lundi 24 décembre 2012

"Comme c’est aujourd’hui Noël..." (Jean-Paul Sartre)

Amis visiteurs, chrétiens ou non, voici un texte de Jean-Paul Sartre écrit pour Noël. C'était en 1940 et il était prisonnier de guerre en Allemagne.
Mais, comme c’est aujourd’hui Noël, vous avez le droit d’exiger qu’on vous montre la crèche. La voici. Voici la Vierge et voici Joseph et voici l’Enfant Jésus. L’artiste a mis tout son amour dans ce dessin mais vous le trouverez peut-être un peu naïf. Voyez, les personnages ont de beaux atours mais ils sont tout raides : on dirait des marionnettes. Ils n’étaient sûrement pas comme ça. Si vous étiez comme moi dont les yeux sont fermés… Mais écoutez : vous n’avez qu’à fermer les yeux pour m’entendre et je vous dirai comment je les vois au-dedans de moi. La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage c’est un émerveillement anxieux qui n’a paru qu’une fois sur une figure humaine. Car le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l’a porté neuf mois et elle lui donnera le sein et son lait deviendra le sang de Dieu. Et par moments, la tentation est si forte qu’elle oublie qu’il est Dieu. Elle le serre dans ses bras et elle dit : mon petit ! Mais, à d’autres moments, elle demeure tout interdite et elle pense : Dieu est là – et elle se sent prise d’une horreur religieuse pour ce Dieu muet, pour cet enfant terrifiant. Car toutes les mères sont ainsi arrêtées par moments devant ce fragment rebelle de leur chair qu’est leur enfant et elles se sentent en exil à deux pas de cette vie neuve qu’on a faite avec leur vie et qu’habitent des pensées étrangères. Mais aucun enfant n’a été plus cruellement et plus rapidement arraché à sa mère car il est Dieu et il dépasse de tous côtés ce qu’elle peut imaginer. Et c’est une dure épreuve pour une mère d’avoir honte de soi et de sa condition humaine devant son fils. Mais je pense qu’il y a aussi d’autres moments, rapides et glissants, où elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle et qu’il est Dieu. Elle le regarde et elle pense : « Ce Dieu est mon enfant. Cette chair divine est ma chair. Il est fait de moi, il a mes yeux et cette forme de sa bouche c’est la forme de la mienne. Il me ressemble. Il est Dieu et il me ressemble. » Et aucune femme n’a eu de la sorte son Dieu pour elle seule. Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers, un Dieu tout chaud qui sourit et qui respire, un Dieu qu’on peut toucher et qui vit. Et c’est dans un de ces moments-là que je peindrais Marie, si j’étais peintre, et j’essaierais de rendre l’air de hardiesse tendre et de timidité avec lequel elle avance le doigt pour toucher la douce petite peau de cet enfant-Dieu dont elle sent sur ses genoux le poids tiède et qui lui sourit. Et voilà pour Jésus et pour la Vierge Marie.

Et Joseph ? Joseph, je ne le peindrai pas. Je ne montrerai qu’une ombre au fond de la grange et deux yeux brillants. Car je ne sais que dire de Joseph et Joseph ne sait que dire de lui-même. Il adore et il est heureux d’adorer et il se sent un peu en exil. Je crois qu’il souffre sans se l’avouer. Il souffre parce qu’il voit combien la femme qu’il aime ressemble à Dieu, combien déjà elle est du côté de Dieu. Car Dieu a éclaté comme une bombe dans l’intimité de cette famille. Joseph et Marie sont séparés pour toujours par cet incendie de clarté. Et toute la vie de Joseph, j’imagine, sera pour apprendre à accepter.
Extrait de Bariona, ou le jeu de la douleur et de l’espoir, de Jean-Paul Sartre, in Théâtre complet, pp. 1163-1165, Pléiade - Éditions Gallimard.

7 commentaires:

  1. Quel beau texte qui nous change de "l'Enfer c'est les Autres".

    Je me demande quel est le vrai Jean-Paul Sartre. Dans la vie courante JPS était un homme simple et très généreux.

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  2. Très beau texte, très profond et tendre à la fois. Merci

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  3. Les voies du Seigneur sont impénétrables et le cheminement des âmes tout autant!
    Ce texte suffira peut-être à lui seul à le sauver de la damnation...
    Adorons l'infinie miséricorde de Dieu.

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  4. Je suis bouche bée, quel magnifique texte digne d'une haute prédication. Impressionnant et bouleversant. Je le découvre en ce très Saint jour, qui est aussi le jour où pour la première fois de ma vie de "peintre" j'ai osé faire une ébauche de la Sainte Famille, en quelque sorte un Jour de naissance qu'ouvre tous les jours à ce jour éternel, et je prie pour que je puisse me permettre de continuer, m'abandonner à l'invitation de l'accueillant chemin de l'Arbre de Vie. Que la semence puisse être féconde.

