lundi 14 mars 2011

Cinquième billet de Carême lundi de la Première semaine

"J'avais faim et vous ne m'avez pas donné à manger..."

Nous connaissons tous cette scène du Jugement dernier, où le Christ, avec une souveraine autorité, nous met en face de nos fins dernières et nous enjoint de le reconnaître dans chacun des plus petits d'entre les siens : "Tout ce que vous aurez fait au plus petit de mes frères que voici, c'est à moi que vous l'aurez fait".

Parce que nous connaissons trop bien cette scène, nous pourrions avoir tendance à la traiter par dessus la jambe... Ce serait une grave erreur de ne pas voir que cette image, représentée sur les tympans de nos cathédrales, est absolument centrale dans notre foi.

Il me semble que l'on peut découvrir deux aspects fondamentaux de cet enseignement. Premièrement, l'amour du prochain est plus important que tout puisque dans l'éternité, le Christ nous assure que c'est la mesure de notre récompense.

Deuxièmement, le Christ est absolument partout car, dit-il, il se cache derrière le visage de chacun des plus petits.

Je voudrais insister sur ce deuxième aspect dans ce Billet : le Christ est partout parce qu'il est en tous.

Si le Christ se cache derrière le plus petit, on peut dire, plus généralement qu'il se représente en tout être humain petit ou grand, en tant que cet humain est appelé au bonheur éternel. Il ne s'agit pas de faire dans l'humanitaire et dans la bonne conscience du petit consommateur qui se ménage son quart d'heure "amour", pour pouvoir continuer à consommer tranquillement tout le reste de la journée. Mais il ne s'agit pas non plus de déraper dans du communautarisme chrétien, en soulignant que seuls les chrétiens représentent le Christ. Non : tout homme représente le Christ parce qu'il a été appelé personnellement à partager sa vie dans l'éternité. Cet humain, parfois désespérément prosaïque, nul, égoïste, voire pécheur public, monstre, tant qu'il ne s'est pas définitivement endurci, tant qu'il n'a pas définitivement dit non à l'amour, il en est justiciable.

Pensons à la petite Thérèse Martin, 14 ans, priant pour Pranzini, violeur et tueur en série, qui, au dernier moment, alors qu'il avait toujours refusé l'aide d'un prêtre de manière ordurière, se tourne vers le crucifix et l'embrasse. Miracle moral obtenu par la futur Thérèse de l'Enfant Jésus, dont le moins qe l'on puisse dire, c'est qu'en la circonstance, elle n'était... pas dégoutée ! Même un monstre est - en espérance - un frère du Christ tant qu'il n'a pas proféré le NON définitif qui le coupera de Dieu pour toujours.

Comme le dit saint Thomas d'Aquin de manière très forte dans la IIIème Partie de sa Somme théologique, question 8 : "Tous les hommes sont membres potentiellement du corps mystique du Christ". Tous les hommes, qu'ils soient grands ou petits, mesquins ou généreux, valeureux ou minables, sont appelés à devenir des Christ. Et c'est pourquoi, entre nous tous qui vivons, que nous le sachions actuellement ou non, pour cette prodigieuse entreprise qu'est le salut, il existe un lien surnaturel. Le nom de ce lien ? - "Charité".

Au séminaire, j'apprenais que certaines choses étaient dues "en justice" (et là, c'était du sérieux) et d'autre, "seulement" en charité. Rétrospectivement je comprends bien ce que l'on a voulu m'enseigner, mais devant le Divin Juge, cette distinction ne tient pas. Ou plutôt : nous ne sommes pas jugés sur la justice, si difficile à connaître quand on n'est pas Dieu. Nous sommes jugés sur la charité. La charité n'est pas un "petit plus facultatif" dans la vie. la charité n'est pas une option, elle est un mode de vie, une manière de communiquer en faisant le premier pas, une façon d'anticiper sur la vie par une attention bienveillante qui s'étend à tous et chacun.

La charité est un mode de vie et c'est ce mode de vie qui nous juge.

Nous pouvons le pressentir. Réfléchissons et pour une fois regardons un peu dans le rétroviseur. Que gardons nous de notre passé, dix ans, vingt ans en arrière ? Nous gardons ce que nous avons donné. Ce qui demeure précieusement dans notre coeur, de toutes ces années, de toutes ces bonnes fortunes, de toutes ces épreuves, de ces douleurs, de ces deuils, de ces larmes et de ces joies... C'est ce que nous avons donné pour telle personne, pour tel travail ou pour telle cause.

La loi extraordinaire de la charité, vérifiable dès ici-bas, j'allais dire sur le moyen terme, est la suivante : tu gagnes uniquement ce que tu donnes, mais alors tout ce que tu donnes... vraiment. Ce pourrait être l'ultime formulation du Pari de Pascal, ce Pari qui nous fait gagner à tous les coups, du moment que nous avons le courage de miser, c'est-à-dire de perdre. C'est ça... le jeu de la vie !

