Un Internaute malheureusement anonyme offre à mon alter ego Joël Prieur une petite leçon bien méritée sur l'importance de la philosophie islamique. Je voudrais y revenir...
Tout d'abord, notez que je parle de philosophie islamique. Vieux souvenir : mon prof de philosophie islamique me reprend pendant un oral. C'était il y a 25 ans, je passais mes "UV"- non ce n'était pas du bronzing mais un marathon pour obtenir les Unités de valeurs, qui aujourd'hui bien sûr n'existent plus sous ce nom. J'arrivais droit du Séminaire, ayant étudié le programme de manière très "intensive". J'étais en soutane dans Paris IV, sans beaucoup d'habitude encore. Voilà que - c'était mes premiers mots - je parle de philosophie arabe. "Il n'y a pas de philosophie arabe" me reprend-elle. Je ne savais pas si c'était du lard ou du cochon, si je m'étais trompé de porte, si le programme avait changé, si l'on se moquait de ma pauvre soutane....Elle reprit : "Ibn Sina est Persan et Ibn Rushd espagnol... Il n'y a pas de philosophes d'origine arabe... trancha-t-elle. Jusqu'aujourd'hui je me le tiens pour dit...
Parlons de philosophie islamique, puisque le point commun de ces penseur c'est l'islam (et donc la langue arabe quand même puisqu'on n'a pas le droit de traduire le Coran d'une manière qui puisse faire autorité).
Averroès est-il aux origines de la culture occidentale ? Je ne crois pas que ce soit diminuer cet immense dialecticien que de dire : le logiciel qui obscurément gouverne la pensée d'Averroès n'est pas un logiciel occidental. Attention, cela ne signifie pas qu'Averroès n'ait pas rayonné sur tout l'Occident, bien plus longtemps d'ailleurs qu'il n'a pu le faire dans le Monde musulman, et avec une postérité identifiable de penseurs et de poètes (Siger de Brabant au XIIIème siècle Agostino Nifo au XVIème). Mais sa philosophie en réalité me semble avoir été trop foncièrement régressive par rapport à la Révolution personnaliste chrétienne qui régnait sur l'Occident pour que l'on puisse dire qu'il a sa part aux origines de la culture occidentale.
Averroès a d'innombrables thèses sur diverses positions aristotéliciennes. Par exemple, il défend la dimension théologique d'Aristote, alors qu'Avicenne voit plutôt dans l'aristotélisme un discours sur l'être, antisophistique. Théologie ou ontologie ? ce prisme change beaucoup de choses. Il développe une philosphie de l'acte alors qu'Avicenne s'enferme dans une philosophie de l'essence. Cette attention à l'energeia a quelque chose d'éminemment sympathique. Bref qu'on n'attende pas de moi un réquisitoire contre Averroès. Indiscutablement cet homme savait lire. Il lisait parfaitement Aristote, en bouchant quelques trous dans sa Métaphysique à l'occasion.
Mais son logiciel n'est pas occidental, sur deux point fondamentaux, qui gouvernent justement l'efflorescence de ce que l'on a appelé l'averroïsme latin. Premièrement il n'a aucune pensée du sujet. Deuxièmement : il développe, parallèlement à cette première intuition a-subjective, une théorie dite de la double vérité, qui est très difficilement soutenable pour un Occidental.
Voyons d'abord son problème avec le sujet pensant, le Je du Je pense et du Je suis. Là-dessus c'est le Père Laberthonnière, ce moderniste émérite, qui m'a donné les idées claires. Si l'on prend au pied de la lettre la théorie aristotélicienne (et sans doute aussi platonicienne, grecque quoi) de l'individuation par la matière, non seulement on s'interdit de penser la personne, mais on ne parvient pas bien à saisir en quoi l'esprit (spirituel par hypothèse comme par tautologie) peut être lui-même individuel. En dehors du corps, notre esprit, c'est l'esprit universel, c'est le Dieu acte pur que contemple Averroès. En rigueur de termes, il n'y a donc pas de sujet pensant, pas de responsabilité intellectuelle. La subjectivité n'est qu'une particularité appelée à disparaître en fusionnant dans la Totalité de l'Esprit universel (qu'Averroès appelle l'intellect agent unique). Notre esprit en chacun de ses actes est dans une rigoureuse "continuité" avec l'Esprit universel. Cette pensée est celle des sociétés archaïques, qui voient l'esprit partout. La révolution chrétienne de la personne (et la révolution post-chrétienne de l'individu dans tous ses états) rend cette structure intellectuelle obsolète au moment même où elle apparaît.
