jeudi 4 mars 2010

Abbé Philippe Laguérie, ibp: "Le péché et l’impiété font l’iniquité"

Repris du site de l'abbé Philippe Laguérie

J’annonce tout de suite la couleur : il ne s’agit ni d’une méthode d’oraison, ni d’une leçon de morale, ni d’un manuel de dévotion, pas même quelques conseils pratiques pour prier mieux. Ca existe ailleurs et sous meilleur plume.

Mais du clivage fondamental qui différencie deux hommes, deux attitudes et finalement deux traitements aussi disparates par Dieu. Ceux d’ailleurs qui prient beaucoup n’ont rien à apprendre ici. Je m’adresse aux pécheurs. Ca vaut le coup de s’arrêter un instant.

Que la justice de Dieu soit mystérieuse, je ne vous l’apprends pas. Dieu est lent, patient, longanime, débonnaire et même « dissimulateur » de nos péchés, selon Sagesse (2, 25). Tous les pécheurs que nous sommes l’ont éprouvé avec délices, comme en témoigne David, qui avait une assez bonne expérience du péché (Ps 102, 3) : « Miserator et misericors Dominus, longanimis et multum misericors ». Intraduisible ! Il fait miséricorde, il est miséricordieux, le Seigneur, Il est longanime et très miséricordieux. Il ne se met pas en colère pour toujours et ne menace point pour l’éternité. Il ne nous traite pas selon nos péchés et ne nous rend pas selon nos iniquités…

Et pourtant quand Dieu se fâche sa colère est aussi terrible, subite, imprévisible que sa bonté n’avait été douce. Aussi bien dans l’Ancien Testament (on s’en serait douté) que dans le Nouveau. La bande de jeunes freluquets qui se gausse du prophète Elisée, parce qu’il s’essouffle un peu dans la montée et qu’il est chauve, est maudite par le prophète et aussitôt dévorée par deux ours sortis, tout exprès, de la forêt, au nombre de quarante deux ! (2 Rois 2, 24). Quand Ananie et Saphire mentent sans scrupule à Saint-Pierre en prétendant, comme ils s’en faisaient gloire devant l’Eglise, avoir donné tous leurs biens, ils sont, séance tenante et l’un derrière l’autre, emportés en terre (Act. 5, 1-11).

Jésus nous a interdit d’augurer du sort éternel de quiconque sur ces indices terrestres. « Et les dix sur lesquels s’est effondrée la tour de Siloé, croyez-vous qu’ils fussent plus mauvais que les autres ? » Au paralytique, qui attend depuis trente-huit ans le mouvement de l’eau de la piscine aux cinq portiques et que Jésus guérit d’un mot, Il précise « va et ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive pire encore ». Mais à l’aveugle-né, au sujet duquel les apôtres questionnent : « est-ce lui ou ses parents qui ont péché ? », Jésus rétorque simplement : « Ni lui ni ses parents, mais pour que les œuvres de Dieu soient manifestées ».

Il n’en reste pas moins à circonscrire les sévérités si brusques, à première vue, d’un Dieu qui, par ailleurs, ruissèle de bonté jusqu’à s’aveugler devant les péchés. Pourquoi cette dualité de traitement si déconcertante ? Une réponse générique, vraie mais parfaitement inadéquate, consisterait à dire que Dieu conjugue, dans l’unité de son être, justice et miséricorde, sagesse et liberté. Mais la manifestation arbitraire de ces attributs, sortis tour à tour de l’unique essence divine pour régler des situations identiques, relèverait du caprice divin, parfaitement inadmissible, voire scandaleux. Une telle doctrine verse aussitôt dans le blasphème.

Il y a donc forcément, d’un pécheur à l’autre, un fondement qui explique la juste différence du traitement divin, si l’on part des principes de la Foi selon laquelle Dieu est parfaitement et infiniment juste tout autant que miséricordieux.

Je crois tenir cette explication dans la distinction omniprésente dans la Sainte Ecriture entre péché et iniquité. Le premier appelle la miséricorde, la seconde attire les représailles.

a) le péché. (latin « peccatum » , grec « amartia »). Il s’agit de se tromper, de faillir, d’être défectueux. Le substantif consiste dans une faute, une erreur, une méprise. L’acteur est un infirme, un malade. On voit par ces précisions du Gaffiot et du Bailly que le péché procède de la faiblesse, même s’il revêt quelque gravité, jusqu’à celle du crime. Sa gravité est dans le désordre commis, certes, mais ne s’en prend pas à l’ordre lui-même. Partant, il ne s’en prend pas à l’auteur de l’ordre. b) L’iniquité. (latin « iniquitas », grec « anomia »). Il s’agit là d’une transgression de la loi, d’une violation. L’auteur sort des normes, ne se contentant pas de les transgresser, il les récuse. C’est un impie, un anarchiste, un criminel. Et cela le constitue en malveillant, en ennemi. On voit donc qu’il s’en prend à l’auteur de l’ordre qu’il conteste et récuse.

