mardi 19 mai 2015

Jean Borella et l'unité des religions

Jean Borella revient à ses sources. Dans un livre passionné et passionnant, qui vient de paraître chez L'Harmattan, et qu'il a intitulé Aux sources bibliques de la métaphysique, il commence son livre en confrontant la tradition biblique avec la métaphysique schuonienne de l'unité transcendantale des religions. Il le fait avec beaucoup d'humilité dans un profond désir d'orthodoxie. Et il propose, face à l'unité transcendante des religions défendue par Schuon, dont il critique le "péché d'orgueil" une unité qu'il nomme analogique... Grand lecteur des néo-thomistes, Borella a reçu les travaux du Père Geiger ou de mons. Fabro, qui font la partie belle à une analogie d'attribution dite intrinsèque, d'origine "platonicienne" mais d'invention récente, dont le fonctionnement exact est assez difficile à comprendre. Il s'agit de penser la différence ontologique non pas en termes d'équivocité [le Dieu tout autre et les étants créés mais essentiellement "non-Dieu"] mais plutôt d'envisager que nous soyons tous plus ou moins l'Absolu, selon un schéma qui se revendique de la participation platonicienne. L'auteur d'Amour et Connaissance, qui a consacré un livre à l'analogie [Penser l'analogie, rééd. 2012 chez L'Harmattan], même s'il critique la théorie du Roi du monde, cette sorte d'Hyperthéos au dessus des formes religieuses humaines, semble considérer que toutes les religions sont surnaturelles, selon le plus et le moins, qu'il y a un premier analogué qui est le christianisme et des analogués seconds qui sont moins vrais mais qui ont la même origine que le christianisme. Pour moi, il est victime de ce mauvais instrument qu'est l'analogie d'attribution "platonisée", qui lui fait envisager dans toutes les religions un dosage de vérité comme il y aurait un "dosage d'être" dans tout étant Mais sa position est intéressante et elle fera date, me semble-t-il, parce qu'elle me semble assez proche de l'interprétation de Vatican II dominante aujourd'hui, au nom de laquelle par exemple on refuse de convertir les musulmans en leur demandant seulement d'être de bons musulmans et les juifs, en leur expliquant qu'il suffit, le judaïsme étant surnaturel, qu'ils embrassent la religion juive avec conviction. On pourra dire la même chose du bouddhisme et de l'hindouisme. Il y a dans le christianisme certes, au nom du Christ, une plénitude de vérité, mais dans les autres religions une participation à cette plénitude selon des différenciation socio-culturelles plus encore que spirituelles.

On peut effectivement remonter à la formule de Pascal qui d'une manière si juste explique qu'il y a plus de différence entre un chrétien spirituel et un chrétien médiocre qu'entre un chrétien spirituel et un juif spirituel. C'est une vérité d'expérience qu'un homme qui est profondément croyant, quelle que soit sa religion, parvient à s'entendre avec un autre croyant. Autre chose est la foi et autre chose la religion. Je ne suis pas de ceux qui, avec Karl Barth, tente de réduire le christianisme à une pure foi, à une foi sans religion. La foi sans religion, la foi sans relation vitalement organisée avec Dieu n'existe pas. Il ne faut pas prendre Luther ( le Luther de la liberté chrétienne) au pied de la lettre ; il ne faut pas transcrire l'intellectualisme de Calvin en une suppression mortifère de tous les rites. Subsistent toujours ensemble foi et religion, même chez ceux qui prétendent les opposer et choisir l'un plutôt que l'autre.

Mais cette dualité entre la foi personnelle et la religion collective, entre la foi intérieure et la  religion extérieure peut donner idée de construire une autre analogie que cette analogie d'attribution intrinsèque qui n'est qu'un cache sexe de l'univocité ( ou d'une unité générique des religions, qui, nous faisant postuler qu'elles sont toutes de même nature - au dosage près - nous laisse inférer qu'elles ont toutes vraies, ou toutes fausses. La figure logique et le modèle métaphysique qui se construisent sur une dualité surmontable à l'Infini ont été aperçus par Aristote (Métaphysique Lambda 5 : "autre dans les choses autres"). C'est ce que l'on appelle l'analogie de proportionnalité propre (l'analogie de proportionnalité impropre correspond à la métaphore : "Le lion est le roi des animaux ou le lion est aux animaux ce que le roi est aux hommes).

On pourrait penser qu'il y a une analogie de proportionnalité entre les diverses religions qui est fondée sur la dualité entre foi et religion. Si on propose une théologie chrétienne des religions, on obtiendrait, selon la figure de l'analogie de proportionnalité propre, le fait que toutes les religions sont comparables dans la mesure où en chacune d'elles, ont peut distinguer la foi et la religion.

