nous leur permettrons de vivre avec femme et maitresses, d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir, et ils nous écouteront avec joie…. ..
    Ils mourront paisiblement et dans l’au-delà ne trouverons que la mort. Mais nous garderons le secret ; nous leur bercerons, pour le bonheur, d’une récompense éternelle dans le ciel. Car s’il y avait une autre vie , ce ne serait certes pas pour des êtres comme eux. …
    Une fois les hommes délivrés du poids de leur liberté d’enfants de Dieu, ils sont prêt à tout exécuter pour conserver cette fausse innocence qui conduit au néant, orchestré par le tentateur.
    Certes, le mal ne sera jamais banal, mais le masque qu’il porte l’est souvent, et dénoncer ce maque n’est pas le banaliser ;

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  5. Je pense pour ma part que ce que H. Arendt a souhaité exprimer dans "la banalité du mal", c'est le peu d'impression laissé par les crimes du IIIe Reich à leurs auteurs. Adolf Eichmann n'était qu'un banal comptable, qui n'avait "rien à (se)reprocher" puisqu'il avait obéi aux ordres !

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