Un cas particulier nous fera comprendre cette importante distinction, scrupuleusement observée par Saint-Jérôme dans sa traduction du grec. L’idolâtrie ne saurait être un simple péché, une faiblesse, un désordre. De sa nature, elle véhicule une raillerie, une moquerie, un mépris du Dieu unique qui a fait le ciel et la terre. Abominable aux yeux de Yahvé, parce qu’elle L’insulte et Le ridiculise, elle n’est pas un péché mais une iniquité. Le péché est un désordre « sous » Dieu et ne s’en prend nullement à Lui. L’iniquité, qui, matériellement considérée, peut être moins grave, est spécifiquement désastreuse comme subversive du principe de l’ordre. Il y a entre elles-deux cette différence radicale : le péché s’accommode (même mal) de la piété ; l’iniquité est impie. A l’un est réservé la patience, la longanimité et la miséricorde divine qui supposent, mais dictent aussi, le regret. A l’autre est réservée l’absolue et mystérieuse liberté de Dieu…

Un exemple : le Psaume 50. Le pieux roi David compose le plus célèbre des psaumes lorsqu’il vient de faire assassiner un de ses meilleurs officiers (Urie) en lui faisant porter la lettre de mort, destinée à Joab, son général en chef, qui doit le placer au plus fort de l’assaut, sans espoir aucun de s’en tirer. Pourquoi ça ? Parce qu’il vient de mettre enceinte la jolie femme d’Urie, Bethsabée, et que le vaillant officier, qu’il a rappelé du front pour camoufler sa propre fornication, préfère dormir sur les marches glaciales du palais royal plutôt que dans les bras de la belle. Encore que David, le pieux David, ne prend conscience de son crime que bien plus tard, sous les objurgations du prophète Nathan… Bigre. A vrai dire, il y a deux fautes en une. La faiblesse lamentable de voler l’unique brebis d’Urie, lui qui dispose de tout Israël, et le procédé machiavélique de supprimer le mari gênant en utilisant pour ce le pouvoir royal qu’il tient de Dieu. La première est un péché, la seconde une iniquité.

David distinguera soigneusement, tout au long du psaume 50, ces deux fautes. Il demande que son iniquité soit détruite par l’abondance des miséricordes divines, tandis qu’il veut être purifié de son péché. Son iniquité est sans cesse devant ses yeux, (le pieux David a attenté contre son Dieu) mais son péché est simplement contre lui. « Tibi Soli peccavi et malum coram Te feci ». Il a commis l’iniquité, en s’en prenant à Dieu duquel il tient son pouvoir, son « Esprit Principal ». Son péché, Dieu n’en est que le spectateur. Dieu doit seulement en détourner ses regards. Mais Dieu seul peut détruire son iniquité.

Toujours dans la bible le mot « iniquité » véhicule, en plus du péché qui est son genre commun (et avec lequel il peut donc coïncider) cette spécificité qui ruine l’ordre et s’en prend à Dieu. Ainsi sont « iniquité » dans l’Ancien testament :

Le péché de Caïn, la corruption des hommes avant le déluge, le crime des frères de Joseph.

