mardi 29 mars 2011

Dix-huitième billet de Carême Mercredi de la Troisième semaine

"Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur. Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l'homme impur" Matth. 15, 11

Sous forme d'énigme, nous tenons là comme le résumé de toute la morale du Christ. Rien de plus irritant que cette énigme ? - Rien de plus stimulant que cette formulation ouverte : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur. Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur ». Le Christ ne s’abaisse pas à nous livrer une codification de la morale. Nous aimerions savoir précisément ce qu’il faut éviter ? Ce n’est pas dans l’Evangile qu’il faut nous rendre. L’Eglise, tout au long de son histoire, depuis le concile de Jérusalem, nous allons en parler, a codifié la morale du Christ. Le Christ ne nous offre pas un code. Il aurait pu le faire. Il ne le fait pas.

La Journée d’aujourd’hui correspondait, dans les premiers siècles de l’Eglise, à un geste fort des catéchumènes vers le baptême, qui avait lieu à Pâques, fête de la Résurrection. Mais avant le baptême proprement dit, ils étaient interrogés sur leurs intentions au cours d’un scrutin. Parce qu’ils faisaient un pas en avant vers le Christ, on leur disait à quoi concrètement ils s’engageaient – ce qui devait régler leur vie. Raison pour laquelle, dans ce très vieux Lectionnaire qu’est le Lectionnaire romain, on lit aujourd’hui, en guise d’épître, un passage du Livre de l’Exode au chapitre 20 : ce sont les commandements que Dieu donne à Moïse sur le Mont Sinaï. Pourquoi ce passage ? Le décalogue, c’est, depuis toujours, depuis le Christ lui-même, ce que les chrétiens retiennent de la Loi juive. Quant au choix de l’Evangile, il est significatif. Le Christ reproche aux Juifs de confondre la Loi de Dieu avec une casuistique toute humaine : « Vous avez annulé l’enseignement de Dieu au profit de votre Tradition à vous ». Vous ensevelissez la Loi de Dieu telle qu’elle a été donnée sur le Sinaï sous une multitude de préceptes humains, qui font perdre de vue l’essentiel : le progrès de chacun sur le chemin qui le mène à Dieu.

Il n’y a pas qu’à l’époque de Jésus que l’on peut tenir de tels propos. Toutes proportions gardées, lorsque Pascal écrit les Provinciales, il exprime son désaccord profond avec la casuistique toute humaine dans laquelle les jésuites ont enfermé la loi d’amour. Et lorsque en 1660, malade et usé, il se sépare d’Avec ces Messieurs de Port-Royal, c’est parce qu’il reproche à leur casuistique de s’occuper plus de la survie de Port-Royal que du salut des âmes : « Vous préférez Port-Royal à la vérité ».

Je prends volontairement l’exemple de Pascal, il y a trois siècle et demie, pour ne pas vous offrir d’applications récentes, qui seraient polémiques. Mais c’est à toutes les époques que l’homme, s’enfermant soit dans la Loi, soit dans l’idéologie, tente d’oublier l’essentiel : les conditions de sa divinisation.

Cet essentiel nous ramène à l’énigme à travers laquelle le Christ résume sa Morale. Il y a ce qui entre dans la bouche et ce qui en sort. Ce qui entre dans la bouche ? Le Christ fait allusion par là à toutes les observances alimentaires des juifs qui s'obligent eux-mêmes - encore aujourd'hui - à manger cacher, c’est-à-dire qui considèrent comme « impurs » tous les aliments qui le seraient par nature (le porc etc.) ou qui n’ont pas été dûment offerts dans un rite religieux qui est celui de la cacherout.

Ces observances alimentaires permettent d’enchâsser l’existence individuelle dans un réseau de préceptes qui requièrent l’obéissance de celui qui s’y soumet. Par ailleurs, elles introduisent une distinction fondamentale entre les observants et les autres. C'est une des pièces maîtresses du "système religieux" juif.

Je vais rentrer dans les détails, mais les gens pressés peuvent passer sur les trois prochains paragraphes.

Voyez quel mal aura saint Pierre, dans les Actes des apôtres à aller manger chez les païens ! reportez-vous par exemple au songe de Pierre dans la ville de Joppé. Il va baptiser le centurion Corneille, qui vient à lui à la suite d’un songe. Pour la première fois il fait entrer un païen dans l'Eglise. Il a faim. Il rêve que toutes sortes de mets lui sont apportés : "Tue et mange !" (Ac. 10) "- Certainement pas Seigneur car je n'ai jamais rien mangé de souillé ou d'impur" "- Ce que Dieu a déclaré pur, ne l'appelle plus souillé". Cette vision d’ailleurs ne suffira pas à convaincre tout à fait Pierre que "la Lettre (de la Loi) tue, mais que c'est l'Esprit qui vivifie".

Pour vous convaincre des difficultés personnelles qu’éprouve Pierre a supprimer toute observance alimentaire dans la vie des chrétiens, voyez les décisions du Premier Concile dit Concile de Jérusalem (Ac. 15). Elles s'éloignent de la cacherout juive certes, mais elles maintiennent des observances alimentaires comme la détestation du sang dans la viande. Elles n’ont pas encore pris acte de la Parole du Christ dans l’Evangile. C’est la première résistance ecclésiastique à l’Evangile. Voyez plutôt : "Il a plu au Saint Esprit et à nous que vous vous absteniez de viandes étouffées" disent les apôtres à l’instigation du premier d’entre eux. A les entendre, à l’époque, il est impossible de manger un steack et de se dire chrétiens ! Au lieu de se dire : « Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui souillent l’homme », les apôtres restent fidèles à une casuistique alimentaire qui leur a été enseignée dès leur prime jeunesse.

