mardi 9 octobre 2012

Merci Benoîte : désir et antidésir

"Dire que la charité est un désir m'embête bien, je dirais que c'est un antidésir". La conclusion de votre belle intervention (à lire) sur le désir et l'athéisme et sur l'athéisme comme désir demanderait juste une précision : l'antidésir que vous visez est encore un désir s'il est vrai que les contraires sont du même genre.

Seul Fénelon a tenté de distinguer la vie spirituelle et le désir : il a théorisé ce que sa dirigée Madame Guyon appelait "amour pur". L'amour pur (qui pousse l'abnégation de tout désir jusqu'à ne se souhaiter pas plus la damnation que le salut) serait juste une bêtise de Cambrai (un bonbon pour bobos désoeuvré), s'il ne signalait pas un siècle à l'avance ce mal si typiquement moderne qu'est le "désir absent" (dont j'ai un peu parlé dans mon livre sur Jonas). Pas de désir ? Alors tout vaut tout et le pire est certain.

J'ai eu la chance de relire le Phèdre de Platon cet après midi pour le premier cours de psychologie philosophique que je donnais au Centre Saint Paul devant une belle et jeune assistance. Il me semble que j'y trouve, chère Benoîte, une autre manière de désigner votre anti-désir, une manière qui ne porterait pas du tout à l'amour pur.

Pour Platon très clairement, il y a deux désirs, qui se combattent ou s'accordent mais qui sont distincts. Je cite :
"Il y a deux espèces de tendance ou désir et nous allons là où elles nous dirigent : l'une, qui est innée, c'est le désir des plaisirs, l'autre, qui est une façon de voir acquise, c'est l'aspiration au meilleur. Or ces deux tendances qui sont en nous, tantôt s'accordent tantôt se combattent, et c'est parfois celle-ci qui domine, parfois l'autre" trad. Brisson GF 237d
Le désir naturel, nous le connaissons bien, c'est, comme l'explique Freud, le désir qui cherche la satisfaction, c'est-à-dire la disparition de l'excitation. Le désir qui "procède d'une façon de voir acquise" (que l'on pourrait donc en prenant le langage de l'Ecole appeler le désir élicite) est le désir qui saisit l'intellect en proie à une dévorante envie de vérité. Cet envie ne disparaît pas une fois satisfaite, elle augmente au contraire, au moins si elle ne se nourrit pas de satisfactions frelatées. Où l'on voit que ces deux désirs ne sont pas seulement distincts par leur origine (physiologiques ou spirituelle) mais dans leur structure même : l'un est à lui-même sa propre fin, l'autre se termine en un autre. L'un est narcissique, l'autre ouvert à l'Infini.

Platon, certainement troublé de l'innéité qu'il accorde d'emblée au premier désir (le cheval noir de l'attelage ailé, celui qui en fait voir des vertes et des pas mûres au cocher), cherche par ailleurs, tout en reconnaissant la nécessité d'un travail de l'intelligence pour s'élever au désir de la beauté, à naturaliser ce désir de l'Infini. Il fait de ce désir une nostalgie ; nostalgie d'un état ou d'une vision remontant à "avant la chute". Pour lui, c'est cette nostalgie qui construit l'homme :
"Toute âme humaine a par nature contemplé l'être, sinon elle ne serait pas venue dans le vivant dont je parle [l'homme]" (249e)
Mystérieuse contemplation "par nature"... Le mot "contemplation" est important : il montre que l'amour de Dieu n'est pas un désir comme les autres : il provient du regard que l'on porte sur notre Origine, sur notre fin, sur l'Infini ontologique qui nous supporte.

J'ai eu vraiment beaucoup de joie à faire ce cours. J'espère qu'à distance, chère Benoîte, cette distinction pourra vous éclairer sur ce qu'est un antidésir.

12 commentaires:

  1. ...je sens comme mes méninges se tordre... et mon coeur peut-être se dessécher...... largués par ces envolées de matière grise......

