Cher Paul,
Je ne vous connaissais pas. Ou si peu. Pour moi vous étiez seulement l’inséparable de Pierre. Dans le Confiteor comme sur le dôme de Saint-Pierre à Rome. Pierre, je l’imaginai facilement. Un costaud, sentimental, pas intello. Un peu lâche aussi. Mais la foi chevillée au corps. Mais vous ? Les dessins à colorier du catéchisme vous montraient toujours face contre terre, aveuglé par la lumière… pas facile de faire connaissance dans ces conditions.
C’est à un mariage, à l’âge de 20 ans, que je vous ai rencontré. Vos paroles m’y ont frappé de stupeur. « Il est bon pour l’homme de ne pas toucher la femme » … « Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps mais l’homme » « La femme doit être soumise à son mari »…. Cette lettre aux Corinthiens a fait de moi, sur l’instant, une Corinthienne. Mais pas de celles qui se convertissaient en vous écoutant. Plutôt de celles pour qui l’Acrocorinthe, éminence majestueuse d’ou l’on découvre à la fois les montagnes du Péloponnèse et la mer du Golfe saronique était le lieu ou « tout n’est qu’ordre et beauté » mais aussi, et surtout, volupté. Oui, cher Paul, je le confesse j’ai ri de vos paroles, sur les pentes ensoleillées de l’Acrocorinthe, et j’en ai ri encore sur l’Acropole comme en riaient les sophistes, cyniques et autres philosophes quand vous leur parliez d’un Dieu crucifié. Eut il pu en être autrement dans la ville aux priapes triomphants exhibés sans pudeur aux carrefours, aux kouroï gracieux comme des gravures de tombe égyptienne auxquels auraient été donné tout soudain le mouvement, au Zeus Poséidon au torse puissant qui semble de son bras tendu soumettre l’univers, quintessence inégalée de la beauté virile ?
Ils vous prenaient pour un illuminé. Moi je vous voyais plutôt comme un disciple tardif, un juif rigoriste, un pharisien que sa conversion foudroyante n’avait pas guéri de sa raideur dogmatique initiale. Vous étiez pour moi le continuateur de la férocité du texte biblique pour qui la femme est un quasi objet tiré de la côte de l’homme – seul vrai chef d’oeuvre de Dieu - donc son inférieure et sa servante.
Parfois, vous réentendant au hasard des lectures dominicales, je vous parlais et vous faisais remarquer qu’entre la Genèse et vous, il y avait eu l’Evangile. Peut être cela vous avait il échappé ? Peut être ne saviez vous pas que Jésus avait interrompu l’odieuse lapidation, de la femme adultère ? Qu’il avait parlé à la Samaritaine aux multiples amants ? Qu’il avait dit à Marie qu’elle avait raison de ne pas préférer, comme sa sœur Marthe le ménage et la cuisine à la vie spirituelle et intellectuelle ?
Oui, entre la terrifiante Bible et nous, il y a l’Evangile, et on y respire un autre air, autrement doux et parfumé, autrement féminin. Y est-il dit une seule fois que l’homme est supérieur à la femme ? Jésus ne s’entoure-t-il pas d’hommes mais aussi de femmes ? Et ne juge t il pas la Marie-Madeleine, dont le corps avait reçu tant de caresses, digne non seulement de le suivre mais encore de le voir, alors qu’elle pleure près du tombeau vide, et d’être doucement appelée par lui, afin qu’elle se retourne et reconnaisse en ce qu’elle croyait être le jardinier du cimetière son « rabbi », son « rabbouni », son maître, son maître chéri ? Ne fut-il pas lui-même conçu par une femme sans mari ? D’une femme qui, si Joseph ne l’avait prise pour épouse malgré son état, risquait, elle aussi, la lapidation ?
On n’entend, parfois longtemps, que ce qu’on veut entendre. J’ai longtemps ignoré la suite du texte entendu à 20 ans « et l’homme ne dispose pas de son corps mais sa femme » ou encore « et l’homme se sacrifie pour sa femme ». Un peu oublié aussi le « va et ne pèche plus » adressé à Marie Madeleine ou à la Samaritaine….
Longtemps surtout ce préjugé tenace sur votre antiféminisme récurrent m’a empêché d’entendre l’un des plus beaux discours sur l’amour qui ait été jamais tenu. Le vôtre. Sur la parole du Christ, laconique, précise mais elliptique, « aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés », vous écrivez, en des pages admirables, la nécessité pour chacun d’entre nous de crucifier la chair comme Il l’a fait afin que prenne sa place l’Esprit qui nous rend justes.
Un jour enfin, il n’y a pas si longtemps, à Rome, j’ai relu la Lettre aux Romains. Vous y dites que le corps crucifié du Christ vous a fait mourir à la loi .Qu’ avant, les passions coupables, excitées par la loi, agissaient dans votre corps pour vous faire porter des fruits de mort. Que vous vous êtes affranchi de la loi, étant mort à ce qui nous entravait, et qu’ainsi vous avez pu assurer un service nouveau, celui de l’Esprit, au lieu du service ancien, celui de la lettre de la Loi .Et vous ajoutez de la manière la plus claire : « j’étais en vie, mais quand le commandement est venu, le péché est devenu vivant pour moi et ce fut ma mort, car le péché a saisi l’occasion et par le commandement il m’a séduit ».
