lundi 20 juin 2011

Merci à Jean Madiran

Au moment où les Presses de l'Université Laval (Québec), sous la responsabilité de Sylvain Luquet, rééditent somptueusement la polémique qu'entretint le philosophe Charles de Koninck, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, contre ceux qu'il appelait "les personnalistes", Jean Madiran, avec l'acribie qui est la sienne depuis toujours, souligne l'importance et l'actualité de cette polémique. C'est à la première page de Présent dans le numéro du 18 juin. En invoquant le philosophe canadien qu'il a très bien connu et qu'il a édité naguères dans la Collection Itinéraires, Jean Madiran, à la manière de l'Arbiter elegantium au milieu d'un substantiel Banquet, entend ainsi s'introduire dans une polémique naissante : d'un côté voici Dom Basile Valuet, moine du Barroux, auteur d'une somme sur la liberté religieuse et d'une récente mise au point sur l'oecuménisme et son importance. De l'autre il y a Arnaud de Lassus, le patron de l'Action Familiale et Scolaire, qui, s'appuyant sur un autre philosophe, Michel Villey,grand aristotélicien devant l'Eternel, veut pourfendre le personnalisme de Vatican II en général et de la Déclaration Dignitatis humanae en particulier.

Compliqué ? Cela montre simplement que le monde catholique traditionnel est riche de polémiques rentrées, mais qui ne demandent qu'à sortir sur la place publique pour la plus grande gloire de Dieu.

Lassus s'oppose de façon radicale à l'affirmation selon laquelle : "La Cité est pour l'homme". Au nom de la primauté du Bien commun sur le bien particulier, au nom du Grec Aristote et du Français Michel Villey, souligne-t-il, on devrait dire le contraire. Devrait-on aller jusqu'à prétendre que c'est l'homme qui est pour la cité ?

Madiran ne manque pas d'invoquer l'autorité de Charles de Koninck qui dit le contraire de Lassus. C'est même la première phrase de son ouvrage récemment réédité : "La société humaine est faite pour l'homme".

Que faut-il croire dans cet imbroglio ? L'homme est-il une fin de l'action politique ? Ou est-ce seulement le "pacificum status civitatis" (le bien commun) qui est une fin ?

Pour Aristote, Villey a raison de le souligner, la seule fin de la Cité c'est... elle-même. C'est dans la Cité en effet, explique le Stagirite, que l'homme atteint à une autonomie, à une indépendance qui le fait ressembler aux dieux. La Cité a donc un pouvoir absolu sur l'individu qui n'existe pas en lui-même mais uniquemlent par le rang qu'il a dans la cité. Et voilà d'ailleurs ce que les veux Romains, les Romains païens appelaient "dignitas", la dignité de l'homme : son rang social. Aristote n'est pas chrétien : grande découverte pour certains philosophes réalistes ? Au Livre VII de ses Politiques, par exemple, il explique qu'une Cité bien oprdonnée doit exposer à la naissance les enfants mal formés qui seraient une charge pour elle... Il est clair que pour lui, on ne peut pas dire que "la société humaine est pour l'homme".

Il explique aussi que la morale change selon le type de constitution (monarchique oligarchique ou démocratique) qui existe dans la Cité. Pour lui, c'est clair, le principal sinon le seul agent moral est la Cité. C'est par la Cité que les hommes deviennent bons. la Cité est donc plus que l'homme.

Mais depuis le Christ ? Depuis que le Christ s'est fait homme ? N'existe-t-il pas une dignité de l'homme qui n'a rien à voir avec le rang social, mais qui vient de l'appel de Dieu à tous les hommes et de la liberté que possède chacun de lui dire Oui ou Non ? La dignité de l'homme n'est plus un fait social. C'est une donnée... foncièrement catholique. Catholique ? Pourquoi emploe-je ce terme ? Non pas pour faire de la dignité de l'homme un acquis confessionnel, mais pour souligner, selon le sens grec du mot catholique que c'est une donnée universelle, qui ne se slimite pas aux chrétiens, car l'Evangile de la Vie est universel.

Depuis le Christ, il est interdit d'exposer les enfants à la naissance (même si la coutume s'est gardé longtemps dans les sociétés chrétiennes), car c'est une atteinte à la vie humaine, don de Dieu. Depuis le Christ, la morale ne dépend pas du type de constitution d'une Cité donnée, mais du dessein d'amour que Dieu a sur l'homme.

Nous sommes en train de retrouver la morale d'Aristote qui autorise l'infanticide pour favoriser la santé publique. N'est-ce pas ce que l'on fait lorsqu'on soumet les femmes enceintes à toutes sortes de dépistages prénataux : un enfant anormal ne doit pas manger le gâteau collectif : il ne fait que diminuer la part qui revient à chacun sans contribuer en rien à fabriquer le gâteau qu'il consomme. C'est un inutile. Il coûte trop cher à la sécurité sociale. Quand on aura fini de faire des économies sur les programmes et les profs de l'Education nationale, on pourra attaquer cette délicate question du droit de naître, que l'on soumettra à certaines conditions de rentabilité, ultimement financière.