On pourra évidemment me faire une objection à propos de l'individualisme post-moderne, qui verrait d'un bon oeil cette pensée de la désappropriation de soi. C'est tellement agréable de pouvoir poser le fardeau du Moi. Comme dirait Maffesoli, se fondre dans une masse orgiaque, une bacchanale post-moderne (?), quel délice, j'en frissonne. Allan Watts grand penseur de Mai 68 expliquait par exemple que "la solution du problème du moi, c'est la suppression du problème". C'est radicale, mais c'est tellement bon de ne plus être soi...
Oui, toutes ces pensées existent en Occident aujourd'hui. Ce sont des pensées archaïques, qui nous mènent tout droit à ce que d'aucuns ont appelé l'ensauvagement, la décérébration etc. Cela mène en réalité à la suppression de toute vie intérieure, s'il est vrai que la vie intérieure est cette capacité d'un dialogue de soi avec soi... qui exige au moins que l'on veuille être soi.
On pourra toujours parler à propos d'Averroès de "décentrement du Sujet". Ce décentrement vous a un côté tellement, oui, tellement tout ça... Mais pour qu'il y ait décentrement du Soi, encore faut-il qu'il y ait un Moi. Et c'est ça le problème des pensées de l'Intellect agent unique. Le Moi est une pure présence sensitive à soi-même. Ce sentiment de présence (si océanique qu'il puisse devenir avec du chanvre) ne suffit pas à constituer un Sujet, réellement distinct de son environnement, résolument différent du monde.
Deuxième problème : la question de la double vérité... Je la traiterai dès que... A très vite !
Tout d'abord, notez que je parle de philosophie islamique. Vieux souvenir : mon prof de philosophie islamique me reprend pendant un oral. C'était il y a 25 ans, je passais mes "UV"- non ce n'était pas du bronzing mais un marathon pour obtenir les Unités de valeurs, qui aujourd'hui bien sûr n'existent plus sous ce nom. J'arrivais droit du Séminaire, ayant étudié le programme de manière très "intensive". J'étais en soutane dans Paris IV, sans beaucoup d'habitude encore. Voilà que - c'était mes premiers mots - je parle de philosophie arabe. "Il n'y a pas de philosophie arabe" me reprend-elle. Je ne savais pas si c'était du lard ou du cochon, si je m'étais trompé de porte, si le programme avait changé, si l'on se moquait de ma pauvre soutane....Elle reprit : "Ibn Sina est Persan et Ibn Rushd espagnol... Il n'y a pas de philosophes d'origine arabe... trancha-t-elle. Jusqu'aujourd'hui je me le tiens pour dit...
Parlons de philosophie islamique, puisque le point commun de ces penseur c'est l'islam (et donc la langue arabe quand même puisqu'on n'a pas le droit de traduire le Coran d'une manière qui puisse faire autorité).
Averroès est-il aux origines de la culture occidentale ? Je ne crois pas que ce soit diminuer cet immense dialecticien que de dire : le logiciel qui obscurément gouverne la pensée d'Averroès n'est pas un logiciel occidental. Attention, cela ne signifie pas qu'Averroès n'ait pas rayonné sur tout l'Occident, bien plus longtemps d'ailleurs qu'il n'a pu le faire dans le Monde musulman, et avec une postérité identifiable de penseurs et de poètes (Siger de Brabant au XIIIème siècle Agostino Nifo au XVIème). Mais sa philosophie en réalité me semble avoir été trop foncièrement régressive par rapport à la Révolution personnaliste chrétienne qui régnait sur l'Occident pour que l'on puisse dire qu'il a sa part aux origines de la culture occidentale.
Averroès a d'innombrables thèses sur diverses positions aristotéliciennes. Par exemple, il défend la dimension théologique d'Aristote, alors qu'Avicenne voit plutôt dans l'aristotélisme un discours sur l'être, antisophistique. Théologie ou ontologie ? ce prisme change beaucoup de choses. Il développe une philosphie de l'acte alors qu'Avicenne s'enferme dans une philosophie de l'essence. Cette attention à l'energeia a quelque chose d'éminemment sympathique. Bref qu'on n'attende pas de moi un réquisitoire contre Averroès. Indiscutablement cet homme savait lire. Il lisait parfaitement Aristote, en bouchant quelques trous dans sa Métaphysique à l'occasion.