Dieu ne fait pas porter le péché des pères sur les enfants mais les fils portent l’iniquité de leurs parents jusqu’à la troisième et quatrième génération (Gen. 34, 7) tout comme la bénédiction. Le péché des fils d’Héli (Prêtres, ils trafiquent les sacrifices) est une iniquité. Idem pour toute faute sacrificielle en général (Lev 10, 17). Le mari volage commet une faute, la femme, une iniquité ! (Nb 5, 31). Le même livre distingue formellement le péché (par erreur) de l’iniquité qui retranche du peuple. (Nb 15, 28-30). Jonathas, innocent, se demande quelle iniquité il a du commettre pour essuyer une telle vindicte et disgrâce de la part de son père, le roi Saül. Les ennemis d’Israël, en tant que tels, commettent l’iniquité en s’opposant au peuple du vrai Dieu. Judith (5, 21) distingue fort judicieusement le péché, en lequel on se cache plutôt, de l’iniquité qui s’accomplit en présence de Yahvé. David commet l’iniquité (le « grand péché ») en se lançant follement dans le recensement de son peuple : « J’ai agi en insensé ». Ceux qui empêchent les ouvriers de rebâtir le Temple commettent l’iniquité et Néhémie demande à Dieu que ce péché-là ne s’efface pas de devant la face de Yahvé (4, 5). Si Job pèche, Dieu l’observe, mais Il ne pardonne pas son iniquité (10,14). « Etre abominable et pervers celui qui boit l’iniquité comme l’eau » (15, 16). « Tu seras rétabli si tu reviens au Tout-Puissant, si tu éloignes l’iniquité de ta tente » (22, 23). « Loin du Tout-Puissant, l’iniquité » (34, 10). On sait que Dieu aime les pécheurs mais : « les insensés ne subsistent pas devant tes yeux, tu hais tous ceux qui commettent l’iniquité » (Ps 5, 5). On notera que le terme insensé est souvent associé à et synonyme d’inique. « Sa bouche est pleine de malédictions, de tromperies, de fraudes ; il y a sous sa langue de la malice et de l’iniquité » (10, 7). « Ceux qui commettent l’iniquité on-t-ils perdu le sens ? Ils dévorent mon peuple, le prenne pour nourriture ; ils n’invoquent point Dieu » (53, 4). « Le témoin pervers se moque de la justice et la bouche des méchants dévore l’iniquité » (Prov. 22, 8). Idolâtrie toujours, chez Jérémie : « Reconnais seulement ton iniquité, reconnais que tu as été infidèle à l’Eternel, ton Dieu, que tu as dirigé ça et là tes pas vers des dieux étrangers » (3 ,13). C’est avec Ezéchiel que cesse de peser l’iniquité du père sur le fils et que chacun porte seulement son propre fardeau ; par conséquent, si le juste qui se livre à l’iniquité, il sera traité comme l’insensé et vice versa. (18, 20-24). L’iniquité a un terme rapide, chez ce même prophète, en particulier celle des faux prophètes qui, par définition se moquent de Dieu. L’iniquité est bien souvent celle des pasteurs qui refusent la vérité au peuple et engendrent son impiété.

Dans le Nouveau testament, on retrouve, modifiées, les données de l’Ancien.

Se retirent de devant la face du souverain juge pour le feu éternel, non les pécheurs, mais les « artisans d’iniquité » (Math 7, 3), en particulier pour écarter du Royaume de Dieu tous les fauteurs de scandale. (13, 41). Toujours cette transitivité du péché qui ruine l’ordre et s’en prend à Dieu. Logique, c’est l’iniquité, et non le péché, qui refroidira la charité du grand nombre, vers la fin des temps. (24, 12). Les pharisiens, parce qu’ils simulent la piété et s’efforcent d’en paraître devant les hommes sont « remplis d’hypocrisie et d’iniquité ». Bel exemple d’iniquité néotestamentaire est Simon le magicien (Act. 8, 23) qui offrait de l’argent à saint Pierre pour en recevoir l’épiscopat, le pouvoir de conférer l’Esprit-Saint.

Aux Romains, saint Paul semble assimiler l’impureté et l’iniquité. Mais c’est toujours dans le cadre idolâtrique et l’optique qu’on y « livre son corps » en esclavage d’une fausse divinité au lieu de livrer sa pureté en l’esclavage de Dieu. (6, 13 et 19). Même précision aux Corinthiens où justice et iniquité s’opposent en ce qu’elles mettent respectivement sous le joug de Dieu ou de Bélial, de la lumière ou des ténèbres (6, 14).

Le mystère d’iniquité de la deuxième aux Théssaloniciens est bien celui de l’Antéchrist, cet homme de péché, ce fils de perdition qui s’élève contre tout ce qui est appelé Dieu ou honoré d’un culte et prétend s’asseoir au sanctuaire de Dieu pour s’y présenter comme s’il était Dieu ! (2, 7 et 10). Avouez qu’on est loin du péché mais bien en pleine iniquité !

Enfin cette doctrine est explicitement celle de saint Jean : « Toute iniquité est un péché, et il y a tel péché qui ne mène pas à la mort ». (1 Jn 5, 7).

Conclusion.

Péché et iniquité sont tous deux graves. Aucun lecteur ne me fera l’affront d’assimiler péché véniel à "péché" et péché mortel à "iniquité". C’est simplement absurde. Mais ils sont pourtant de nature radicalement contraire. Il y a entre eux un gouffre, celui de la piété qui sauve. On pèche en cachette de Dieu, en l’oubliant. On voudrait bien ne Lui faire aucun mal, Lui rester fidèle, qu’Il n’en sût rien. Le pécheur prie, supplie et déplore sa faute. S’il pouvait n’être point pécheur ! Aussi, un geste de sa part et Dieu va lui pardonner. Dieu aime pardonner c’est même son propre, d’après la liturgie. Jésus aime les pécheurs, les attend, les soutient, les réconforte, non point dans leur péchés, mais en eux-mêmes, pour eux-mêmes. Le salut est à portée de main et leur espérance toute vivante et bientôt efficace. Et que celui qui n’a jamais péché leur jette la première pierre.

