Après la consécration du pain vient la consécration du vin, selon les mêmes mots et le même rythme des agenouillements et des sonneries. Le calice est qualifié de praeclarus, ce qui signifie à la fois admirable, étincelant et illustre. Il est impossible de manquer cette troisième signification, nous y reviendrons. La formule de la consécration du vin est différente, se présentant de manière nettement plus développée que celle, laconique, de la consécration du pain. En effet, il ne s'agit pas seulement d'opérer la transformation du vin au sang du Seigneur, comme dans la formule de consécration du pain, si brève, il s'était agi de signifier la transformation du pain dans le corps du Seigneur. Cette fois, il s'agit d'expliquer pourquoi le corps et le sang du Seigneur sont consacrés séparément selon les espèces différentes du pain et du vin. Cette dimension explicative est fondamentale dans la signification de la première Cène. Le jeudi saint, lors de ce dernier repas, le Seigneur s'explique sur ce qui va avoir lieu le lendemain. Il initie ses apôtres au Mystère de sa Passion. Cette explication qui vaut pour eux à l'époque vaut encore pour nous aujourd'hui.
C'est dire s'il faut peser ces quelques paroles, qui représentent d'abord l'explication du vendredi saint, de ce déluge d'injustice, de violence et de sang, durant lequel le Christ restera à peu près silencieux à la grande surprise de ses juges, Caïphe, Pilate et Hérode. Il avait tout expliqué la veille à ceux qui étaient capables de comprendre comme à celui qui a refusé son intelligence et son cœur au Seigneur. Cela montre combien la messe est le même acte divin que la crucifixion. Dans le mystère de la rédemption, le texte est du jeudi, l'image du vendredi. Je m'étais souvent demandé pourquoi, avant Pie XII, le récit de la dernière Cène était inclus dans la lecture de la Passion. Je comprends aujourd'hui que le jeudi et le vendredi saint sont deux dimensions du même mystère, ils sont deux jours indissolubles dans l'histoire de l'humanité.
C'est au cours de l'institution de la messe, la veille au soir, que l'on trouve le sens de la Passion, et c'est d'abord dans ces paroles de la consécration du vin :
"Car celui-ci est le calice de mon sang, d'un testament nouveau et éternel, Mystère de la foi, qui pour vous et pour une multitude sera versé en vue de la remise des péchés"
Calice est un juron au Canada francophone, c'est la raison pour laquelle la traduction française est "coupe". Je ne suis pas sûr que ce mot "coupe" soit moins ambigu : coupe du monde, coupe de France... Ce n"est pas une coupe en ce sens là, pas une seconde. Calice a un sens, profondément ancré, renvoyant aux souffrances supportées ou offertes, avec par exemple l'expression passée dans le langage courant : boire le calice jusqu'à la lie. Il me semble préférable au mot coupe, au moins en France.
Le Christ offre son sang, avant même d'avoir été arrêté, avant de souffrir, avant de mourir. "Ma vie personne ne la prend mais c'est moi qui la donne" ( Jean 10). Pourquoi Notre Seigneur s'explique-t-il avant que les événements n'arrivent ? Tout simplement pour montrer qu'il a lui-même choisi ce qui allait se passer, qu'il est parfaitement libre de toute contrainte externe. L'offrande de son corps et de son sang, lors de la première messe, n'est pas une moindre offrande que le lendemain lors de sa Passion. Offrande non sanglante ou sanglante, c'est le même sacrifice le jeudi et le vendredi saint et finalement tous les jours jusqu'à la fin du monde.
Pourquoi offrir son sang ? Parce que, comme le dit saint Paul aux Hébreux, "sans effusion de sang, il n'y a pas de rémission" (Hébr. 9, 22). Dans l'ancienne Alliance, c'était le sang des taureaux et des boucs, dont Moïse demanda que le peuple fût aspergé. Dans la nouvelle alliance, le sang du Médiateur a été versé une seule fois pour toujours. Il vaut la peine de relire l'Epître aux Hébreux : "La Loi, dit saint Paul, est absolument impuissante avec ses sacrifices, toujours les mêmes, que l'on offre perpétuellement d'année en année, à rendre parfait ceux qui s'approchent de Dieu. Autrement n'aurait-on pas cessé de les offrir, puisque les officiants de ce culte, purifiés une fois pour toutes, n'auraient plus conscience d'aucun péché ? Bien au contraire par ces sacrifices eux mêmes, on rappelle chaque année le souvenir des péchés. Le sang des boucs et des taureaux est impuissant à enlever des péchés" (Hébr. 10, 1-4). L'ancienne économie, l'ancienne alliance aussi passait par le sang. Saint Paul constate, et il fait ce constat avant l'an 70 et la ruine définitive du Temple de Jérusalem et des rites sanglants qui s'y pratiquaient. Ce constat à son époque, est un fait, pour ou contre lequel on n'argumente pas.
Joseph de Maistre argumente lui, en constatant l'universalité de l'effusion de sang non seulement chez les juifs de la Torah mais chez les païens. Il explique dans ses Eclaircissements sur les sacrifices, que le sang est "l'âme de la chair" selon une formule d'Origène, que verser son sang, c'est donner son âme, donner son être ; inutile de penser que les sacrifices d'animaux aient une quelconque valeur. Mais le sacrifice du Fils de Dieu manifeste qu'il nous a donné son être en versant son sang, en compensant nos crimes par le don réel de son âme humaine, abandonnée à la souffrance et au sang.C'est ce don enfin efficace qui compense l'inefficacité des sacrifices d'animaux et paie pour tous, ou compense tout le mal que nous avons fait et devant lequel nous restons insolvables.C'est le comble dans une société capitaliste de rester insolvabkle. Prendre l'argent comme figure du bien vous met mal à l'aise ? Le mot "payer" vous inquiète ? Alors employez le terme de réparer. Nul ne sort du mal qu'il a commis, s'il n'est capable de réparer ce qu'il a fait. Réparer le mal, nous ne le pouvons pas. Jésus, par son sang, est le réparateur universel. Il a donné son âme, tout ce qu'il pouvait donner pour cela. Il rend ainsi possible un vieux rêve de l'humanité : que nous soyons capables de payer les uns pour les autres, que l'innocent serve au coupable et que le coupable pardonné renforce l'innocence dans son bon droit.
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