vendredi 20 janvier 2012

Jeanne d'Arc et Rabelais

Non, ce n'est pas une provocation. A temps perdu, ne sachant pas très bien quoi faire de ce butin, j'aime lire Rabelais sérieusement. Je tombe tout à l'heure sur ce que l'éditeur appelle la formule même du pantagruelisme : c'est le chapitre 2 du Tiers Livre. Rabelais nous raconte les frasques de Panurge, au Pays des Dipsodes [les assoiffés], qu'il a reçu en apanage. "En moins de 14 jours, il dilapida les revenus certains et incertains de sa châtellenie pour trois ans". "Il dépendit [dépensa] en mille petits banquets et festins joyeux, ouverts à tout venant, surtout à tous bons compagnons". Réaction de Pantagruel : "Averti de l'affaire, il n'en fut en soi aucunement indigné, fâché ni marri. Je vous ai déjà dit et encore redis que c'était le meilleur petit et grand bonhomet qui oncques ceignit épée. Toutes choses prenaient en bonne partie, tout acte interprétait à bien. Jamais ne se tourmentait, jamais ne se scandalisait". Dans la petite édition Larousse que j'ai sous les yeux, on lit en note : "C'est la définition même du pantagruélisme".

Nous savons tous ce qu'est un appétit pantagruélique. Le pantagruélisme est un appétit de vie. Une posture inconditionnellement favorable à la vie. Au fond, note Bruno Pinchard dans Philosophie à outrance (p. 62), Rabelais est l'anti Luther : "Partout où Luther a réformé, Rabelais a pantagruélisé, proposant ainsi une alternative permanente et secrète à l'instauration de la spiritualité tragique du protestantisme". Le pantagruélisme est-il si secret que cela ? Conforme au génie du christianisme et à l'optimisme fondamental qui habite celui qui croit, ce pantagruélisme me semble la réplique gauloise (gauloise dans tous les sens du terme chez Rabelais) de ce qu'en Italie on appelle l'esprit romain : je veux dire, celui qui triomphe avant le Concile de Trente, celui qui subsiste un siècle plus tard dans Le Bernin (le rapt de Proserpine ou Apollon et Daphné à la Villa Borghese ou encore Place Navone, Les quatre fleuves et bien sûr à Sainte Marie de la Victoire Sainte Thérèse).

En écrivant cela, je pense à Oxbridge, fane du Bernin et lecteur occasionnel de ce Blog : serait-il d'accord avec ce christianisme pantagruélique - qu'en disciple de Cajétan j'appellerais volontiers analogique non pas parce que ses énoncés seraient analogiques, mais parce que dans leur invariance dogmatique, il y a une puissance de rassemblement universelle (catholique) qui est l'analogie.

Il apparaît donc clairement que le pantagruélisme est une attitude spirituelle. Rabelais l'indique du reste explicitement dans le passage que je cite : "Aussi eût-il été bien forissu [banni] du déifique manoir de raison [la raison rabelaisienne n'est pas celle des Lumières.Son Manoir est imbu de culture chrétienne], si autrement se fût contristé ou altéré, car tous les biens que le ciel couvre ou que la terre contient, en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude ne sont dignes d'émouvoir nos affections et troubler nos sens et esprit". Pantagruel prend donc tout en bonne part, non pas à cause de la richesse de son naturel qui lui permettrait de passer au-dessus des maux, mais dans une véritable ascèse paradoxale, parce que les biens et les maux qui ont une mesure, les biens et les maux qui participent de notre finitude ne sont rien par rapport au Bien absolu qui nous attend dans "le déifique manoir de la raison".

Le rapprochement avec Jeanne d'Arc, dont la devise, je le rappelle, est Prends tout en gré (dixit Régine Pernoud), me paraît s'imposer.

