mercredi 12 décembre 2012

Les Atticistes d'Eugène Green

"Pourquoi demander ce qu'en pensent les spécialistes français du baroque et les spécialistes du baroque français. Est-ce ce qu'attendent nos contemporains qui -faut-il le rappeler - se mettent en quatre dans nos paroisses pour aider les malheureux ?". Telle est la teneur "copiée-collée" ici, d'un message reçu à propos de mon post précédent "Catholiques et baroques".

Plein de bonnes intentions, on le voit. On a envie de répéter la phrase du Christ dans l’Évangile, quand Judas trouve que le parfum de grand prix, répandue par Marie de Béthanie sur la tête du Seigneur était superfétatoire en une telle occasion, et qu'on aurait pu  en donner l'argent aux pauvres : "Les pauvres vous les aurez toujours avec vous mais moi, vous ne m'aurez pas toujours" (Jean 12).

La question du style que soulève le post précédent (et qu'a soulevée avant moi Christoph Theobald) est aussi celle de la transmission du Christ aux générations futures : "Vous ne m'aurez pas toujours". Faut-il prendre cette formule au pied de la lettre ? Y aura-t-il un temps où notre monde n'aura plus le Christ ? "Lorsque le Fils de l'Homme reviendra sur la terre, retrouvera-t-il la foi ?" (Lc 18, 8).

L'idée baroque porte avec elle une manière particulièrement éclatante d'être chrétien, selon laquelle, au lieu d'anéantir les conflits qui sont en nous, on est capable de tenir ensemble les contraires, parce qu'ils sont subsumés par une transcendance qui les ordonne. Et cette transcendance est celle de l'amour qui nous "loge" en Dieu.

Voici le texte que mon alter ego Joël Prieur a consacré, dans Minute, au roman d'Eugène Green, Les Atticistes, roman que l'on pourrait appeler aussi Les Hégéliens, ou encore Les Obsédés de la synthèse. Contre l'obsession de la synthèse et contre la tiédeur obligatoire qui l'accompagne (et qui aujourd'hui nous tue), il n'y a véritablement qu'un remède : l'asianisme baroque qui est l'autre nom de l'amour...

Voici le texte.
Eugène Green : à lire sans modération
 Eugène Green est un personnage. Américain d’origine, Français de cœur, de culture et d’œuvre, il francise allègrement les anglicismes qu’il lui arrive d’employer et écrit « ouiski »… sans complexes !

Les Français auront du mal à lui pardonner ce mauvais goût, qui l’a conduit à choisir la France alors qu’il est issu de la plus belle civilisation du monde, l’américaine. Et son passif s’alourdit chaque année. Il a d’abord réfléchi sur la manière dont on prononçait notre langue sous Louis XIV et cela a donné un livre sur La parole baroque, qui est en même temps un magnifique éloge du baroque. Il  a commis quelques films sans concession, comme Le Pont des arts (sur le baroque justement) ou La Religieuse portugaise (sur… la vie, la mort et la consécration de soi). Il a publié des romans, comme La bataille de Roncevaux, très bel hymne aux petites patries (en l’occurrence au Pays basque) dont j’ai entretenu les lecteurs de Minute il y a une paire d’années. Et voici Les atticistes : une véritable charge contre les tics en toc de notre société déliquescente et fière de l’être.

Il y a presque cinquante ans, on a fait croire aux Français qu’ils étaient tous des juifs allemands. Ayant lu le dernier roman de Green, je dirai volontiers plutôt que nous sommes tous des atticiste. Le terme d’atticistes, difficile à utiliser, fait le titre de cette pochade pleine d’une féroce allégresse contre ses contemporains. Que signifie-t-il exactement ?

Dès l’antiquité, on trouve deux écoles d’éloquence, les asianistes et les atticistes. Comment définir les uns et les autres ? Autant recourir à Wikipedia. Article « asianisme » : « Peu à peu, le terme d'asianisme finit par désigner  un style bien reconnaissable, fondé sur un discours plein d’artifices, d’expédients techniques et jouant sur les sonorités. L’asianisme, né en réaction à la rhétorique de l'Attique, s’impose ainsi comme une forme de discours brillante et efficace, mais il tombe graduellement dans l’enflure et le pathos, l’exagération, les effets faciles, les tournures maniérées et recherchées ».

