En cette fête du Saint Sacrement, nous arrivons à la partie la plus sacrée de la messe, celle sans laquelle il n'y a pas de messe, ce moment où les paroles sacrées du Seigneur accomplisse le mystère sacramentel de sa présence. Le sommet de la messe n'est pas la communion, car on peut toujours s'abstenir de communier. Seule la communion du prêtre (ministre du sacrement) est requise pour l'entièreté du Mystère. Le sommet de la messe est donc bien ce que Florus de Lyon (que nous avons déjà rencontré plusieurs fois dans ces pages) appelle la consécration. Attention ! Il ne suffit pas de considérer qu'a cet instant les paroles du Seigneur sont rappelées dans ce que l'on se prend à appeler un "récit de l'institution" (par exemple selon les rubriques du Nouveau missel. Le récit est nécessaire, les paroles du Christ doivent nécessairement être rappelées, mais le but du sacrement n'est pas seulement de rappeler des paroles mais d'accomplir une action : "Vous ferez cela en mémoire de moi" signifie bien autre chose que "Vous direz cela en mémoire de moi".
La mémoire des paroles du Seigneur est absolument nécessaire. Mais l'action accomplie par le ministère du prêtre dans la personne du Christ va bien au-delà de cette mémoire, qui n'est que la condition sine qua non mais non la forme de ce qui s'accomplit.
Voici les paroles précises de l'expositio missae de Florus de Lyon (IXème siècle) : "L'Eglise universelle célèbre la mémoire continue de son Seigneur et de son rédempteur, que le Seigneur lui-même a transmise aux apôtres et les apôtres dans leur ensemble à toute l'Eglise. Dans ses paroles sans lesquelles aucune langue, aucune région, aucune cité, c'est-à-dire aucune partie de l'Eglise catholique ne peut réaliser c'est-à-dire consacrer le sacrement du corps et du sang du Seigneur, comme l'apôtre saint Paul le montre très clairement aux Corinthiens (cf. I Co, 11)... C'est donc par la puissance et les paroles du Christ, que ce pain et ce calice à l'origine ont été consacrés. C'est par la puissance et les paroles du Christ que toujours ils sont et ils seront consacrés. Lui-même dans ses prêtres parle chaque jour. C'est sa parole qui sanctifie les sacrements célestes. Les prêtres accomplissent leur ministère. Lui opère par la majesté de la Puissance divine".
Nous disons aujourd'hui de manière très proche : "Les Paroles du Christ réalisent ce qu'elles signifient", à la Cène comme dans toutes les autres messes. Elles réalisent ce qu'elles signifient dans la puissance du Christ.
C'est d'ailleurs en quoi il est le prêtre du sacrement de son corps et de son sang : il est le vrai sujet de ses propres paroles, certes répétées par le prêtre, mais en son nom, car c'est lui qui "par ses mains saintes et vénérables" transforme le pain en son corps et le vin en son sang. Les deux adjectifs qui qualifient les mains du Christ ont été ajoutés dans la plus haute antiquité, pour mettre comme un zoom non pas seulement sur la bouche du Christ comme s'il ne s'agissait que de parole et de la mémoire des paroles, mais sur les mains du Christ qui, à travers son prêtre, agit lui-même. Ces mains qui ont opéré tant de miracles continuent à le faire invisiblement à chaque messe.
On voit ensuite le Christ en son prêtre "élever les yeux vers le Ciel" : c'est une précision que l'on ne trouve pas dans le récit évangélique de la dernière Cène. Mais on se souvient que le Christ a fait ce geste à deux reprises dans l’Évangile : avant la résurrection de Lazare (Jean 12) et avant la multiplication des pains (Jean 6). Le Ciel, c'est "Dieu son Père tout-puissant" dans la Puissance duquel il agit lui-même, pour se donner à chacun de ses apôtres.