J'ajouterai d'ailleurs une remarque en ce sens, toujours avec Bruno Pinchard : "Il faut se libérer d'une idée convenue : Rabelais n'est pas un "énaurme" créateur, c'est un compilateur, l'archiviste d'un savoir qui lui préexiste. Un moine copiste en somme, mais un moine épris des savoirs perdus, des landes du savoir et qui, comme ses confrères d'Islande ou d'Irlande, transmet des mondes oubliés qui sous s aplume deviennent des mondes nouveaux" (op. cit. p. 63). Quel est ce savoir perdu ? Un savoir gaulois et chrétien, dont Jeanne, sorti du peuple, est l'un des témois les plus éloquents. Ce n'est pas pour rien que Jean Anouilh a intitulé la pièce qu'il consacre à Jeanne : l'alouette. L'alouette était le vrai symbole de la Gaule chez les Gaulois ; le coq ne l'est devenu qu'en vertu d'un jeu de mot latin sur gallus (coq et Gaulois). Il me semble que la geste de Jeanne, tellement conforme à la légèreté gauloise de l'alouette, Rabelais en a retrouvé une clef dans son "Toutes choses prenait en bonne partie". Il a retrouvé le vieux fond chrétien, instinctif et actif, lumineux et joyeux, qui est celui que Jeanne illustre et qu'elle illustrera jusque sur son bûcher, avec ce cri de vie qu'elle poussa cinq fois du milieu des flammes, d'une voix forte : Jésus ! Jésus ! Jésus ! Jésus ! Jésus !

Vivre avec Jeanne c'est retrouver un gai savoir, non pas celui de "l'ingénieux Sarmate" comme disait Maurras, non pas celui de Nietzsche, mais celui d'une Gaule romanisée et christianisée jusqu'en son tréfonds dès le Second siècle.

3 commentaires:

  1. Ainsi, chacun peut constater que la truculence est tourangelle. Le Tourangeau est rabelaisien, le Flamand, délicat. Je suis flamand.

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  2. En ces temps de crise, pour tout "prendre en bonne part" comme vous le rappelez si bien, nos contemporains seraient bien inspirés de lire le début du Tiers Livre, l'éloge des dettes de panurg et la réponse Pantagruel.

    I'entends (respondit Pantagruel) & me semblez bon topicqueur & affecté à vostre cause. Mais preschez & patrocinez d'icy à la Pentecoste, en fin vous serez esbahy, comment rien ne me aurez persuadé, & par vostre beau parler, ia ne me ferez entrer en debtes. Rien (dict le sainct Envoyé) à personne en doibvez, fors amour & dilection mutuelle.

    Vous me usez icy de belles graphides & diatyposes, & me plaisent tresbien: mais ie vous diz, que si figurez un affronteur efronté, & importun emprunteur entrant de nouveau en une ville ià advertie de ses meurs, vous touverez que à son entrée plus seront les citoyens en effroy & trepidation, que si la Peste y entroit en habillement tel que la trouva le Philosophe Tyanien dedans Ephèse. Et suys d'opinion que ne erroient les Perses, estimans le second vice estre mentir: le premier estre debvoir. Car debtes & mensonges sont ordinairement ensemble ralliez. Ie ne veulx pourtant inferer, que iamais ne faille debvoir, iamais ne faille prester. Il n'est si riche qui quelques foys ne doibve. Il n'est si paouvre, de qui quelques foys on ne puisse emprunter. L'ocasion sera telle que la dict Platon en ses loix, quand il ordonne qu'on ne laisse chez soy les voysins puiser eau, si premierement ilz n'avoient en leurs propres pastifz foussoyé & beché iusques à trouver celle espèce de terre qu'on nomme Ceramite (c'est terre à potier) & là n'eussent rencontré source ou degout d'eaux. Car icelle terre par sa substance qui est grasse, forte, lize, & dense, retient l'humidité, & n'en est facilement fait escours ne exhalation. Ainsi est ce grande vergouigne, touisours, en tous lieux, d'un chascun emprunter, plus toust que travailler & guaingner. Lors seulement debvroit on (selon mon iugement) prester, quand la personne travaillant n'a peu par son labeur faire guain: ou quand elle est soubdainement tombée en perte inopinée de ses biens. Pourtant laissons ce propos, & dorenavant ne vous atachez à crediteurs: du passé ie vous delivre.

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  3. Je ne suis pas trop d'accord avec vous à propos de Luther. Le réformateur aimait bien boire, bien manger et bien chanter. Et Js Bach était pareil ; lors des réunions musicales de la famille Bach il y avait de sacrés repas ou le vin et la bière coulaient à flots. Ce sont les gens du Nod de l'Allemagne qui ne boivent que de l'eau ; les saxons sont de bons vivants.

    En ce qui concerne Rabelais n'oubliez pas que le curé de Meudon était de Chinon dans une contrée qui n'engendre pas la monotonie et où l'on aime bon vin et bonne chère (et aussi bonne chair).

    Après tout Pantagruel et Gargantua tenaient à l'époque le rôle d'Astérix et des gaulois à l'heure actuelle. Joyeux et malins et toujours prêts à rouler les ennemis de la Gaule ou de la France dans la farine.

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