Mais son logiciel n'est pas occidental, sur deux point fondamentaux, qui gouvernent justement l'efflorescence de ce que l'on a appelé l'averroïsme latin. Premièrement il n'a aucune pensée du sujet. Deuxièmement : il développe, parallèlement à cette première intuition a-subjective, une théorie dite de la double vérité, qui est très difficilement soutenable pour un Occidental.
Voyons d'abord son problème avec le sujet pensant, le Je du Je pense et du Je suis. Là-dessus c'est le Père Laberthonnière, ce moderniste émérite, qui m'a donné les idées claires. Si l'on prend au pied de la lettre la théorie aristotélicienne (et sans doute aussi platonicienne, grecque quoi) de l'individuation par la matière, non seulement on s'interdit de penser la personne, mais on ne parvient pas bien à saisir en quoi l'esprit (spirituel par hypothèse comme par tautologie) peut être lui-même individuel. En dehors du corps, notre esprit, c'est l'esprit universel, c'est le Dieu acte pur que contemple Averroès. En rigueur de termes, il n'y a donc pas de sujet pensant, pas de responsabilité intellectuelle. La subjectivité n'est qu'une particularité appelée à disparaître en fusionnant dans la Totalité de l'Esprit universel (qu'Averroès appelle l'intellect agent unique). Notre esprit en chacun de ses actes est dans une rigoureuse "continuité" avec l'Esprit universel. Cette pensée est celle des sociétés archaïques, qui voient l'esprit partout. La révolution chrétienne de la personne (et la révolution post-chrétienne de l'individu dans tous ses états) rend cette structure intellectuelle obsolète au moment même où elle apparaît.
On pourra évidemment me faire une objection à propos de l'individualisme post-moderne, qui verrait d'un bon oeil cette pensée de la désappropriation de soi. C'est tellement agréable de pouvoir poser le fardeau du Moi. Comme dirait Maffesoli, se fondre dans une masse orgiaque, une bacchanale post-moderne (?), quel délice, j'en frissonne. Allan Watts grand penseur de Mai 68 expliquait par exemple que "la solution du problème du moi, c'est la suppression du problème". C'est radicale, mais c'est tellement bon de ne plus être soi...
Oui, toutes ces pensées existent en Occident aujourd'hui. Ce sont des pensées archaïques, qui nous mènent tout droit à ce que d'aucuns ont appelé l'ensauvagement, la décérébration etc. Cela mène en réalité à la suppression de toute vie intérieure, s'il est vrai que la vie intérieure est cette capacité d'un dialogue de soi avec soi... qui exige au moins que l'on veuille être soi.
On pourra toujours parler à propos d'Averroès de "décentrement du Sujet". Ce décentrement vous a un côté tellement, oui, tellement tout ça... Mais pour qu'il y ait décentrement du Soi, encore faut-il qu'il y ait un Moi. Et c'est ça le problème des pensées de l'Intellect agent unique. Le Moi est une pure présence sensitive à soi-même. Ce sentiment de présence (si océanique qu'il puisse devenir avec du chanvre) ne suffit pas à constituer un Sujet, réellement distinct de son environnement, résolument différent du monde.
Deuxième problème : la question de la double vérité... Je la traiterai dès que... A très vite !
Oui on vous suit mais à présent, s'il-vous-plaît, après avoir rappelé les erreurs, traîtez de philosophie "vraie" de la Personne car je reste sur ma faim. De la même façon rapide et synthétique. Cela remet les idées en place!
RépondreSupprimerMais je crois que je vais quand même être obligée de lire "Aristote au Mont Saint-Michel"de Gougenheim.
A propos, que pensez-vous de la philosophie personnaliste de Jean-Paul II?
Merci à vous de prendre ce temps pour la pensée.
Sophie de V.
Monsieur l'abbé,
RépondreSupprimerA propos du problème de la "double verité" dans la pensée d'Aristote, Alain de Libera (qui vaut mieux que la campagne ridicule qu'il a lancé contre M. Gougenheim) soutiens qu'il s'agit d'un mauvais procès fait au philosophe cordouan. Je n'ai ni le temps ni la capacité pour développer son argumentation, mais je me souviens qu'elle était assez convainquante.
Référence : Averroes, Discours décisif, éd. Flammarion.
Très respectueusement,
vhp