On constate que la foi a toujours quelque chose d'universel (de "catholique") : "Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu" dit l'épître aux Hébreux. Or tout homme peut plaire à Dieu (c'est... de foi). Donc en tout homme, il y a une foi surnaturelle, qui est comme la première grâce. Où trouve-t-on cela dans les textes ? Une fois de plus dans le prologue de Saint Jean : "Il était la vraie lumière, qui éclaire tout homme venant dans le monde". Vatican II a repris à saint Justin l'idée de semences du Verbe présentes en tout homme. En tout homme il y a une foi en Dieu, un désir gratuit du bien (ou, ce qui revient au même le refus de cette foi, le refus de ce bien : l'homme est essentiellement libre vis à vis de Dieu). L'athéisme est une foi : il y a un pari athée dit Nietzsche (Gai savoir 124) comme il y a un pari chrétien. Et si l'athéisme est une foi, les religions séculières, les idéologies sont aussi des formes de la foi, formes dégradées, formes impossibles, illusoires. Et puis, la République est une foi (n'est-ce pas M. Valls ? M. Bartolone ?). Elle est une loi aussi d'ailleurs et donc une religion qui a ses dévôts.

En tout homme, il y a aussi une religion, c'est-à-dire un culte. Toutes les religions ne sont pas bonnes, tous le cultes ne sont pas bons. "L'heure vient où quiconque vous tuera croira rendre un culte à Dieu" nous disait Jésus dans l'Evangile de dimanche dernier. Le culte, c'est l'offrande. L'homme a d'abord voulu offrir l'autre à sa place (pas fou !). Au fond c'est l'histoire de Caïn avec Abel. D'où les sacrifices humains et les sacrifices d'animaux : sacrifices de l'autre. Sang de l'autre. Le culte en esprit et en vérité (Jean 4) est l'offrande de soi, à l'image du Christ s'offrant lui-même sur l'autel de la Croix. Joseph de Maistre dans ses Eclaircissements sur le sacrifice, avait bien vu qu'il existe une analogie universelle des sacrifices : une offrande est plus ou moins agréable à Dieu... Qu'est-ce qui fait qu'elle lui est vraiment agréable ? Le caractère absolument désintéressé de l'offrande que l'on trouve réalisé à la perfection dans la Croix du Christ, qui est "le sacrifice pur et saint, le sacrifice parfait", réactualisé à chaque messe, selon la volonté exprimée par Jésus avant même que commence son supplice : "Vous ferez cela en mémoire de moi". Le Christ, scellant l'alliance nouvelle en son propre sang est ici le Religieux de Dieu, comme dit M. Olier, naguère curé de Saint-Sulpice. Refuser la Religion chrétienne, pour ne recevoir  que la foi chrétienne, c'est se préparer, comme on le voit d'ailleurs ici ou là, un christianisme sans Christ, dont les valeurs sont toutes laïcisées).

Pourquoi le christianisme est-il la religion vraie dans l'analogie universelle des religions ? Si nous prenons ce schéma duel de l'analogie de proportionnalité, nous savons que cette dualité (ici entre foi et religion) doit finalement se réaliser dans le premier analogué, où la dualité se surmonte dans l'Un. Ainsi dans l'analogie métaphysique de l'être, l'essence et l'existence (qui sont les deux termes de l'analogie universelle) se surmontent en Dieu, "dont l'essence est d'exister" affirment aussi bien Thomas d'Aquin (chapitre 6 du De ente et essentia) que Descartes, Malebranche ou Spinoza dans son Ethique. Eh bien ! Dans l'analogie universelle des religions, la dualité entre foi et religion se surmonte, lorsque le Christ, objet de la foi devient en même temps le sujet de la religion. Et en Christ la croyance devient foi parfaite puisque, amour parfait, elle se réalise, comme acte pur, dans l'Offrande de la Croix et dans toute offrande qui est issue du Testament nouveau et éternel.

Quel est l'objet de la foi parfaite ? L'amour non pas utopique ou idéalisé mais réalisé dans le Christ. Et nos credidimus caritati. Cette formule de l'Epître de Jean était la devise épiscopale d'un certain Marcel Lefebvre : et nous, nous avons cru à la charité...
Quel est l'objet de la religion parfaite ? aimer au point de s'offrir soi même comme le Christ l'a fait une fois pour toutes.
Ainsi dans le Christ on trouve en même temps la source de l'élan de la foi ("un homme nommé salut" comme dit Jacqueline Genot Bismuth, qui nous fait être ou nous sauve par la foi) et qui est en même temps le sujet absolu du culte que nous pouvons rendre à Dieu qui nous a donné la foi.