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  2. Cher AG2T,
    L’antidésir dont je parle n’est pas le non désir, où le désir de rien. Pourquoi l’appeler le désir absent ?
    Hemenias suggère le métadésir, choix métaphysique. Oui, mais en réponse à un appel. C’est un « oui » total et sans ambigüité.
    Dieu « vécu », ne peut plus se désirer. Nous en sommes loin…mais bizarrement nous savons que cela existe. Platon n’invente rien. Au moins les grecs rationalisent la pensée religieuse primitive et inconsciente et lui donne une autre dimension.
    Il s’agit plutôt de la place que Dieu a dans notre vie. Non seulement, « il est premier servi », mais encore, ce qui importe, ce n’est plus ce que nous désirons nous, mais ce qui Lui convient. Vous me direz que c’est faire la volonté de Dieu. C’est une première chose, mais on voit déjà que les chemins de la Providence sont souvent contraires à notre propre conception de ce qu’est la volonté de Dieu. On dit par exemple, que Dieu parfois permet le mal ou le péché en vue d’un bien supérieur. L’humilité la plus… (la plus quoi d’ailleurs ?) serait d’être confronté à notre pauvre désir de Dieu, car forcément, nous y mettons notre vue , « humaine, trop humaine » Souvent, notre désir est tellement humain que la volonté de Dieu, c’est la nôtre.
    Puis, le danger est encore de rester dans le manque.
    Le Christ dit à la Samaritaine (jean, 4, 13…)
    « .. mais qui boira de cette eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ;
    l’eau que je lui donnerai
    deviendra en lui source
    d’eau jaillissante en vie éternelle. »
    et puis, plus loin, il ajoute :
    « …Mais l’heure vient- et c’est maintenant-
    où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité… »
    Il y a donc comme une « voie tracée » qui va de la soif, du désir, à l’adoration. En effet, l’adoration, la louange devrait être notre seule manière d’enter en relation avec Dieu.( ce qui fait partie de la Charité)
    La troisième chose, qui en est la conséquence directe, c’est que en ce qui concerne notre salut, compte moins notre désir, que ce qui plait à Dieu. Jusque là doit aller notre amour et la perte de notre Ego. La confiance, c’est à dire l’Espérance remplace, par la Charité, le simple désir de Dieu, la soif d’eau vive. Donc, « tout ne vaut pas » et le pire n’est pas certain : Il est éliminé. Pas de désir absent, mais transmuté. Cher AG2T, lorsqu’on a passé le guet avec le Christ, on ne devrait plus se conduire comme si on était resté sur la rive ou la dérive…
    Je parle en mon nom, ce qui est préférable en matière de religion, la Foi devant être digérée personnellement, mais je ne veux tromper personne. Je suis bien loin de l’idéal que je décris. Je prends simplement conscience de mes limites et de mon péché. Parfois, je suis assaillie par le vertige devant mon péché et mon manque d’amour. Mais je sais avec une certitude absolue que, tant que je n’aurais pas tout donné, je n’aurais rien donné du tout. Mon vertige, demeurera et je resterai une samaritaine priant ainsi: « Mon Dieu, j’ai faim et soif de Toi »
    Benoîte






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    1. "Tant que je n'aurais pas tout donné"... C'est peut-être le résumé du tragique de la condition humaine. Car : "Je" ne peux pas "tout donner", car je ne suis pas un "tout" et je ne suis un "JE" que relativement à un Autre. C'est cet AUTRE qui s'est TOUT donné POUR moi et à ma place. Ce n'est que "PAR LUI, AVEC LUI et EN LUI" que je peux TOUT donner... et c'est encore LUI qui opère.... JE ne peux rien SANS LUI. Mysterium fidei.

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    2. Plutôt que se demander quelle "place Dieu a dans notre vie", ne devrait-on pas se demander quelle place on tient dans la Sienne ? Le Baptême ne nous a-t-il pas greffés, entés, dans la Vie même du Christ, et par lui dans la mystérieuse vie de la Sainte Trinité ? Cette vie circule-t-elle en nous ?... Y mettons-nous obstacle ?... Cf les "Conférences" de St Jean Cassien (entre autres). Depuis l'Incarnation, la Passion, l'Ascension, la Pentecôte et notre Baptême, n'y a-t-il pas eu déplacement d'un certain centre de gravité, basculement, retour de l'Homme en Dieu ? Bref: n'y a-t-il pas eu un Salut, et même un Sauveur, qui de surcroît demeure "parmi" nous et nous en Lui ? Ce "désir" dont il est question, n'est-il pas désir de conscience de cette Union, de cette intimité, désir d'en jouir, d'en goûter la fruition ? Tension vers la Béatitude, nécessairement future. Désir de repos dans la plénitude parfaite. Il faudrait retrouver comment mener aujourd'hui le combat des ascètes des premiers siècles. N'est-ce pas ce qu'a fait la "petite" Thérèse ?

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  3. Personnellement je suis assez fan du désir version René Girard: tout désir est désir d'être. Sous-entendu d'être quelqu'un d'autre, un modèle.

    Dans le film "La Liste de Schindler", Schindler essaye de provoquer le désir de charité chez un affreux méchant en lui donnant pour modèle un roi qui exerce le pardon comme démonstration de sa puissance. Et le méchant essaye alors de pardonner: il désire être un roi. Il flanche la seconde d'après, parce que le désir de tuer est plus fort, mais ce désir là n'en est pas un, c'est un besoin dicté par habitus du vice.