Il me semble qu'aujourd'hui notre effort concret va de soi. la liturgie nous le suggère. Il faut que nous sachions donner (même une attention, un sourire ou un instant de notre temps) à celui auquel nous n'avons pas envie de donner, mais qui est quand même, que nous le voulions ou non, tant qu'il est sur la terre et qu'il n'a pas posé de choix définitif, un membre de Jésus Christ.

6 commentaires:

  1. Réduire la Charité à un mode de vie ? même bienveillant, même permanent?La Charité n'est-ce pas l'Amour de Dieu et de tout être( tout être dans l'être, dans les êtres, tout le bien, tout le vrai) ... Amour que Dieu seul peut nous mettre au coeur???A l'âme? à l'esprit?
    A partir de notre petit reste d 'huile, de levain, de vin, ( voire d'eau sale!)
    Le mode de vie, cela peut se scléroser, se faire recette, se faire mécanique !!!
    le Renouvellement par le toujours Neuf et Renouvelant, cela seul est le ressort.
    Mais pour cela il faut beaucoup prier, supplier, regretter, faire pénitence, adorer, remercier etc etc ...

    Les plus pauvres se sont multipliés depuis qu'on ne parle que d'eux : ce sont tous ceux qui n'ont pas la moindre idée de la Sublimité et de l'Humilité de notre Grand Dieu Vivant,Vrai et Viatique .

    A quand de nouvelles Missions???

    A.S. Ahuri des Splendeurs

    RépondreSupprimer
  2. 1. Nous gardons tout ce que nous avons donné. Paradoxe qui est bien plus qu'un paradoxe. La charité est l'un de ces mots dévalorisés à tort. Car on ne donne jamais à la petite semaine. On ne donne vraiment que quand il nous en coûte. Tout ce que nous donnons sans qu'il nous en coûte, comme on ne fait que le donner à soi-même, mieux vaudrait à tout prendre l'ignorer.

    2. "Tous les hommes sont potentiellement des membres du corps mystique"... tant qu'ils n'ont pas prononcé le "non" définitif. Il me semble que nous devons toujours garder à l'esprit et au coeur l'angoisse de la perdition d'autruiet non seulement de nous-mêmes: "arrache-nous à la damnation", prie la première prière eucharistique, dite le canon romain. Nous ne pouvons pas avoir le coeur tranquille si tous ne sont pas sauvés. Même, on pourrait croire que quelque chose manque à Dieu si le Royaume est amputé de telle de ses créatures. Nous ne pouvons pas véritablement aimer qui nous ne considérons que comme un prochain potentiel. Et cependant, la rédemption appartient à la fois à dieu et à la liberté de celui qui accepte ou non le salut. On ne peut s'affranchir de l'impression que certains sont prêts à prononcer le "non" définitif. Car certains se montrent sans remords apparent. Or, à vues humaines, on dirait que ne sauraient aller en enfer que ceux qui sont sans remords. Comme si refuser le remords, c'était mourir deux fois. Mais nous ne détenons pas le secret de savoir pour qui s'ouvrent les portes de l'enfer. Nous n'avons pas, et heureusement, la clef des portes de l'enfer. Nous ne possédons que la clef des portes du paradis.

    3. Le christ ne fait pas que Se cacher derrière ceux qui sont les plus misérable. A la lettre, Il les est, comme s'Il connaissait par eux, qui n'ont pas la consolation de le savoir en ce monde, une Incarnation de surcroît, ce qui me fait revenir à ma vieille idée qu'il existe une sainteté par Identification, complémentaire et ô combien supérieure à la sainteté par héroïcité des vertus.

    4. Ne se souvient-on que de ce qu'on a donné? C'est un fait mémoriel, mais qui ne nous facilite pas le remords. On a l'impression que l'on n'a rien à regretter, du moment que notre conscience se réfugie dans ce que l'on a fait de bon. Telle n'est certes pas l'oeuvre que la charité voudrait produire en nous. Mais comment expliquer cette amnésie qui nous rend le repentir si difficile?

    RépondreSupprimer
  3. "Mais comment expliquer cette amnésie qui nous rend le repentir si difficile?" dit Julien.
    "L'une des tactiques utilisées par le Malin pour nous faire tomber, c'est l'anesthésie. En nous bombardant de gaz anesthésiants, il endort progressivement notre conscience morale jusqu'à ce qu'elle devienne complètement insensible au mal. Il nous arrive alors de ne plus apercevoir du tout le malheur des autres à soulager, notre propre misère morale ou la possibilité que nous avons encore de l'éradiquer." (Père Pierre Descouvemont "Gagner le Combat Spirituel, éd.de l'Emmanuel).
    Il me semble ici que amnésie et anesthésie c'est tout un !

