mercredi 19 décembre 2012

Saint Augustin et notre psychologie

Le cours de psychologie philosophique que je donne au Centre Saint Paul chaque lundi soir (à 20 H 30) m'a amené à lire de près le De Trinitate de saint Augustin, ce traité monumental où l'évêque d'Hippone, méditant sur le mystère de la sainte Trinité, s'avise que l'âme est en nous la plus exacte, la moins infidèle des images de Dieu.

Même sans avoir lu le Docteur de la grâce, on sait que, pour lui, l'âme possède une structure ternaire : mémoire intelligence, volonté. Cette structure ternaire (dont Augustin prétend que de son temps elle est utilisée dans toutes les écoles et qu'elle sert à évaluer les élève : peu de mémoire, bonne intelligence et pas de coeur etc.), c'est elle qui lui fait penser à la Trinité. La mémoire - qui est la faculté à travers laquelle nous nous éprouvons identique à nous-mêmes à travers le temps - renvoie au Père, inengendré et éternel. L'intelligence, qui est notre faculté représentative, productrice de concepts, renvoie au Verbe, qui est le Concept divin, la Pensée du Père. La Volonté, c'est en nous la faculté d'aimer. Elle est infinie, contrairement à l'intelligence puisque nous sommes capable de sacrifier jusqu'à notre propre vie... Elle renvoie au Saint-Esprit, amour du Père et du Fils et mystérieuse Copule divine, omniprésente et agissante.

Du point de vue de l'analogie, tout ceci se défend et nous aide - c'est vrai - à pénétrer la nature intime de Dieu. Mais saint Augustin va plus loin que cette ressemblance sommaire et il nous aide à nous penser nous-mêmes, à penser cette ternarité, mémoire, intelligence, volonté, qui constitue notre propre fond, comme une véritable trinité spirituelle à l'intérieur de nous-mêmes. Se plongeant dans le mystère de Dieu, il nous renseigne sur nous-mêmes. Il nous renseigne en particulier sur le lien intime qui unit en nous la mémoire, l'intelligence et la volonté. Voici ce qu'il écrit au Livre X du De Trinitate (trad. Pléiade), accrochez vos ceintures :
"Je me souviens de ma mémoire tout entière. De même tout ce que je saisis par l'intelligence je sais que je le saisis par l'intelligence, et je sais que je veux tout ce que je veux. Et tout ce que je sais, je m'en souviens. Donc je me souviens de toute mon intelligence et de toute ma volonté. De même lorsque je saisis les trois par l'intelligence, je les saisis toutes ensembles. Il n'est rien d'intelligible que je ne saisisse par l'intelligence sinon ce que j'ignore. Mais ce que j'ignore, je ne m'en souviens ni ne le veux. Aussi tout intelligible que je ne saisis pas par l'intelligence, en conséquence je ne m'en souviens ni ne le veux. Donc tout l'intelligible dont je me souviens et que je veux, en conséquence je le saisis par mon intelligence. Ma volonté aussi contient toute mon intelligence et toute ma mémoire au moment où j'utilise tout ce que je saisis par l'intelligence et tout ce dont je me souviens. C'est pourquoi, quand elles sont chacune, toutes et tout entières réciproquement contenues en chacune, elles sont chacune tout entières égales à chacune tout entière ; chacune tout entière est égale à elles toutes ensembles tout entières ; et ces trois sont un, une vie, une pensée, une essence" (éd. cit. p. 531).
Galimatias ? Relisez, c'est très simple. Ce que soutient saint Augustin, c'est qu'en nous la mémoire, l'intelligence et la volonté, loin de s'opposer, sont en fait consubstantielles. Elles sont une. Une vie. La vie de l'esprit. Et alors ? direz-vous peut-être avec un brin d'agressivité dans la voix.  Les conséquences d'une telle unité des trois (à l'image de la Trinité des personnes en Dieu) sont incalculables. Elles fondent pour toujours l'anthropologie chrétienne, des trois points de vue de la mémoire, de l'intelligence et de la volonté.

On peut commencer piano : la mémoire est liée à l'intelligence puisque retenir c'est être en capacité de faire des liens de créer des rapprochement, bref de connaître. La mémoire est liée à la volonté, on dit souvent du reste que c'est une faculté affective. Tout cela est facile.

Mais renversons la perspective : il n'y a pas d'intelligence sans mémoire, c'est-à-dire sans identité. Celui qui ne sait pas qui il est, celui qui n'a pas la mémoire de son être morale et spirituel ne peut pas accéder véritablement à l'intelligence. Il sera peut-être un virtuose de la logique, mais sa logique sera vide et son intelligence nulle. Intéressant, non ? Comment on abêtit les peuples en leur retirant la mémoire...