Que ce soit à l’Acrocorinthe, sur l’Acropole ou à Rome je ne rirai plus, si ce n’est de joie d’avoir enfin compris.
Compris que la loi, entendue de votre bouche, lors de ce mariage, à l’époque ou « j’étais en vie »a rendu pour moi le péché vivant et que celui-ci a provoqué ma mort, en saisissant, dans ma révolte, l’occasion de me séduire.
Compris que seule la mystérieuse et incompréhensible vertu salvatrice de la communion à la mort du Christ peut lever le voile afin que « l’Esprit qui donne la vie dans le Christ nous libère et détruise le péché de l’homme charnel » et que « les exigences de la loi se réalisent en nous qui ne vivons plus sous l’emprise de la chair mais de l’esprit , nous libérant en même temps de l’esclavage et de la peur ».
Compris que, comme vous l’écrivez dans la seconde Lettre aux Corinthiens, « L’Esprit ne donne pas une sagesse qui veut convaincre mais seulement sa puissance dans une sagesse tenue cachée » car « personne ne sait ce qu’il y a en Dieu si ce n’est l’Esprit de Dieu et c’est seulement s’il vient en nous que nous voyons le don de Dieu. L’homme qui n’a que ses forces d’homme ne peut saisir ce qui vient de l’Esprit de Dieu ».
Oui , cher Paul , quand vous dites plus loin dans cette même Lettre « ma conscience ne me reproche rien mais ce n’est pas pour autant que je suis juste » vous montrez la voie d’une humilité que d’aucuns vous dénient et qui pourtant, si on vous lit bien, éclate à chaque phrase , et qui est la seule mais l’indispensable clé de cet amour qui m’exige rien , qui ne dit pas de mal , qui pardonne tout, dont vous parlez si bien.
C’est avec cette clé que je vous ai relu, et cette fois jusqu’au bout. Sous la rudesse des formules apparaît alors la délicatesse du propos. Au jeune homme qui ne peut résister à sa trop jolie femme, vous conseillez de faire l’amour, puisqu’il peut l’épouser. A la jeune veuve torturée de solitude, vous dites que la fidélité n’a pas à être gardée par-delà la mort. De même l’« ancien » qui dirige la communauté n’est pas tenu d’être « eunuque pour la gloire de Dieu » mais pourra être marié, n’étant tenu que d’être fidèle et de savoir faire obéir ses enfants ….
A l’impossible, donc, nul n’est tenu. Mais à celui qui veut suivre le Christ, quelle que soit sa situation, il est demandé de crucifier sa chair pour pouvoir aimer avec justice. Et alors, alors seulement, une fois que l’Esprit lui aura dévoilé le sens du monde et la volonté divine, il pourra comprendre le sens de vos paroles :
Alors seulement la femme pourra se sentir seconde. Alors seulement elle comprendra que ce n’est pas l’accomplissement de sa seule volonté, la seule satisfaction de ses besoins, la seule obéissance à ses propres raisonnements qui doivent la guider dans une vie amoureuse, conjugale, familiale, si elle ne veut pas vivre et faire vivre à ses enfants l’attelage furieux d’une hydre à deux têtes qui finit par se fracasser contre un mur puis l’autre, au fur et a mesure de la violence du désir de l’un, puis de l’autre, faisant des enfants des spectateurs effarés d’une inéluctable séparation.
Alors seulement l’homme pourra se sentir « premier » sans devenir despote, et voir par-delà le privilège de celui qui décide ou arbitre, les charges qui lui incombent. Alors il n’abandonnera plus la femme enceinte dont il ne désire pas assumer l’enfant pourtant né de son propre désir, alors il ne se séparera pas d’une femme même douce et bonne pour en prendre une autre plus jeune ou plus excitante ou plus riche qui lui permet d’assouvir ses passions tyranniques
Alors l’un comme l’autre se sentiront toujours seconds par rapport à l’enfant qui, dans ce plan de la création qu’ils ont décidé de respecter ne saurait en aucun cas être sacrifié à leurs luttes de pouvoir.
Alors oui, les fruits de l’Esprit dont vous parlez si bien : la joie, la douceur, la paix règneront dans leur couple, dans leur famille, dans leur société.
Non, cher Paul, vous n’êtes pas l’ « avorton terroriste » campé par Michel Onfray[1], celui qui ne pense qu’à interdire le plaisir et esclavagiser la femme, le père lointain de l’infibulation, l’inventeur de la ceinture de chasteté , le complice de la lapidation .
Si on vous lit sans préjugés, on vous découvre tendre, quand vous parlez à vos disciples - oserais je dire « maternel » ? - peu méprisant à l’égard des femmes puisque vous comparez vos douleurs de prosélyte à celles de l’enfantement, dévoué, infatigable, courageux et patient.
Cher Paul, je ne sais comment finir cette lettre. Y a-t-il une formule de politesse qui vaille pour un Saint Apôtre habitant de l’éternité, de la part d’une disciple récente et fervente, mais encore engluée dans la chair et la matière dont elle admire tant l’ordonnance et la beauté ?
Sans doute est-ce encore inédit. Alors je vous dirai seulement merci. Car grâce à vos lettres lues et relues, du rire sardonique je suis passée au rire de joie, et sans cesser tout à fait d’être corinthienne je suis aussi un peu, timidement, devenue romaine.
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[1] Cf « du bogie wogie dans la prière du soir » article du même auteur sur le « traité d’atheologie » de Michel Onfray in liberté politique