On aura reconnu dans cette description, le baroque, ce monde merveilleux dans lequel Eugène Green se meut comme un poisson dans l’eau, et dont on sait, depuis son film "Le Pont des arts", qu’il est, pour notre auteur, l’art des contrastes. Ce sont les ennemis des asianistes (les atticistes donc) qui mettent en cause « l’enflure », « les tournures maniérées », le goût du bizarre, qui risque de résulter de cet amour des contrastes. Pour Eugène Green, ces expressions en forme de condamnation constituent un épouvantable  procès en sorcellerie. A l’entendre dans son dernier livre : « l’asianisme, qui fait exister  dans un seul tout harmonieux la violence de deux vérités contradictoires, en leur gardant leur forme propre, cette idée, il faut l’appeler [tout simplement] l’amour ». Ne dit-on pas qu’un couple heureux est un couple au sein duquel chacun des partenaires a pu garder sa vérité propre ?

Quant à l’atticisme, la maladie dont nous souffrons tous, c’est le contraire de l’asianisme, le contraire des contrastes, le contraire de l’amour. On peut définir par atticisme, « cette qualité qui consiste, en restant à distance égale entre Scylla et Charybde, à garder toujours le juste milieu. Ainsi grâce à une subtile médiation, le chaud et le froid, l’Est et l’Ouest, la philosophie chinoise et celle de l’Occident se trouvent pacifiquement réunis sans aucun fanatisme ». Le goût des atticistes pour la synthèse tourne forcément à la foutaise ! Ainsi finissent par se réunir dans la même académie atticiste les deux personnages extrêmes sortis du cerveau embrumé d’Eugène Green, j’ai nommé d’un côté Amédée Lucien Astrafolli, somptueuse pédale parisienne, arbitre des élégances linguistiques, disciple de Voltaire et des Lumières, dont le vice caché est de détester la femme alors qu’il est entouré d’une cohorte d’admiratrices. De l’autre côté, voici Marie-Albane de La Gonnerie, qui a passé sa jeunesse à déclarer, contre Astrafolli, que le langage était fasciste et qu’il fallait que les mots aient un sexe ; elle ne supporte pas la virilité au point de faire changer de sexe à son chien, prénommé Louise Michel : elle est incontestablement la championne d’un féminisme médiatique. Ces deux personnages tomberont dans les bras l’un de l’autre (métaphysiquement ou médiatiquement s’entend)… Au nom de l’atticisme, cette idolâtrie du Juste milieu, que l’on peut appeler en grammaire le genre neutre, et en politique l’impératif catégorique de la neutralité obligatoire. Avec ce roman pamphlet contre les atticistes de tous pelage, Eugène Green sonne une charge endiablée – jubilatoire – contre Mai 68 et ses métastases, contre la transformation de Mai 68 en son contraire (le bourgeoisisme « atticiste »), contre le féminisme, contre l’académisme contemporain. A lire sans modération !
Joël Prieur

Eugène Green, Les atticistes, éd. Gallimard 2012, 208 pp. 17, 90 euros

8 commentaires:

  1. Je connais un autre Green américain qui naquit et vécut en France (il avait du mérite car il y fut fort maltraité à la fin de sa vie) ; ilt conserva sa nationalité et refusa toujours d'acquérir la nationalité française ce qui ne l'empêcha pas d'entrer à l'Académie française. Mais c'était un grand écrivain francophone et un catholique fervent.

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  2. Dans Jn 12,5 il est rapporté que Judas l'Iscariote, qui allait livrer Jésus, avait dit : "Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum 300 deniers, pour les donner aux pauvres ?". Petite précision apportée au verset suivant : "Il ne disait pas cela par souci des pauvres, mais parce que c'était un voleur et que, tenant la bourse commune, il dérobait ce qu'on y mettait".

