samedi 13 avril 2013

Foi et miséricorde : de Kafka à l'Evangile

Nous avons célébré dimanche dernier le dimanche de la Miséricorde, institué par Jean-Paul II sur la demande ancienne de Soeur Faustine. Il faudrait que tous les dimanches soient des dimanches de la miséricorde. Il faudrait que notre vie soit placée sous le signe de la Miséricorde. Mais pour cela, il est nécessaire de frapper à la porte de la Miséricorde de Dieu, qui est la foi : "Va ! Ta foi t'a sauvé".

A cet égard, dans l'extraordinaire rite que j'ai l'honneur et la joie de célébrer, nous sommes particulièrement gâtés de dimanche dernier (dimanche dit de Quasimodo, avec l'épisode du doute de Thomas) à dimanche prochain (dimanche dit du Bon Pasteur). Pour nous, c'est le Premier dimanche après Pâques qui est le dimanche de la foi ; le deuxième - avec l'introït Misericordia Domini et l'Evangile du Bon Pasteur - est tout entier placé sous le signe de la Miséricorde.

Je disais que la foi est la porte de la Miséricorde. On pourrait dire à l'inverse qu'il n'y a pas de foi sans miséricorde. La miséricorde de Dieu est toujours première en soi, même si pour nous, la foi en constitue la porte. Mais notre foi est déjà un acte de la Miséricorde de Dieu. Notre foi n'est pas seulement ce sentiment intérieur qui nous porte vers Dieu. C'est l'acte qui nous fait être ce que nous sommes.

J'ai trouvé, par hasard, dans le Journal de Kafka, quelques formules fulgurantes que je voudrais vous faire partager. Non que Kafka soit un Père de l'Eglise. Mais il a tellement scruté sa propre faiblesse et les métamorphoses (les katamorphoses) auxquelles elle pouvait donner lieu, qu'il a su dire mieux qu'un autre ce qu'est la foi. Sa judéité lui avait permis d'entrer dans la matière ; sa lecture de Kiekegaard l'a beaucoup guidé ; mais je crois qu'au fond, la foi, c'est tout ce qui s'inscrit en creux dans son art tourmenté. Non pas cette foi, difficile psychologiquement, que chantent nos intellectuels. Non pas la "faiblesse de croire" chère à Michel de Certeau, curieux jésuite, non pas "la foi 24 heures de doute et une minute d'espérance" éructée par ce pauvre Bernanos, qui de temps en temps... Non ! La foi solide. La foi solidité ontique. La foi, réalité ontologique et pas seulement avatar monstrueux d'une évolution devenue folle et qui donc ne s'expliquerait de toute façon plus.

Solidité ontique ? Je veux dire : la foi vérification de toutes nos espérances (substantia rerum sperandarum dit saint Paul aux Hébreux). Réalité ontologique ? Oui, parce qu'elle révèle l'identité de l'être humain, fils ou fille de Dieu.

Mais Kafka nous dit cela de manière encore plus profonde et moins jargonnante : "Croire signifie : libérer en soi l'indestructible, ou plus exactement se libérer, ou plus exactement : être indestructible, ou plus exactement : être".

Nous sommes parfaitement en phase avec l'Epître de saint Jean, que nous lisions dimanche dernier : "La victoire qui a vaincu le monde, c'est notre foi". Le monde ? Parlons-en du monde puisque notre pape François en parle tant. Pour Denis Vasse (autre jésuite atypique), "Thérèse (d'Avila) pointe la vraie dimension de ce que saint Jean appelle le monde : celle de ce mensonge inconscient qui ordonne l'acte de parler à l'IMAGE de soi-même et le détourne de l'altérité du désir" [L'Autre du désir et le Dieu de la foi p. 49]. Bon le truc est un peu obscur. Mais c'est trop beau pour que je vous en prive. Le monde ? C'est ce que nous imaginons que "on" pense de nous... Un jeu de miroir. Infantile ! Le désir ? C'est ce qui nous fait sortir de l'image et de l'imagination, l'épreuve de la vérité. Ce désir de vérité que l'on appelle foi, ce désir de vérité, ce qu'il y a de plus noble en nous et dont Dieu se sert, que Dieu informe par sa grâce pour en faire la foi qui sauve. Voilà ce qui triomphe des puissances narcissiques de l'Imaginaire et de ce Reflet universel qu'on appelle le monde. Voilà ce qui triomphe de ce que Freud appelait assez justement "les pulsions du moi".

Cette incursion dans les méandres de la Psyché ne vous convainc pas ? Vous ne voulez peut-être pas les voir, ces méandres, attachés peut-être comme un prêtre de ma connaissance à NE PAS VOULOIR vous connaître. C'est pourtant la connaissance de soi, saint Augustin avait bien raison, qui est le vestibule de la connaissance de Dieu. Mais passons. Vous n'avez pas forcément besoin de ce détour dans les marasmes de l'imaginaire pour comprendre l'élan vraiment spirituel de Kafka, définissant la foi : après tout, je vous le souhaite.

