La traduction du grec peri pollon par pour la multitude a fait couler beaucoup d'encre. Elle paraît pourtant très raisonnable. Mais la question est très compliquée : c'est tout le problème de la grâce et de la prédestination qui se trouve posé de manière poignante comme est poignante l'effusion du sang du Christ.
Pour qui le Christ est-il mort ? Pour tous ou pour beaucoup ? Les deux réponses sont acceptables ; en droit Dieu n'a voulu exclure personne de son royaume. Il n'a tenu personne à distance, il n'a damné personne. Lorsque l'on tient cet aspect de la vérité, on cite habituellement saint Paul ; "Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité" (I Tim, 2, 4). Cette formule dit très clairement deux choses : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, mais tous les hommes n'y parviennent pas puisque tous les hommes ne sont pas dans la connaissance de la vérité. La volonté de salut universel est en Dieu mais elle ne s'accomplit pas dans la réalité. Dieu s'efface devant la liberté de l'homme, il laisse les hommes qui le veulent se damner. Il ne contraint personne au salut. C'est pour cela que l'on peut dire : le Christ a répandu son sang "peri pollon", pour beaucoup. Polloi ne signifie pas pantes : tourne et retourne. Le Christ dit donc : "Prenez et buvez en tous, ceci est le calice de mon sang versé pour vous et pour beaucoup".
Les scolastiques parlent de "volonté antécédente" et de "volonté conséquente". La volonté antécédente, c'est le plan de Dieu, qui s'applique conséquemment ou qui ne s'applique pas (mystère abyssal de notre liberté !), selon que la créature en a décidé. Nous avons ce pouvoir incroyable de suspendre le plan de Dieu. Cela s'appelle la damnation. C'est le plus grand échec de Dieu, qui permet sa plus grande réalisation : la liberté de ses créatures spirituelles. La liberté sans tricher. Certes nous ne déterminons pas nous même notre fin mais nous pouvons accepter cette fin ou la refuser, sachant qu'il n'y a pas de plus grand mal pour nous que de la refuser : "Que si votre oeil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous car il vaut mieux pour vous qu'un des membres de votre corps périsse que si tout votre corps était jeté dans l'enfer" (Matth. 5, 29).
Cette offrande "pour beaucoup" dans les faits, n'est, en droit, pas limitable. Elle n'est donc pas limitée à tel ou tel. Les chrétiens prient pour tous, y compris, nous fait demander la Vierge à Fatima, "pour ceux qui ont le plus besoin de la miséricorde" du Seigneur. Ils prient en particulier pour les persécuteurs. Au IIIème siècle, déféré devant le consul Paternus, l'évêque de Carthage Cyprien explique très clairement que les chrétiens sont tenus de prier pour ceux qui les persécutent : "Ce Dieu que nous servons nous chrétiens, dit l'évêque, c'est lui que nous prions jour et nuit pour nous et pour tous les hommes, comme pour le salut des empereurs eux-mêmes". En ce sens le corps et le sang du Seigneur sont bien offerts pour tous sans distinction, ce qui ne signifie pas que tous soient capables d'en profiter, mais "beaucoup" en tireront profit spirituellement.
Comment traduire en français ? L'expression "la multitude" qui est utilisée est intéressante car elle manifeste clairement que tout le monde est concerné par l'offrande du corps et du sang du Seigneur, la multitude peut y trouver son bien. Mais tout le monde ne reçoit pas le bénéfice de cette offrande, car certains y font obstacle. La multitude ne signifie donc pas tous. contrairement au sens obvie que ce substantif prend en français. Il me semble que pour supprimer toute ambiguïté il faudrait remplacer l'article défini : la multitude par un article indéfini ; une multitude. En effet "la multitude" concrètement cela signifie tous. Une multitude cela peut signifier, de façon précise, que l'on ne met pas de limite à la miséricorde du Seigneur, mais que au sein de la multitude, certains s'excluent eux-mêmes de sa miséricorde.
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