La prière suivante a été ajoutée au début du VIIème siècle par saint Grégoire le Grand, pape et grand organisateur du rite que l'on appelle pour cela parfois rite grégorien : "Disposez nos jours dans votre paix, ordonnez que nous soyons arrachés à la damnation éternelle et comptés parmi vos élus". Ces trois supliques nous rappelle que la messe n'est pas un monde fermé sur lui-même, une imagination sacrificielle qui n'aurait aucun sens en dehors des rites qu'elle met en oeuvre. Vivre des sacrements, c'est transformer sa vie en l'installant, en la disposant tout entière dans la paix de Dieu. Cette installation ne vient pas de nous mais de Dieu, qui est au coeur des événements de notre vie. C'est au Dieu qui a tout pouvoir que nous nous adressons.
Parce que nous sommes fils et filles de notre temps et de son optimisme imbécile, nous pouvons être choqués par l'allusion à la damnation éternelle. Comment peut-on continuer d'envisager ce dogme médiéval de l'enfer ? demanderons-nous. Nous savons que Dieu est infiniment bon, il pardonne, qu'est-ce qui peut mériter l'enfer dans ce que nous avons fait ou dans ce que nous allons faire.
Si Dieu a tout pouvoir, dit Calvin, il a dabord celui de nous damner ; "Dieu nous damne". Cette formule a quelque chose de terrifiant. On ne peut pas admettre ce pouvoir qu'aurait Dieu de nous créer pour l'enfer, dans une prédestination qui remonterait à l'acte créateur lui-même. Calvin a vraiment fabriqué de toutes pièces ce disant un Dieu méchant, un Dieu jaloux, un Dieu qui s'ammuserait à se prouver à lui même sa puissance, en faisant des hommes ses victimes. Ce n'est plus le Dieu qui est amour, c'est le dieu grec d'avant Platon, le dieu qui s'amuse à faire du mal aux hommes : lorsqu'il se suicide parce que son naturel héroïque a été bafoué par Athéna qui lui a fait confondre une armée de héros avec un troupeau de porcs, Ajax a le temps d'entendre le rire sarcastique de la déesse. Un Dieu qui damne, entendrons-nous aussi son rire ? Contre un dieu ainsi envisagé, je préfère personnellement entrer en lutte.
Tout comme je préfèrerai décliner les offres d'un Dieu qui voudrait m'imposer sa bonté à tout prix,. Comment Dieu pourrait-il contraindre sa créature au salut ? Irait-il jusqu'à la doper pour qu'elle accepte ses avances ? Cette perspective là non plus n'est pas la bonne. Nous avons vu l'horrreur qui consiste à penser que Dieu nous prédestine au mal et qu'il nous damne. C'est une erreur et une horreur symétrique qui consisterait à soutenir que "Dieu nous sauve" avec la même nécessité qu"'il nous damne selon Calvin, qu'il nous impose son salut que nous en voulions ou que nous n'en voulions pas. On ne peut pas dissocier ainsi l'amour et la liberté. Il n'y a pas d'amour qui ne respecte infiniment la liberté de ce qu'il aime, la liberté de dire : non, la liberté de se séparer à jamais.
De ce point de vue, je n'ai jamais compris que l'on puisse soutenir que l'enfer n'existe pas, que la damnation, c'est-à-dire la privation de Dieu soit impossible. Justement parce qu'il nous aime, Dieu doit accepter que son amour puisse échouer, que sa créature soit capable de refuser ses avances et de s'éloigner de lui. L'enfer ? Ce n'est pas une image médiévale, C'est la condition nécessaire de la liberté de l'homme auquel le choix est donné entre Dieu et non-Dieu. Non Dieu ? c'est ce que l'on appelle le dam c'est-à-dire la privation consciente de Dieu.
La créature ne peut pas accepter ou refuser d'exister. La vie lui a été donnée. '"je n'ai pas demandé à naître" disent certains existentialistes révoltés par la vie. Ils ont raison. Mais désormais nous savons que cette première vie est une vie avant la Vie, et que si nous voulons entrer dans la Vie, Dieu cette fois nous demande notre accord. Il le fait de façon personnelle. Chacun reçoit d'une manière ou d'une autre le carton d'invitation : Dieu te demande si tu le choisis ou si tu choisis de t"éloigner de lui. Tu n'as pas demandé à naître, mais le salut t'est donné à la demande, Tu as forcément demandé à être sauvé.
Si tu n'es pas sauvé ? Ce n'est pas Dieu qui t'a damné. En enfer, il n'y a que des volontaires. Non pas forcément des volontaires pour l''enfer dans ce que cela peut avoir d'atroce, mais des volontaires pour la damnation, pour la privation de Dieu. Saint Grégoire le Grand nous fait prier pour tous les pécheurs qui vont en enfer, dans une folle joie, à toute vitesse, toutes fenêtres ouvertes, en klaxonant comme des ados qui ont débridé leur première moto. Ces inconscients qui ne veulent avoir aucun devoir envers la vie qu'ils ont reçue et qui se rendent à eux-mêmes la vie impossible parce qu'ils veulent qu'elle soit comme ils l'entendent et qu'ils n'ont simplement pas les moyens de la réaliser eux mêmes. Il faut accepter de recevoir... Ce n'est pas forcément si simple de recevoir la vie consciemment. La première fois nous sortons inconscients du ventre maternel. La seconde fois nous rentrons conscient dans la vie éternelle.
L'objectant, qui tout à l'heure traitait l'enfer de supplice médiéval réattaque : "Si je pouvais limiter l'enfer à la peine du dam, je le comprendrais, mais pourquoi y a-t-,il un feu en enfer ? Dieu est sadique ?" Le feu de l'enfer n'est pas un feu matériel. Ces peines sensibles, dit le doux saint Bonaventure matérialisent, visibilisent et concrétisent ce que signifie au fond la peine du dam, ces peines nous disent ce à quoi ressemble la privation consciente et libre de Dieu - peine à laquelle nous nous condamnons nous mêmes dans le jugement particulier.
Comment s'imaginer le jugement particulier ? Dès qu'il voit Dieu, le damné fuit en disant : "la vie avec lui, ce n'est pas pour moi". Ce qu'il ne sait pas c'est que cette fuite est infiniment douloureuse. Eh bien, cette douleur d'être séparé de Dieu après qu'on l'ait rencontré, les peines des sens dans l'enfer peuvent nous la faire entrevoir, nous faire comprendre ce que c'est que de se séparer sciemment de Dieu.. Elles constituent une pédagogie. En cela saint Bonaventure ajoute par manière de paradoxe mais avec une vraie profondeur que "la peine du feu est une invention de la miséricorde de Dieu".
C'est que pour la plupart d'entre nous, la crainte est le seul commencement de la sagesse.
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