Dire que la Cité est pour l'homme, c'est reconnaître des principes supérieurs au fonctionnement des technostructures qui nous gouvernent. Voilà ce dont on ne veut plus. "Français encore un effort" comme disait un Marquis peu fréquentable. Les derniers restes de christianisme collectif, il faut les jeter par dessus bord.

Refuser de dire que la Cité est pour l'homme, c'est prétendre qu'elle est au-dessus de lui, parce qu'elle est seule capable de le rendre bon (Aristote encore : Ethique à Nicomaque 10, 10). Nous savons bien nous que ce n'est pas la Cité qui rend l'homme bon. La Cité qui impose ses principes quels qu'ils soient à l'homme détruit la véritable bonté de l'homme et selon la formule d'Hannah Arendt, elle finit toujours par banaliser le mal.

Mais alors direz-vous, faut-il encore prétendre que le bien commun est supérieur au bien individuel ? Oui, et je cite De Koninck dans l'édition passionnante de Luquet : "Le bien commun diffère du bien singulier parce qu'il est plus communicable. Il s'étend davantage au singulier que le bien singulier. Il est le meilleur bien du singulier". Voilà un langage intégralement chrétien sur le bien commun. Un langage qui réconcilie les personnes et les communautés au lieu de les opposer.

Certes, ce n'est pas tout à fait le langage d'Aristote, pour qui la Cité est fin car hors d'elle il n'y a pas de bien pour l'homme. Nous avons vu ce qu'il fallait penser de cette "socialisation du bien" au XXème siècle. N'y revenons pas !

5 commentaires:

  1. Heureux que vous fassiez ces rappels piquants, mais indispensables, aux tenants de la philosophie réaliste : c'est leur chef profane, aristote, qui a légitimé le contrôle des naissances et qui n'a pas déclaré immoral ou contraire à l'éthique l'exposition des enfants. Faut-il rappeler qu'Oedipe fut un "enfant exposé" (voir sophocle par exemple)?

    Quant au "bien commun" de "la cité faite pour l'homme", qui serait "le bien le plus communicable" à chacun des individus qui composent la cité, cela vaut toujours mieux que "Le contrat social" qui est réputé être validé par tout homme qui naît sous le ciel d'une cité, bien que sa signature ne soit pas efffectivement requise selon Rousseau. Donc la cité qui, le dispense de lui jurer fidélité par un acte personnel qu'elle suppose suppléé par sa naissance, le dépossède de toute allégeance personnelle, donc de toute liberté d'allégeance. Où est le "bien commun" dans cette cité totalitaire sous prétexte d'être contractuelle, un peu comme l'étaient les "démocraties populaires" sous prétexte qu'il y avait un peuple? Si rousseau a fait dériver l'idée de "cité", c'est plus les "démocraties populaires" que son "contrat social" a infectées", que la dépocratie elle-même, régime qu'il a toujours tenu ne valoir que pour de petites cités. Alexis de tocqueville, à sa manière, n'a pas peu contribué à pervertir la démocratie, qui a assigné à ce régime politique de viser "l'égalité des conditions", alors que la démocratie n'a originairement affirmé pour seul objectif que celui de poursuivre "l'égalité dans la décision"...

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  2. il y a un texte ancien de Madiran sur la "principe de totalité" qui résume bien cela...
    Etonnant tout de même que dans ces analyses aucun distinguo ne vienne nuancer la généralité abstraite de la cité (généralité qui n'est pas l'universalité catholique ..) : comme si la cité antique, la cité médiévale, la cité totalitaire moderne (Hobbes et la suite) étaient choses parfaitement équivalentes et relevaient du même traitement métaphysique" surplombant..
    C'est dire au fond : il y a eu la rupture christique et c'est tout ...(c'est eschatologiquement vrai..mais nous ne sommes pas seulement en eschatologie)
    Or il y a la contre rupture, qui n'est pas équivalente à l'anté-rupture: les préparateurs de l'Antichrist qui, au nom de cette liberté de dire oui ou non ( mais le non est un esclavage .qui le dit encore ???) vicient de plus en plus la cité moderne, pire l'anti cité contemporaine...(la dyssociété disait de Corte)
    Ne pas voir leur progression "irrésistible" dirait Hillard) c'est refuser de voir le mal ...
    Normal. Depuis 50 ans on dialogue avec le mal à égalité, et on accepte ses propositions de siéger sur un strapontin au parlement des religions (à Eglise collégiale parlement démocratique, c 'est dans l'ordre) ...on vante ses instruments(ONU,UNESO,UNICEF , etc) , on lui tend sur un plateau la spiritialité globale luciférienne qu'il promeut- Assise(s)- jamais -deux -sans -trois)