    Jésus, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir en ce qui concerne cette fripouille de Judas, interprète le geste de Marie comme un hommage anticipé rendu à son cadavre. En effet, Marie lui oint les pieds d'un parfum précieux comme on le faisait aux cadavres et c'est pourquoi il n'émet pas de critique. Si tel n'avait pas été le cas il aurait sûrement condamné un tel gaspillage. Au geste symbolique de Marie correspond en 19,38 et ss la sépulture effective de Jésus au cours de laquelle Joseph d'Arimathie et Nicodème versèrent un mélange d'environ 100 livres de myrrhe et d'aloès (ce qui devait représenter une belle somme).

    Le verset 12,8 signifie tout simplement qu'il faudra toujours s'occuper des pauvres car il y en aura toujours (ne révons pas à une société ou à un système social qui extirperait la pauvreté ; la lutte contre la pauvreté, l'Eglise n'a pas attendu une ministre bobo pour s'y donner à plein).

    Ces précisions sont destinées à éviter toute mauvaise interprétation de ce texte, car Jésus a souvent condamné les richesses et/ou le luxe du Temple et le comportement des riches. Il recommande d'éviter toute sorte de "triomphalisme" notamment en exhibant de riches vêtements. Comme quoi il faut toujours lire l'Evangile avec minutie.

    NB Détail savoureux : Lazare le ressuscité assistait à ce repas au cours duquel la brave Marthe était toujours aux fournaux. C'est curieux, personne ne fait jamais son éloge alors qu'elle ne ménage pas sa peine et qu'elle ne demande jamais rien (sinon que l'on mette un peu la main à la pâte).

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  3. Attention pour répondre à l'anonyme de 18.54 Jésus ne condamne pas les riches mais l'emprisonnement dans la richesse, l'indifférence aux autres ou l'ostentation. Il aime le jeune homme riche, cet aveu est rare dans l'Evangile, s'adressant à une personne précise, et il va lui faire l'aveu d'une vocation exigeante, plus enrichissante.
    De plus le Christ est bien déjà ému par la tendresse présente de Marie Madeleine l’hommage qu’elle lui rend, et qu'elle exprime aves son langage donc aussi pour l’instant présent, et il le fait remarquer à son hôte. « Vous ne m’aurez pas toujours » Certes on peut comprendre aussi le geste de Marie comme un geste prémonitoire, « un hommage anticipé rendu à son cadavre » mais pas seulement.
    De plus le Christ n'est pas ennemi du bon vin, qui est bu de notre vivant. Avis aux paroisses qui propose du vin frelaté ! croyant être plus évangélique de cette manière.

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  4. A Henri :

    Votre argumentation en faveur des riches ne vaut rien car Jésus a dit qu'il "etait plus facile à un chameau de rentrer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu". Je crois, si l'on peut dire, que la Messe est dite et définitivement tranchée. Cela renvoie au cantique de Marie : "il renvoie les riches les mains vides". Point barre.

    Quant au jeune homme riche vous nous la baillez belle. Cet individu (qui n'est même pas nommé tant le mépris à son égard est grand) s'est condamné lui-même en dédaignant l'offre du Seigneur. Jésus fera donc appel à un pauvre pécheur au sens étymologique des mots qui lui répondra "présent".

    Votre réflexion sur le vin ne me paraît pas frappée au coin du bon sens.

    Tous les commentateurs interprètent le geste de Marie comme étant un rite funéraire. Tout le monde savait que Jésus qui avait été poursuivi plusieurs fois allait être condamné et exécuté et lui-même ne se faisait aucune illusion sur son sens.