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  5. Comme quoi l'adversité est plus féconde que le confort!!! Dommage que Le Seul Parthe ne soit pas resté en camp toute sa vie: il n'aurait pas publié sous l'occupation, il aurait pu étudier Heidegger sérieusement au lieu de faire des contre sens largement publicités, cela lui aurait évité de vouer bêtement à la mort les bourgeois, d'intoxiquer toute une génération qui n'a pas vu qu'il y avait en France d'autres philosophes que lui( Beaufret, BOutang etc ) de s'ensanglanter les mains de soutien au FLN -comme l'équipe nationale de la Jeunesse étudiante chrétienne universitaire de l'époque - , de s'exhiber ur un tonneau en mao quand les ouvriers français donnaient une leçon au monde en occupant leurs usines contre les staliniens et toutes la racaille léniniste ( PCF,CGT, trotskystes etc ).... bref de vivre noble et droit au lieu de glauque et tors..

    quand on pense que le petit enfant de la crèche a porté tous ces péché-là et tous les péchés induits en pensées, paroles, actions et omissions par des "astres et phares "de cet acabit !!!
    Ah comme il a le dos large, le Robustus de la Crèche ( exercice préparatoire à l'atelier de Nazareth et à la Croix )

    Au fait, ne sommes-nous pas aujourd'hui sous la férule et la tyrannie de Parthes et de Mèdes intellectuels, théologiques politiques , artistiques plus sauvages et féroces encore???

    Jésus, donnez-nous de Vous adorer, et donnez -nous de réparer ( peut-être même y a-t-il des failles dans le bois de la crèche et le bois de la croix, tant se délabre le meilleur ! la "tunique sans couture" - en pièces détachées, plus que ne se comptent les reliques ! - est peut-être contagieuse,malgré -ou en raison de? - tous les oecuménismes )

    Supplions

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  6. @ZL da Rocha,

    La langue des signes ou le chemin des coïncidences est la langue de dieu. Elle est souvent obscure, mais ici, le penseur de l'absurde vous a aidé à naître à "l'icônographie" en vous fournissant la clef du signe.

    Il y a des accents de Péguy dans ce texte rédigé à la demande de l'abbé Laurentin, compagnon de captivité de Jean-Paul Sartre.

    Je prélève ces quelques pépites:

    "toutes les mères sont ainsi arrêtées par moments devant ce fragment rebelle de leur chair qu’est leur enfant et elles se sentent en exil à deux pas de cette vie neuve qu’on a faite avec leur vie et qu’habitent des pensées étrangères." Coïncidence pour coïncidence, moi que laisse souvent perplexe le Mystère de la filiation, un ami burkinabé me citait hier soir ce proverbe:
    "On ne se met jamais au monde."
    On n'a pas expérimenté si ce serait enfer des apprentis sorciers ou paradis du "narcissisme primaire", un des états les plus innocents de l'âme, mais innocent sans la rédemption, innocence que la Rédemption veut peut-être rendre à l'âme. Seul Dieu accomplit ce miracle en "s'engendrant fils de Lui-même par l'action du saint-esprit" (admirable définition de la trinité selon benoîte). Et ce miracle est d'autant plus grand si l'hypothèse faite en chaire hier par le prêtre polonais à la messe du jour de Noël à laquelle j'assistai devait s'avérer exacte, il disait en substance:
    "Nous avons la tentation de dater l'Engendrement du christ d'avant la création du monde. Or c'est de toute éternité que cet engendrement a lieu: Dieu a engendré son fils hier, Il l'engendre "aujourd'hui", et c'est éternellement que le Christ jaillit du sein du Père, comme nous pouvons jaillir du Coeur du christ, si nous sommes à Lui. La filiation en dieu est réalisée parce que le fils Est Accordé au Père par un amour si grand qu'Il est hypostasié dans la "Personne-amour" de l'Esprit-saint (Jean-Paul II, "dominum et vivificantem").

    "Et c'est une dure épreuve pour une mère d'avoir honte de soi et de sa condition humaine devant son fils." (on ne méditera jamais assez sur les croix de Marie, de ce sentiment d'infériorité à la vie de son fils arrachée devant elle, en passant par la Parole-épée de son fils, Qui la transperce du glaive de son indépendance", mais "aucune femme n'a eu de la sorte son dieu pour elle [toute] seule", la délicatesse de dieu envers la maternité a donné cette récompense à la maternité brimée de Marie. Ce "Dieu Qui a surgi comme une bombe" dans la vie de la sainte Famille, au point que Joseph reste coi devant Marie devenue aussi belle que dieu" parce que "reflet du coeur de dieu", mais aussi pour nous détromper de l'illusion que la sainte famille a vécu la fleur de la routine et l'apogée du quotidien. La vie familiale sous la bombe de dieu, une sacrée aventure!

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