    Supplions

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  3. Voici ma participation à ce débat postée sur le Forum Catholique.
    "Le principe de totalité. par Semetipsum 2011-06-19 15:06:18 Imprimer


    Décidément, je ne comprendrai jamais les littéraires qui ont besoin de faire des phrases, c’est pourquoi je m’essaie parfois à la poésie...
    Le principe de totalité expose que « le tout » (la totalité) est supérieur à la partie et c’est juste. L’homme dans son entier est supérieur à une de ses parties (à un doigt, un orteil, un bras, etc.) et on ampute allègrement en cas de danger pour la vie du tout. C’est vrai également pour la cité (la ville, le pays, la chrétienté etc.) si un des citoyens nuit au « tout » il doit être retranché et on ne s’en prive pas ! L’homme est donc pour la cité. CQFD
    Mais il y a tout et « tout ». Et la cité est un « tout » particulier et ce tout est fait pour l’homme. Car la fin de la cité est le bien des individus (le bien commun)… car la cité est une société, ce que n’est pas le corps humain, ni une chaise, ni un bâtiment !
    Il n’est donc pas contradictoire de dire que la cité est pour l’homme et que l’homme est pour la cité, mais pas sous le même rapport.
    La cité est pour l’homme, le bien de tous les hommes qui la composent et, avant tout, faciliter son salut éternel, et l’homme est pour la cité en tant qu’il participe et sert au bien de l’ensemble et que seul il n’est presque rien.
    Sinon, on tombe dans le totalitarisme (de totalité) que sont le socialisme, communisme, soviétisme, national-socialisme, voire fascisme ou nationalisme si l’on oublie que le tout qu’est une société est fait pour le bien des parties qui la compose."
    http://www.leforumcatholique.org/message.php?num=599345

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  4. Ce texte rend hommage à Charles de Konninck, mais développe une méconnaissance profonde de la philosophie morale et politique d'Aristote. Philosophie qui développe des principes communs que saint Thomas reprend, et la DSE de l'Eglise après eux, et CdK. Aristote a développé une philosophie que le christianisme a dépassé à beaucoup d'endroits mais attention aux contre sens, notamment pour la place de la Cité et du citoyen. Les analyses du stagirite sont plus fines et nuancées que ce qu'en dit l'Abbé. Attention aussi de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain...

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  5. Merci pour les 2 derniers commentaires (Semetipsum et anonyme)qui m'évitent de répondre de façon approximative ayant gouté,en amateur, par la Tradition thomiste et aristotélicienne ecclésiale au "Noos"(nom donné par Platon à son élève Aristote) , aux fameuses semences du Verbe qui ont fructifiées dans la "bonne terre" de l'humanité évangélisée.

    Certains scolastiques ,visiblement, n'ont pas eu accès à ce noos caché dans la matière et superbement mis en valeur, mais non épuisé, par le stagyrite.Ne pas répéter Aristote, certes, mais encore faut-il l'avoir compris et lu directement et pas seulement à travers le filtre de vademecum théologiques soi-disant "thomistes".
    Or dans sa politique Aristote ,contrairement au gnostique spiritualiste Platon et sa doctrine du "philosophe roi" et des castes sociales,pose bien les 3 composantes fondamentales du gouvernement de tte société que sont la monarchie, l'aristocratie et la démocratie. Cela implique donc,en pratique, l'articulation,plus ou moins harmonieuse des dimensions collective et individuelle de la société.Déjà depuis Socrate(et dc Aristote) et, plus encore,depuis le Christ on sait que le pouvoir,représentant plus ou moins bien la collectivité,peut être un conflit avec tel individu ,en l'occurrence une personne ,ou tel groupe d'individus....

    Et c'est l'Ethique ,qui est une éthique INDIVIDUELLE ou plus précisemment personnelle chez Aristote ,qui permet d'arbitrer les conflits du bien individuel et du bien commun
    L'Ethique et la Métaphysique,si importantes chez Aristote sont incompatibles avec toute idéologie collectiviste et c'est justement le REALISME qui empêche la dérive collectiviste en opérant une stricte distinction(sans séparation) entre les idées(toutes les "gnoses" et ts les "messianismes" laics ou "religieux")et le réel expérimenté(dont le Corps physique,eucharistique et ecclésial du Christ)....et une dictinction entre les différents niveaux du réel et leurs fins/biens propres par conséquent non contradictoires !

    Bref il serait dommage de gacher et de bacler une pensée , certes inachevée,qui a labouré en profondeur le sol inculte d'une humanité brute fécondée par la grace chrétienne, pour céder sans s'en rendre compte aux sirènes tellement exaltantes des idéalismes collectivistes ou individualistes promettant des sociétés parfaites

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