    RépondreSupprimer
  4. Ils ne savent pas leur bonheur, ceux à qui on a appris qu'il y avait des choses à rendre "en justice"...
    Et votre compère Laguérie ( ou ennemi intime?) en a fait 4 cassettes dans son très beau catéchisme...comme quoi, il y a quand même des choses à savoir , sur la "justice"...
    Si j'avais appris que je devais "en justice " des choses à Dieu, je n'aurai pas tenté de réaliser le plus concrètement du monde cette idolâtrée "nouvelle Pentecôte" qu'on nous avait claironnée. J'aurai continué à aller à la messe (la vraie messe!) du dimanche et à me confesser, à prier et à faire des choses limitées... alors que la grande Charité théologale sans base de vertus moins sublimes m'a entraîné...je ne sais où..

    Si j'avais su que je devais à ma patrie, "en justice" un peu de ma vie, je n'aurais pas milité pour la "communauté humaine" fraternelle sans classes ni aliénation, pour l'homme nouveau des utopistes constructivistes...
    Si j'avais su que mon métier était un devoir, et pas la révolution culturelle démocratique égalitaire... j'aurais mieux servi ...
    Si j'avais su que la famille ( voire nombreuse) faisait partie de mon "devoir d'état" (mots jamais entendus pendant trente ans) , je n'aurais pas été emporté par la révolution des moeurs sexuelles et autres, corollaire du grand souffle de l'"Esprit Saint" des années 60...
    Il est bel et bon de chanter la gloire de la charité, l'ultime sur lequel nous serons discriminés... Mais peut-être faut-il prendre quelques précautions minimales et ne pas continuer le "surnaturalisme" dévergondé... où l'on croit accéder aux "conseils évangéliques" avant de respecter les "commandements"???

    Expérience faite!

    P.R.

    RépondreSupprimer
  5. Monsieur l'abbé vous avez dit que "Au séminaire, j'apprenais que certaines choses étaient dues "en justice" (et là, c'était du sérieux) et d'autre, "seulement" en charité. Rétrospectivement je comprends bien ce que l'on a voulu m'enseigner...".

    Cela me rappelle ma lointaine jeunesse lorsque j'usais mes fonds de culotte sur les amphithéatres de première année de licence de la Faculté de droit de Paris (cours du Professseur Mazaud).
    On y enseignait en effet la différence entre l'obligation naturelle et l'obligation civile.

    L'obligation civile c'est celle dont on peut demander l'exécution en justice ; par exemple des parents peuvent demander des aliments à leurs enfants (c'est normal car les parents ont élevé leurs enfants).

    L'obligation naturelle elle est prévue à l'article 1235 du code civil selon lequel "Tout payement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû, est sujet à répétition. La répétition n'est pas admise à l'égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées."

    L'exemple classique est celui des frères et soeurs pour lesquels la loi n'impose de venir en aide en cas de difficulté ; c'est certes injuste mais c'est ainsi. Mais denombreuses décisions ont précisé qu'en ce cas il y avait une obligation naturelle : si (et seulement dans le cas où) le frère biologique commence à verser une pension alimentaire, il devra continuer à payer cette somme jusqu'au mariage de sa sœur, ou jusqu'à ce qu'elle puisse subvenir à ses propres besoins. Où encore il y a obligation naturelle pour le mari à indemniser sa femme pour le préjudice causé à la communauté par ses pertes au jeu (cass. civ. 5 avril 1892 DP 1892, 1, 234).
    Selon la jurisprudence l'obligation naturelle existe toutes les fois qu'une personne s'oblige envers une autre ou lui verse une somme d'argent, non sous l'impulsion d'une intention libérale mais afin de remplir un devoir impérieux de conscience et d'honneur (CA Colmar 20 décembre 1960 : Dalloz 1961, 207).

    Bref ce n'est pas de la charité car à l'origine préexiste une obligation morale (n'est-il pas juste de venir au secours de son frère ou de sa soeur dans le besoin) mais cela y participe. L'intention libérale au contraire caractérise la charité : aucune obligation légale ou morale ne m'oblige à faire un don à une oeuvre philanthropique, c'est de la pure générosité ; j'y suis poussé uniquement par un sentiment de compassion ou de pitié envers mon frère humain.
    La justice c'est tout simple : c'est uniquement ce qui est commandé par la loi et dont on peut obtenir l'exécution forcée.
    L'obligation naturelle et plus encore la charité nécessite à la base une décision volontaire.
    Ceci dit et d'un point de vue purement moral venir en aide à son frère ou à sa soeur dans le besoin est-ce de la justice ou de la charité ? Poser la question c'est la résoudre.

    RépondreSupprimer
  6. Hélas, il est à parier que les jeunes ne lisent plus les pavés de Pierre, Léon et Jean Mazaud, pourtant si clairs et formateurs. Il y avait une vraie philosophie de la vie, une belle histoire des institutions humaines dans ces enseignements. Vive Assas !

    RépondreSupprimer