Il faudra toute l'insistance et la liberté de Paul, le Pharisien converti, pour détruire cet attachement aux observances, qui en l'occurrence renvoient d'ailleurs non pas à Moïse (car il n’y a rien dans la Loi de moïse sur les viandes étouffées), mais à Noé, c'est-à-dire à un païen. Dans le cadre de l’interdiction de l’homicide (renvoyant à l’épisode de Caïn et Abel), dès le commencement du Livre, Noé reçoit cette recommandation : "Ne mangez pas d'élément vital, de la chair, c'est-à-dire de son sang" (Gen. 9, 4). Les apôtres, au concile de Jérusalem considèrent que les traditions humaines afférentes à la Loi de Moïse sont périmées. Sur ce point ils ont écouté leur Maître. Ils ont renoncé à imposer la cacherout à tous les nouveaux baptisés. Mais leur ligne de résistance este la loi alimentaire donnée à Noé. Noé est un païen. Etonnante insistance !

C'est dans saint Paul que vous pouvez lire : "Pourquoi donc la Loi ? Elle a été ajoutée en vue des transgressions" (Gal 3, 19). C'est dans saint Paul, mais c'est aussi tout l'enseignement du Christ : "Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui le rend impur".

Le chrétien a bien été libéré de la Loi, ou plutôt libéré des "traditions" qui détournent de l'essentiel, c'est-à-dire de la Loi de Dieu en tant qu'elle a un sens pour la vie de l'homme. Pourquoi la Loi ? Non pas pour nous prendre en défaut, nous autres pauvres humains, non pas pour nous prendre en traître, non pas « en vue de la transgression », comme dit saint Paul, mais « en vue de la perfection », qui est la grande loi de l’Evangile.


Les chrétiens n’ont pas d’interdits. La loi qu’ils s’imposent est celle de leur progrès intérieur, infiniment plus exigeante que celle d’observances humaines, trop humaines, mais infiniment plus souple aussi, parce que Dieu ne nous impose à chacun que ce que nous pouvons porter. Raison pour laquelle, il n’existe pas de code dans l’Evangile. Chacun avance à son rythme, l’essentiel étant de ne pas tromper Dieu, de ne pas lui mentir sur nos possibilités réelles.

C’est ainsi que l’on peut comprendre et l’indulgence et l’exigence chrétienne. Indulgence de Dieu, qui mesure selon chaque personne ce qu’Il va lui demander. C’est le personnalisme intégral qui a cours au Ciel. Exigence de la Vérité et de la Perfection, à travers lesquelles nous nous voyons devant Dieu, dans notre insuffisance à faire face à notre destinée divine, sans jamais nous satisfaire de ce que nous avons déjà accompli.

Pour concilier les deux, voyez l’épisode de la Veuve à la Synagogue. C’est le moment de la quête. Elle laisse deux piécettes de bronze. Les apôtres se poussent du coude et ils se moquent d’elle. « Vous voyez cette femme, leur dit le Christ, elle a donné plus que tous, car elle a donné tout ce qu’elle avait » (Luc 21, 1-4).

1 commentaire:

  1. Vous sentez bien que l'occasion est trop belle pour vous poser la question qui vous paraîtra sans doute la plus bête et la plus saugrenue qui soit, surtout après vottre rappel du sens profond de l'interdit du péché, mais qui vient naturellement à tout catholique, étranger au traditionalisme, pire, aux yeux de qui le traditionalisme peut passer pour le pire des pharisaïsmes, parce que mis au service de celui qui a vitupéré le pharisaïsme comme personne. Tant pis, je me lance: comment pouvez-vous rester traditionaliste après avoir émis les deux assertions ci-dessous et que je recite:

    1. "Le chrétien a bien été libéré de la Loi, ou plutôt libéré des "traditions" qui détournent de l'essentiel, c'est-à-dire de la Loi de Dieu en tant qu'elle a un sens pour la vie de l'homme. " (Je vous accorde par avance que les traditions ne sont pas la tradition. Mais vous avez refusé "la Tradition vivante", proposée par le Père Congar. Et la tradition telle que vous en faites l'expérience et que beaucoup des chrétiens de vos milieux ne veulent pas qu'on y touche, peut paraître, vue de loin, un légalisme réintroduit dans l'eglise libérée de l'empire de la loi. A la limite, on pourrait même se demander pourquoi l'eglise a besoin de s'embarrasser d'un droit canon.

    2. Seconde assertion, qui vous met en porte à faux (superficiellement, sans doute), avec la dénonciation inlassable faite par be¨noît XVI de "la dictature du relativisme":
    "Si Jésus meurt, c'est aussi parce qu'il a relativisé la loi, lui le Rabbi, dans son enseignement", assertion sur laquelle on n'est pas obligé de vous suivre, puisque le même Jésus a précisé que pas un iota de la loi ne serait aboli, autrement dit rien de cette "lettre qui tue", à laquelle vous opposez fort justement "l'Esprit qui vivifie", un peu comme vos adversaires "conciliaires se sont faits forts d'opposer "l'Esprit du concile" à "la lettre du concile", qui n'avait rien de révolutionnaire! En somme, vous êtes un traditionaliste dont l'antilégalisme est plutôt radical. Derrière cette question, en apparence assez simpliste, se cache toute l'incompréhension du candide au pays des traditionalistes que je suis, du candide, non point sympathisant, mais à qui vous êtes sympathiques, et qui ne comprend pas votre combat, comme la majorité des catholiques, même s'il a de l'estime pour le prêtre que vous êtes et pour son acuité intellectuelle.

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