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    1. On lit dans Matthieu 19 :

      "16. Et voici, quelqu'un s'étant approché, lui dit : Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? 17. Mais il lui dit : Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon ? Un seul est le bon. Mais si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements. 18. Il lui dit : Lesquels ? Et Jésus lui répondit : Tu ne tueras point ; tu ne commettras point adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne diras point de faux témoignage ; 19. honore père et mère ; et tu aimeras ton prochain comme toi-même. 20. Le jeune homme lui dit : J'ai observé toutes ces choses ; que me manque-t-il encore ? 21. Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, et donne le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi. 22. Mais quand le jeune homme eut entendu cette parole, il s'en alla tout triste ; car il avait de grands biens.

      23. Mais Jésus dit à ses disciples : En vérité, je vous le dis : Un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. 24. Et je vous le dis encore : Il est plus facile qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille, qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le royaume de Dieu. 25. Les disciples ayant entendu cela, étaient fort étonnés, et ils disaient : Qui donc peut être sauvé ? 26. Mais Jésus les regardant, leur dit : Quant aux hommes, cela est impossible ; mais quant à Dieu, toutes choses sont possibles."

      Je pense que ce passage de l'Evangile de Matthieu se passe de tout commentaire et peut se lire au premier degré. Inutile de ratiociner. Le problème c'est que beaucoup de Chrétiens tentent de l'interpréter de manière symbolique.

      Eg : Un individu qui quitte son pays perclus de dettes pour payer moins d'impôts est évidemment "un riche".

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    2. Encore une fois je me méfie de ceux qui brandissent l'évangile pour écraser .
      Le riche qui aura le plus de mal à rentrere dans le royaume des cieux, plus qu'un chameau etc. c'est moi. Je me sens concerné avant de juger les autres. Non que je sois riche; bien sûr! , mais ne suis je pas attaché aux bien de ce monde? Donc l'évangile s'adresse à nous. Ne l'instrumentalisons pas , par pitié . et je confirme et je signe que je n'aime pas les prêtres commissaires du peuple, j'en ai connu

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  5. Critique mi-chèvre mi-choux de Patrick Kéchichian dans La Croix de ce jour et qui ne donne pas vraiment envie de lire ce livre.

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  6. Si j'ai bien compris, Marie-albane de la gonnerie serait barthésienne, admiratrice de roland barthes, dont elle reprend la phrase célèbre selon laquelle "la langue est fasciste". Je suis en train de lire son livre sur le neutre, tentative de "déjouer le paradigme", c'est-à-dire de refuser de choisir entre ses deux termes et qui pose le: "Je ne sais pas" comme une affirmation dogmatique. Vouloir faire un dogme de la suspension du jugement préalable à l'opinion qu'on se fait... de la vérité, c'est peut-être l'erreur de Roland barthes. A part ça, dire que la syntaxe est normative (normative plutôt que "fasciste", mais sans provocation, on n'existe pas) relève du simple bon sens.

    Ce que je voudrais comprendre, c'est en quoi l'asianisme relève de l'amour ! On le comprend si le couple que formeraient deux asianistes permettrait à chacun de sauvegarder sa personnalité. Mais ce qui semble réunir les asianistes, c'est le goût des manières. Or en quoi aimer, c'est faire des manières?

    Il y a certes un mystère qui a conduit la bourgeoisie à n'être pus maniérée pour devenir "atticiste". La bourgeoisie a adopté le goût de la simplicité dans ses opinions, ses valeurs, pas nécessairement dans la mise en oeuvre de celles-ci, c'est-à-dire dans ses goûts. Ceci, à soi seul, est une merveille de synthèse, mais la bourgeoisie est mal assortie à la simplicité. La bourgeoisie est maniérée, ou elle tombe dans la vulgarité du "bling bling". Le "bourgeoisisme atticiste", c'est le "boboïsme", dont sans doute il faudrait retirer le qualificatif de "bourgeois" pour préserver à la bourgeoisie ses manières. Le "bourgeoisisme atticiste", pour qu'il ne devienne pas un "monstre synthétique", faisons-en un bohémisme. Quant à la "bourgeoisie maniérée", si l'asianisme, c'est l'amour et que l'amour soit de son côté, l'amour doit-il faire des manières et pourquoi? L'amour serait-il snobe?

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