Dans toutes les autres religions, dans les religions séculières, dans l'athéisme, il  a une foi ou le refus "fidéique" de la foi. Et il y a aussi une religion, c'est-à-dire la mise en oeuvre d'un certain nombres de moyens pour faire advenir la foi : mais aucun de ces cultes ne consiste dans le culte chrétien qui est l'offrande de soi. Les religions sont mauvaises - René Girard nous l'a bien fait comprendre - à proportion qu'elle refusent cette offrande de soi et qu'elles aspirent à la glorification du Moi, qui, comme le Roi de Tyr dans Ezéchiel (28) finit par se prendre pour Dieu. Les religions sont mauvaises, comme les systèmes athéistes du XXème siècle, quand elles exigent du sang : le sang des autres, comme le dieu Moloch. A cet égard, les religions les plus fausses, les plus illusoires, sont les religions politiques, qui, au moins depuis la Révolution française, sont fondées sur le fait de verser "le sang impur", le sang de l'autre "qui abreuvera nos sillons".

Merci à Jean Borella et à ce livre magnifique, Aux sources bibliques de la Métaphysique, qui me donne l'occasion de cette échappée conceptuelle... Il faut lire cette dialectique puissante et remercier le philosophe qui est si clair...

5 commentaires:

  1. “Cette dualité entre foi personelle et relligion collective, entre la foi intérieure et la religion extérieure... »
    Je pensais à une chose : entre foi personelle et relligion collective il y a, sûrement, des différences.
    Mais entre la foi intérieure et la religion extérieure... combien de différences ! Car une personne peut n´avoir aucune foi intérieure et sembler avoir une relligion extérieure... parce que nous vivons dans le monde des apparences...C`est une chose plus fréquente qu´il n`y paraît. Même dans le monde religieux, cela peut arriver : ne croire pas à rien, mais sembler avoir une relligion extérieure, étant la relligion une « profession » - donc, il faut sembler avoir de la foi devant les fidèles – pour survivre dans cette « profession » et obtenir les avantages que la vie religieuse offre... (un certain pouvoir, de l´argent, l ´estime des fidèles, etc).
    Il peut arriver, au contraire, que quelqu´un a une foi intérieure et n´avoir une relligion extérieure, pour diverses raisons.
    Vous écrivez que « la foi a toujours quelque chose d´universel » , ce qui est une vérité.
    En tant que catholiques, nous défendons notre foi ; mais je crois que si elle est la plus vraie, nous ne pourrons jamais faire que tous les gens pensent où croyent comme cela.
    Pour mieux que soit le christianisme, seulement Christ lui-même pourra faire que les non-chrétiens deviennent chrétiens.
    Comme un exemple clair, nous avons divisions dans le christianisme il y a des siècles !
    Sans parler des pires divisions, dans l´Église catholique elle-même... Cela est bien pire et l´homme ne peut pas résoudre ce problème... car ici, on trouve cécité spirituelle, l ´orgueil, l ´arrogance...
    « Les relligions sont mauvaises ... – à proportion qu´elles refusent cette offrande de soi et qu´elles aspirent à la glorification du Moi ». Ne serait-il, peut- être, une des choses qui nos divisent dans le catholicisme ? En particulier dans les groupes plus extrémistes.... Une chose à penser !...
    N.N.