On a trop tendance en effet à faire de la foi un système philosophico-théologique (une idéologie finalement) qu'il faudrait sans cesse vérifier. Mais ce n'est pas la foi qu'il faut vérifier. C'est elle qui nous vérifie, c'est elle qui nous pose dans l'existence. Le "Je suis" de Descartes, ce "Je suis" si apparemment rationnel parce qu'il provient d'un "Je pense"... Ce "Je suis", absolument certain et dans lequel il ne peut y avoir le moindre doute, c'est celui de la foi. D'ailleurs, dès la Troisième Méditation, Descartes le rationnel est obligé de poser DIEU, pour que ce Je suis absolument certain ait un sens... Descartes le dit... Et on passe pudiquement la Troiisième Méditation métaphysique, réputée indigne d'un esprit vraiment scientifique, n'est-ce pas. Mais Descartes lui-même, ce détour par Dieu pour parvenir à la certitude, il ne l'a pas inventé, il l'a lu, il l'a vu dans saint Augustin... qui n'avait pas du tout cette perspective idéologique et systématisante sur la foi. A sa naissance, la foi n'est effectivement rien d'autre qu'une évidence intérieure, plus forte que toutes nos certitudes puisqu'elle les conditionne toutes.

Mais la Miséricorde alors ? Que nous apporte-t-elle ? Que signifie-t-elle quand on accorde tant déjà à la foi ?

Pour comprendre la Miséricorde, il faut la comparer à la Justice. La Justice que Dieu exercerait envers nous serait forcément limitée. Il ne ferai que rendre à chacun son dû, selon la définition bien connue. Que nous doit-il ? Rien. Mais la Miséricorde ? Dans la Miséricorde, que nous promet-il ? Tout. Lui-même. Sa vie. Son amour. D'autres dimensions pour une autre vie.

C'est donc la Miséricorde de Dieu qui fait être notre foi. Nous existons au risque de la Miséricorde de Dieu. C'est la miséricorde de Dieu qui libère en nous quelque chose d'indestructible. Quoi ? Le corps du Christ. "Nous sommes les membres de ce corps". « Que personne ne vous critique à propos de nourriture et de boisson, en matière de fêtes, de nouvelles lunes et de sabbat. Tout cela n’est que l’ombre de ce qui devait venir. La réalité, c’est le corps du Christ » (Col. 2, 16-17). Son corps physique, lors de sa venue sur la terre : il est ressuscité, et ainsi seul réel dans l'analogie de l'être. Son corps mystique, l'Eglise, qui n'est rien d'autre que... cela, ce corps ressuscité, mis à notre portée pour que nous en soyons les membres. Enfin son corps eucharistique, qui est le véhicule de la métamorphose chrétienne : "Nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés" (I Co 15). 

La Miséricorde de Dieu dessine à l'avance la figure de cette métamorphose chrétienne que seule la foi a toujours déjà saisi, quand elle s'est, une fois, saisie de ce qui est indestructible en nous. Cette Miséricorde a un nom, un seul : Jésus, qui s'est voulu lui-même, le Pasteur, le bon... "Il n'y a pas d'autre nom au Ciel et sur la terre par lequel nous puissions être sauvés" (Actes 4, 12).

2 commentaires:

  1. Hélène Watremez-Julien (NDF)15 avril 2013 à 15:11

    Merci Monsieur l'Abbé, pour ce bel article sur le Dimanche de Quasimodo et de la Miséricorde. Etudiant actuellement un exposé de Jean-Marie Le Blond (S.J) , sur l'influence salutaire de la réparation telle qu'elle est exercée dans le culte du Sacré-Coeur, sur la vie psychique de l'homme, vous faites écho à toutes les belles découvertes, remplies d'Espérance, contenue dans ces trois affirmations bibliques : (Is 54, 8 ; Jn12, 32 ; Jr 31, 3) "Dieu nous a aimés d'un amour éternel : c'est pourquoi, élevé de la terre, il nous a attiré à Son Coeur, dans sa Miséricorde.".
    A propos de Bernanos, dont vous relevez à juste titre les approximations, il écrit à la fin de son Journal d'un Curé de Campagne, quelque chose qui rejoint également votre article : "Il est plus facile que l'on croit de se haïr. La grâce est de s'oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même, comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ." Benoît XVI s'est emparé de ces "paroles" bernanosiennes, en parlant de l'amour humain : "L'amour devient maintenant soin de l'un pour l'autre. il ne se cherche plus lui-même, mais cherche au contraire le bien de l'être aimé : il devient renoncement, prêt au sacrifice, il le recherche même ..." (Deus Caritas est, n6, 25 2005). Mais je ne dis pas ça pour absoudre Bernanos ...

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  2. "Le monde ? C'est ce que nous imaginons que "on" pense de nous... " ... évidemment, si on définit, ou caractérise, le monde par cela ... ça paraît simpliste et réducteur. on peut sauver une partie de la proposition en évoquant les modèles actuels des sciences cognotives : le "monde", y compris sa propre conscience, est une création de son cerveau. une imagination donc. mais pourquoi réduire à "ce que l'on pense de nous" ?

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