Très clairement d'après l’Évangile de saint Luc, Jésus s'est donné aussi à Judas lors de cette première messe et cette première et dernière communion n'a pas découragé le traître de trahir (cf. Luc 22, 22) ni non plus le Sauveur de se donner dans le sacrement, comme, plus tard dans la nuit, il se livrera à son apôtre : "Mon ami, c'est pour cela que tu es venu" lui dira-t-il simplement. Le Christ se donne à nos trahisons à nos manques de foi, à nos manques de contrition. Il joue la carte de l'amour inlassable : "Prenez et mangez en tous...". Et cela a commencé dès le jeudi saint au soir. Jésus dans le sacrement est "à la merci des passants", selon la formule de Bernanos. Les apôtres, saint Paul en particulier essaiera de mettre un peu d'ordre dans les premières communautés : ""Quiconque mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation, ne discernant pas le corps du Seigneur" (I Co. 11).
De quel discernement s'agit-il ? Celui de la foi, comme l'indique la particule "enim", qui signifie car, ou en effet : "Prenez et mangez en tous CAR ceci est mon corps". Ces paroles et en particulier la conjonction car qui relie les deux propositions, résonnent comme une folie. Avant "la folie de la croix" dont parle saint Paul, "la folie de la messe" : mangez car ceci est mon corps. La formule n'est compréhensible que dans la foi en celui qui a dit, dans le Discours sur le pain de vie : "Mon corps est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Si vous ne mangez pas mon corps et ne buvez pas mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous" (Jean 6). Le Christ nous offre sa vie sur la croix, il nous offre son corps et son sang, à l'avance, dès la première Cène. A nous, si nous recevons ce don avec sérieux, si nous partageons la vie du Christ avec lui, si nous sommes prêts à tout, oui, alors à nous de manger son corps et de boire son sang, sous l'apparence du pain et du vin. Les païens - Celse par exemple contre lequel écrira Origène, mais on a retrouvé aussi des graffitis en ce sens - traitaient les chrétiens de cannibales. On comprend pourquoi : folie de la messe, folie d'amour..
Prenez et mangez ! La première partie de la phrase est constituée de deux impératifs : au banquet de l'amour, Jésus ne nous demande pas notre avis. Il nous demande notre foi. Sans condition. Mais la deuxième partie de la phrase, si nous relisons le texte de Flore de Lyon, au début de notre méditation, n'est pas seulement impérative, comme si Jésus se contentait de demander quelque chose que l'on pouvait naturellement lui donner ; elle est intimative, puisqu'elle opère, par la toute puissance de Dieu, ce qu'elle signifie. Et le prêtre qui célèbre la messe ne se contente pas de dire cette formule sur le ton d'un récit. Elle ne raconte rien. Elle réalise ce qu'elle signifie. Le récit est réduit ici à sa plus simple expression. Il se fait intimatif, ce qui est marqué dans la rubrique par les caractères majuscules du texte, caractères majuscules qui ne se lisent pas pour tout le récit, mais uniquement pour la formule sacramentelle - intimative et non narrative : "CAR CECI EST MON CORPS".
Après cette formule, le prêtre met un genou en terre, reconnaissant la présence adorable du Seigneur. Toute la consécration, de la Préface jusqu'au Pater, est un grand acte d'adoration. Jusqu'au XIIème siècle, c'est ainsi l'ensemble de la consécration qui, dans le silence, était vécue sur le mode de l'adoration. A la fin de la consécration, on montrait les espèces du pain et du vin. A partir du XIIème siècle, progressivement, l'eucharistie est élevée par le ministre au dessus de sa tête et ainsi présentée à l'adoration des fidèles dans un geste de dévotion. Une deuxième génuflexion marque la vénération des assistants. La clochette rythme cet hommage, une fois pour la première génuflexion, trois fois pour l'élévation, une fois pour la deuxième génuflexion. Et la même chose pour la consécration du vin. L'élévation devient ainsi une cérémonie dans la cérémonie, pour les personnes qui ont du mal à se recueillir c"est le moment où le recueillement n'est pas facultatif, car tous les présents communient à la Présence dans une même communion spirituelle. Qu'il est beau le silence d'une église pleine (pas un raclement de gorge) dans une même adoration de Jésus à la merci des passants!
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