On peut dire la même chose de l'amour : comment aimer sans avoir en mémoire tout ce que l'on est, tout ce que l'on a reçu de l'autre, tout ce qui nous manque sans lui (ou sans elle bien sûr). L'amour, dès le deuxième instant, est une mémoire. Mémoire du premier instant (le coup de foudre ?). Mémoire de tous les instants,d'autant plus grande que l'on aime davantage. Ceux qui ne vivent de l'amour que dans l'immédiateté d'un sentiment qui les traverse ou d'une pulsion qui les bouleverse, ceux-là n'aiment pas. Ceux qui croient que pardonner, c'est oublier, ceux-là ni ils ne pardonnent vraiment ni ils n'aiment.

Prenons la raison, maintenant. Une raison qui s'isole dans ses propres procédures, fière de ses démonstrations imparables, une raison qui abandonne le terrain de la vie intérieure, de la mémoire des mille et un petits faits qui, dans notre vie, collectionnés, vus et revus nous rendent intelligents, est une raison... stupide. La raison rationaliste, dont nous crevons depuis deux siècles. La raison du matheux qui ne sait que se promener à travers ses théorèmes.

Et puis... qui dira ce que - outre la mémoire - l'amour nous fait connaître ou nous fait deviner ? Les Grecs ne connaissaient que l'amour de la sagesse (philosophia) : c'était déjà pas mal. Mais les chrétiens savent qu'il y a une sagesse de l'amour (Cf. I Co 1, et 2), même quand cette sagesse là paraît folle (Erasme), elle est plus intelligente que la sagesse sans amour.

Et prenons la volonté. La volonté abstraite, sans le terreaux de la mémoire et sans les limites de l'intelligence, c'est une volonté qui s'érige en absolu, qui devient à elle-même sa propre loi. "La loi est l'expression de la volonté générale" ont écrit les rédacteurs de la Déclaration des droits de l'homme, trop fidèles lecteurs de Jean-Jacques Rousseau. C'est cette volonté pure, sans mémoire et sans intelligence, qui nous offre aujourd'hui le saugrenu projet de loi du mariage des homosexuels. Cette volonté, qui ne reconnaît au dessus d'elle ni institution humaine, ni bien commun, ni mémoire, ni loi, ce n'est rien d'autre que l'Individu hypostasié dont chaque désir doit pouvoir faire la loi... doit pouvoir devenir un droit : droit au vacances, droit au travail, droit à l'enfant, droit au mariage etc. J'ai envie d'écrire au nom de l'Individu roi : Hoc volo. Sic jubeo. Sit pro ratione voluntas (Juvénal). Ainsi je le veux, ainsi je l'ordonne, que ma volonté soit en lieu et place de ma raison.

Il faut méditer sur la consubstantialité des trois grandes facultés de l'âme. C'est cette consubstantialité (à l'image du Dieu trine) qui fait la beauté de l'humanisme chrétien... Et sa différence par rapport à tous les autres.

9 commentaires:

  1. "Prends, Seigneur, et reçois
    toute ma liberté,
    ma mémoire, mon intelligence
    et toute ma volonté,
    tout ce que j'ai
    et tout ce que je possède.
    C'est toi qui m'as tout donné,
    à toi, Seigneur, je le rends.

    Tout est à toi, disposes-en
    selon ton entière volonté.
    Donne-moi seulement de t'aimer
    et donne-moi ta grâce,
    elle seule me suffit."

    saint Ignace de Loyola
    Prière à la Trinité

    RépondreSupprimer
  2. "La raison du matheux qui ne sait que se promener à travers ses théorèmes"

    propos infiniment réducteur, à croire que Monsieur l'Abbé de Tanoüarn ne connaît que des matheux stupides. (et pourtant, il vient de publier un livre sur Pascal...)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que si M. l'abbé parle de matheux, c'est justement pour différencier le matheux bête et méchant, si je puis dire, l'ensemble des mathématiciens, qui peuvent avoir un champ de vision plus large

      Supprimer
  3. "C'est cette volonté pure, sans mémoire et sans intelligence, qui nous offre aujourd'hui le saugrenu projet de loi du mariage des homosexuels. Cette volonté, qui ne reconnaît au dessus d'elle ni institution humaine, ni bien commun, ni mémoire, ni loi, ce n'est rien d'autre que l'Individu hypostasié dont chaque désir doit pouvoir faire la loi... doit pouvoir devenir un droit"
    Tel est le passage essentiel de votre bel article M.l'Abbé.
    Il le résume et le caractérise.
    La volonté humaine est en effet le terreau dans lequel poussent les intentions, nos intentions...bien souvent peccamineuses....Et c'est avec justesse que l'adage "l'enfer en est pavé" résume la dérive permanente de notre esprit lorsqu'il n'est pas "hypostasié" par la grâce...Et je rejoins St Ignace qui nous dit que la grâce du Seigneur doit nous suffire.
    Sans elle, nous sommes incapables d'aimer vraiment,à l'image du Dieu Trine!