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  2. Cher Guillaume, vous êtes toujours aussi intéressant et stimulant ; mais je me trouve toujours en désaccord avec vous sur les points-clefs de votre argumentation. En voici trois :
    1. Pourquoi voulez-vous que l’« analogie d’attribution » (que je préférerais appeler, avec le P. Bernard Montagnes, « analogie de rapport »), implique nécessairement, lorsque son premier analogué est infini, une part d’Absolu dans les seconds analogués ? L’Absolu est ou n’est pas ; mais en tant même qu’Absolu, il n’est pas participable. Ce qui participe à l’Absolu, par là même qu’il parti-cipe (prend-part) n’est plus absolu. Et c’est bien que ce qui est alors participé est nécessairement double : il y a le participé séparé, qui est et demeure Absolu ; et il y a le participé immanent, qui a rapport à l’Absolu, mais n’est pas absolu. C’est bien ainsi que le P. Cornelio Fabro (par ailleurs en profond désaccord spéculatif avec le P. Louis-Bertrand Geiger) comprend, comme saint Thomas, le rapport de participation qui unit tout étant créé à l’Être même subsistant : cet étant est un étant (habens esse) parce qu’il a une part d’esse ; mais cette part d’esse n’est pas l’Esse subsistant, et n’est donc pas absolue.
    2. Vous êtes de ceux qui avez la chance de conclure votre messe quotidienne en vous rappelant que le Verbe Incarné est « plenum gratiae et veritatis » (Jn 1 , 14). Deux versets plus loin, saint Jean continue : « et de plenitudine eius omnes nos accepimus » (Jn 1, 16). C’est à cette plénitude que participe, en premier lieu, l’organisme ecclésial, d’abord à travers les habitus sanctifiants de la grâce, des vertus théologales et infuses, et des dons du Saint-Esprit, et ensuite à travers le dispositif christoconformant des trois munera ou « pouvoirs », de sanctifier (par le culte et les sacrements), d’enseigner (par le magistère), et de gouverner (par les organes juridictionnels). La nouveauté de Vatican II, c’est que cette « ecclésialité » intégrale est à son tour participée par les non-catholiques, selon des modalités différenciées : soit dans la ligne des dons formellement sanctifiants (la grâce et ses propriétés), soit dans celle des trois munera christoconformants. Ce novum est métaphysiquement tout à fait traditionnel, s’il est vrai que « la nature de tout acte est de se communiquer soi-même autant qu’il est possible » (Saint Thomas d’Aquin, Quaestio disputata De potentia, q. 2, a. 1, c.). J’ai récemment essayé d’expliquer cela ici (en italien, malheureusement, car notre belle langue française n’est plus guère comprise à l’étranger de nos jours) : https://www.academia.edu/12468443/Lermeneutica_del_Vaticano_II_e_la_metafisica_della_partecipazione .
    3. Vous mettez encore sur le même plan l’identité d’essence et d’esse en Dieu chez saint Thomas, et la définition spinoziste de la substance divine comme cause de soi « dont l’essence enveloppe l’existence » (Éhique I, 1). Or ces deux métaphysiques sont aux antipodes. Le Dieu de l’Aquinate est Acte pur d’être, au lieu que le Dieu de Spinoza et, déjà, celui de Descartes, est une essence qui inclut sa propre position hors de sa cause. Pour identifier ces deux conceptions de Dieu, il faut avoir réduit au préalable l’esse thomiste à une simple position d’existence, c’est-à-dire être passé totalement à côté du mystère de l’être.

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  3. Cher Alain, merci de déployer votre acribie à propos de quelques intuitions que j'envoie en l'air... à propos d'une théologie des religions. Je suis d'accord avec vos trois remarques évidemment : pour ce qui est de la première, je ne connaissais pas la nature du différend entre Geiger et Fabro, mais je reste perplexe quant au fonctionnement de l'analogie d'attribution intrinsèque qui me paraît plus rhétorique que vraiment ontologique. Pour ce qui est de la seconde : que Vatican II soit une réflexion salutaire sur l'universel, anticipant divinement (et je pense inconsciemment) sur la mondialisation, c'est sûr. Que la participation soit comme une figure possible de cet universel, c'est clair. Il me semble que ma distinction "transcendantale" entre foi et religion est fondamentale pour ne pas tout confondre, ou pour ne pas céder, avec la participation, à la tentation de la métaphore poétique dont parle Aristote. J'en suis venu à l'idée qu'il y a une foi universelle à laquelle chacun participe à sa manière car "de sa plénitude nous avons tous reçu". Mais la religion est absolument une, c'est celle du Christ s'offrant, du chrétien hostie vivante offrant ce qui manque à la passion du Christ (peut-être l'influence de Girard m'intégrise-t-elle ?). Et la dualité nécessaire (sauf dans le Christ dont la religion est la foi) nous préserve et du formalisme et de l'uniformité... Je suis évidemment d'accord avec votre troisième remarque et avec ces antipodes : je voulais simplement montrer, entre ces antipodes, une philosophie pérenne qui va de Platon à Leibniz - celle qui se pose la question de la vérité et qui d'une manière ou d'une autre y répond. Cela étant je ne réduis pas l'esse au simple fait d'être. Ni moi... ni Cajétan, adepte contre Capreolus et l'ens ut nomen, de l'ens ut participium.

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  4. Il n'y a pas d'analogie d'attribution chez Aristote.

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  5. Je ne t'ai pas créé pour que tu sollicites le conseil de la science. Je ne t'ai pas éduqué pour que tu t'arrêtes à la porte d'un autre que Moi. Je ne t'ai pas enseigné pour transformer Mon enseignement en passage vers le sommeil et l'oubli. Je ne t'ai pas pris comme compagnon pour que tu me demandes ce qui pourrait te faire sortir de Ma compagnie.
    Al-Niffari

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