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  4. Désir, antidésir… Pourquoi ne pas évoquer plutôt notre Dieu éros et agapè ?
    Comme l'écrit le Pseudo-Denys (http://www.amorvincit.com/denys_nomsdivins11_17.htm ): « que veulent dire les théologiens lorsqu'ils appellent Dieu tantôt désir (éros) et charité (agapé), tantôt digne d'un amoureux désir et d'une aimante charité? De l'amour il est la cause et, en quelque façon, le producteur et l'engendreur. Digne d'amour, il l'est par lui-même. C'est l'amour qui le meut et c'est parce qu'il est digne d'amour qu'il meut les autres; en sorte que tout ensemble à partir de soi-même et en direction de soi-même, il est promoteur et moteur. C'est pourquoi on l'appelle à la fois Aimable et Désirable, parce qu'il est Beau-et-Bon, Désir et Amour parce qu'il est une puissance qui meut et qui entraîne vers lui. Car, seul, il est absolument et en soi Beau-et-Bon, c'est lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même, bienfaisant procès de l'Unité transcendante, mouvement simple d'un amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même; qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui, grâce au Bien, à partir du Bien, au sein même du Bien et en vue du Bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à soi-même et conforme à son identité, ne cessant ni de progresser ni de demeurer stable ni de revenir à son état premier. C'est ce que notre admirable initiateur aux secrets divins [le très saint Hiérothée] a divinement expliqué dans ses Hymnes érotiques, qu'il n'est pas inconvenant de rappeler ici et d'adjoindre comme un couronnement sacré à ce qu'on vient de dire du désir amoureux ».
    « Extrait des Hymnes érotiques du très saint Hiérothée.
    "Par désir amoureux, qu'on parle de celui qui appartient à Dieu, ou aux anges ou aux intelligences ou aux âmes ou aux natures, nous entendons une puissance d'unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l'égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l'échelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au dessus d'eux." »

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  5. Ras le bol de toute cette masturbation intellectuelle et de ce galimatias prétentieux. Vraiment il y a des gens qui n'on rien à faire dans la vie.

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    1. Je vous comprend un peu mais on peut faire plusieurs choses dans la vie et surtout essayer de savoir pourquoi et vers où on avance.

      Rien ne sert de s'agiter dans tous les sens en pure perte ou bien comme des fourmis dans une fourmillère ou du bétail en troupeau.
      Mais , bien d'accord avec vous , rien ne sert de penser en rond et en chambre sans prise aucune sur le réel, pour se complaire dans sa pensée.

      C'est pour cela qu'Aristote et les péripathéticiens restent une référence incontournable de la pensée philosophique et donc théologique

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  6. Après m’être excusée pour la faute d’orthographe entre « guet » et « gué », je répondrai à « Anonymus rarus », qu’effectivement tout désir est un désir d’être, même pour ceux qui confondent l’être et l’avoir. Jusque là, nous sommes d’accord. Personne ici n’a dit le contraire ! C’est pour cela que cet argument ne mène nulle part. Il ne fait pas avancer le schmilblic !
    Mais cet argument me fait préciser ma pensée : Le Christ a « accompli » la Loi et par la même occasion, il « accomplit » le désir.
    « Père, dit le Christ, je veux que ceux-ci soient un en nous, comme toi, Père, et moi, nous sommes un, afin que le monde croie » : voici l'union par la foi. Et plus loin il demande : « Que leur unité soit parfaite, pour que le monde sache » : voici l'union par la vision.
 Guigues le Chartreux (?-1188), prieur de la Grande Chartreuse
    L’union au Christ, voilà la réponse qui fait passer l’être humain « désirant l’être » à celui de « possédant ». Avant le Christ, ce n’était pas possible de s’unir à Dieu de la sorte (exception faite d’Abraham dans l’épisode avec Melchisédech). « Melchisédech, roi de Salem, apporta du pain et du vin ; il était prêtre du Dieu très haut. Il prononça cette bénédiction : « Béni soit Abraham par le Dieu très haut qui créa ciel et terre, et béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains ». Et Abraham lui donna la dîme de tout. »— Livre de la Genèse 14
    Cette parenthèse mise à part, la clé du désir est là : Elle s’accomplit dans le Christ par les Sacrements de son Eglise. La Communion, n’est plus le désir. C’est pourquoi, mais ça c’est un autre problème, banaliser la communion Eucharistique est un grand malheur !
    @Denis, "le divin désir"...puissance d'unification...O.K! Dans le Sacrement de l'Eucharistie, il n'est plus une "idée" mais Chair et Sang divin, Réel et unificateur.
    Benoîte




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    1. Oui Benoite

      D'accord la communion n'est pas le désir mais elle l'implique et une communion pleinière et durable ne peut être que dynamique et non pas statique et immobile.
      C'est un désir inextinguible sans cesse comblé.
      Dieu étant infini , Dieu étant Dieu (nom de Dieu), il est une Source intarrissable qui comble nos désirs et au delà, nos désirs inconnus , qui nous comble plus que nous ne pourrions imaginer.
      La communion divine n'épuise pas le désir mais l'augmente !
      Rien à voir avec nos satisfactions de petits désirs ordinaires qui nous laissent repus et souvent déçus

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  7. le désir est mimétique par essence, je désir toujours le désir de l'autre,quand Platon parle de l'amour, c'est toujours du désir érotique. Le dieu éros est dans la mythologie grecque Dionysos, qui est le dieu du théatre( aujourd'hui du cinéma) et du désir érotique(aujourd'hui la consommation). c'est pourquoi l'église est toujours opposé au théatre (je suis toujours étonné encore de voir des abbés aller au cinéma).Le Christ nous donne non pas un autre désir mais un autre amour qui est agapés ou charité, il est l'antidote de Dionysos qui gouverne le monde.

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  8. C'est dans Deus Caritas est, je crois : très beau passage sur l'Amour de Dieu, à la fois Eros et Agapè.

    http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20051225_deus-caritas-est_fr.html

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