Mais les impies, ceux qui commettent l’iniquité, se dressent contre Dieu. Leur péché se double d’impiété. Ils ne fuient pas de devant la face du Seigneur, ils s’en prennent à Lui comme au principe de l’ordre qu’ils bafouent par plaisir. Leur principal plaisir devient vite celui-là, précisément : transgresser. Dieu n’est plus qu’un empêcheur de tourner rond, un mauvais, un méchant, l’ennemi. C’est Lui qui a tort, qui cause le mal. C’est Lui qu’il faut écarter, détruire, anéantir. Péché et iniquité marchent en sens inverse. Le premier se rapproche de Dieu comme de son remède, de son sauveur. La seconde fuit, renâcle et murmure contre Dieu et se porterait mieux à ce qu’Il n’existât point. L’iniquité ne dure pas, comme la maladie qui récuse tout remède : elle va à la mort. Non pas qu’elle soit déjà le péché contre le Saint-Esprit, mais elle y mène logiquement et c’est encore une miséricorde divine que son intervention. L’iniquité provoque Dieu, crie vers le ciel et court les plus grand risques de s’y faire entendre…

La différence ? Ce mélange de respect et d’affection envers Dieu, en quoi consiste la piété, « utile à tout » dit l’Apôtre. Tout sauf un luxe et vrai clivage des hommes.

3 commentaires:

  1. Superbe et rassurante analyse ! Merci pour nous, pauvres pécheurs ! Il y a toujours un côté paradoxalement felix culpa mais le danger est présent : de se moquer de Dieu et de tomber dans l'iniquité en tablant sur la seul bonté de Dieu qui serait alors assimilée à une sorte de faiblesse, non ? ce qui serait blasphématoire...

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  2. Encore une fois monsieur l'abbé, je puise dans vos écris de la sagesse, de la foi inébranlable, de l'intélligence sans faille, de la qualité d'analyse. Encore une fois en vous, et je suis loin d'être un idolatreur, un homme dont les convictions profondes et toute les qualités ne sont données que pour les autres. Et, à mon sens, votre qualité d'écriture ne gache en rien tout cela. J'aurais encore beaucoup à dire sur vous et vos adjoints, que j'ai eu la grande chance de connaitre et cotoyer en d'autres lieux. Alors pour tout ce que vous faites tous et tous en tête, juste Deo Gratias, et merci.

    Et comme nous le répetais un autre prêtre que j'ai tant aimé, parti rejoindre le Père:

    In Christo Rege.

    LM G

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  3. "Le mari volage commet une faute, la femme, une iniquité ! (Nb 5, 31). "

    Et pourquoi cela ???

    Une femme est-elle moins tentée ?(surement pas! en tout cas pas les femmes normalement constituées) Ou a-t-elle moins d'occasions de l'être ?? Non plus.
    N'est-ce pas plutôt une pirouette bien typique des religions de la loi (judaïsme de l'Ancien Testament ou l'islam d'aujourd'hui) où les "règles" sont traduites toutes à l'avantage des hommes (ici en leur attribuant un moindre tort qu'à la femme).

    Rien de tel dans l'enseignement de Jésus qui a plutôt adopté une attitude à l'opposée de cette discrimination-là (=l'inégalité en droit : homme faute, femme iniquité).

    Ce type d'attitudes à travers les siècles a engendré aujourd'hui son pendant à l'autre extrême : la "théorie du gender", tout aussi blâmable et à l'opposé du christianisme.

    A force de vouloir enfermer les êtres humains dans les attributs et rôles présupposés de leur sexe (mille clichés : hommes au travail , femmes à la maison, hommes portés sur la sexualité, femmes peu tentées par la chose, voire la subissant en vue de procréer, hommes se réalisant par les projets, la femme par les enfants etc etc), on a fini par produire dans la société la réaction contraire.

    Or, chaque être humain est unique et Dieu, le Bon Pasteur, le connaît par son nom (pas par son sexe F/M).
    A chacun son destin selon les talents qu'il a reçus; il y a des hommes parfaits dans leur foyer et des femmes brillantissimes dans les Conseils d'Administration des grands groupes mondiaux ...et l'inverse. Les hommes qui adorent les enfants et les femmes que les enfants insupportent.....et l'inverse.

    L'essentiel c'est de permettre à chacun de développer ses talents là où ils sont le plus à même de porter fruits, AMDG !

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