    RépondreSupprimer
  4. A n'en pas douter, "il nous faut méditer sur la consubstantialité" de ces trois instances de l'âme. Mais jouons une fois de plus les mouches du coche: "Je me souviens de tout ce que je sais", si seulement... Les analogies de chacune des instances de l'âme à l'une des Personnes de la trinité sont réversibles. Par exemple, Dieu Est volonté en tant que créer est le suprême acte de volonté. Le christ est volonté en ce qu'"il n'y a pas de plus grand amour que de donner SA Vie". Quant à l'esprit-saint, s'Il ne saurait être Mémoire en tant qu'action, est cependant anamnèse de Dieu pour les orphelins que nous En sommes, "Lui qui nous ferra ressouvenir" de tout ce que le verbe nous a dit et qui accroîtra nos intelligences à des Paroles et à des Vérités nouvelles pour nous rendre capables d'"Oeuvres", même "plus grandes" que celles du fils, dans lesquelles compte la sagesse, l'"esprit de ces oeuvres", de sorte que la sagesse Est généralement identifiée au Verbe-Fils dans le catholicisme, mais davantage à l'esprit dans l'orthodoxie.

    Vous dites deux choses étonnantes au sujet de la mémoire: elle, et/ou la volonté, par la communication que ces facultés ont entre elles, est une "faculté affective". Or la Volonté s'identifie selon saint augustin à la "Personne-amour" qu'Est l'esprit-saint. D'autre part, vous couplez,comme le pape Jean-Paul II, "mémoire et identité". Ne suis-je que ce que j'ai vécu et ne puis-je vouloir que ce que je suis?

    Enfin, l'anthropologie mystique moderne a tendu à extravertir de plus en plus l'analogie de nos personnnes avec l'Union trinitaire. L'analogie a d'abord porté sur nous en tant que nous sommes "corps, âme et esprit". Mais elle tend à s'extravertir de nous à notre faculté de donner la vie: la triade est alors l'homme, la femme et l'enfant. En passant (phase transitoire) par cette curieuse définition du mariage (un rien transactionnelle), selon laquelle, dans le couple, il y aurait l'homme, la femme et, non pas Dieu, mais la Relation, anthropologiquement hypostasiée comme l'Amour unissant le Père et le fils, dans l'Ordre divin.

    La "voie du milieu" n'est-elle pas de tenir pour une analogie de toute la personne comme Image de l'Union trinitaire, dont il nous faut retrouver le chemin d'unité?

    RépondreSupprimer
  5. ...l'Homme, une "trinité" INCARNEE... Vertiges de l'Amour....

    RépondreSupprimer
  6. Grandiose et lumineux ! Merci !

    Anecdote troublante : pendant mes études dans une école de communication, on m'a bien répété que, pour qu'un message soit efficace, il fallait qu'il joue sur trois niveaux : affectif, rationnel, et celui de la volonté de la "cible".
    Exemple type, sur un tract d'une ONG quelconque :
    "Tous les jours, 30 000 enfants meurent de faim !" : niveau rationnel, avec du chiffre.
    "L'affection de nos volontaires ne suffit pas !", accompagné d'une photo touchante : niveau affectif.
    "Faites un don !" : appel à l'action, à la volonté.

    Ce tryptique (cette trinité !), émotion-raison-volonté, assez proche de celui d'Augustin, est donc asséné à tous les étudiants en com'... En soi, c'est bon que cette connaissance de la psychologie humaine soit connue et utilisée.
    Mais à quoi est-elle utilisée aujourd'hui, en particulier dans le milieu de la com ?
    Je suis toujours frappé de voir quelle connaissance, fine et pointue, nos pubards et autres penseurs de la propagande ont de l'être humain et de sa psychologie (le désir comme moteur de la volonté, la rivalité mimétique, etc), et comment cette connaissance est quotidiennement dévoyée pour satisfaire nos appétits les plus bas... Tout ça pour quelques points de PIB...
    A proprement parler satanique !

    PS : publierez-vous en entier le message de notre bien aimé Benoît XVI pour la journée de la Paix, 1er janvier prochain ?
    Comme chaque année, à proprement parler révolutionnaire !!!
    A diffuser et étudier dans toutes nos paroisses !

    RépondreSupprimer
  7. Genèse, I, 26-27 :
    << Puis Dieu dit: " Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques et sur toute la terre, et sur les reptiles qui rampent sur la terre.
    Et Dieu créa l'homme à son image ; il le créa à l'image de Dieu: il les créa mâle et femelle. >>

    Dieu étant Trinité, son "image et ressemblance" est donc nécessairement trine.
    On retrouve aussi ce côté trine dans les entités qui composent l'être humain : corps-esprit-âme, ce qui a été ainsi exprimé : "La façon dont le corps et l'esprit sont liés ne peut être comprise par l'homme, cependant c'est l'homme même"

    RépondreSupprimer
  8. Perhaps you should generate modifications to your page identify to
    be able to something more important. Initially
    when i first manifested itself 2 additional results, even though the
    masai have a better concept. Nonetheless whatever desired I ran across listed here.
    Stop by my web page post74998

    RépondreSupprimer