mardi 22 février 2011

Le mal ? Une révélation

Le temps de la Septuagésime a mis un manteau violet sur la liturgie et un voile de gravité sur notre vie chrétienne. Je suis en train de préparer la prédication de Carême de cette année. Sujet : le mal. Prédication : de 18 H à 19 H tous les dimanches de Carême. Cela fait deux ans que je voudrais parler du mal, en particulier dans la Bible, puisque la Bible nous offre, culminant dans le spectacle terrible de la Croix du Seigneur, une véritable révélation sur le mal. Nous découvrons des choses cachées depuis la fondation du monde comme dit Notre Seigneur. Quel scientifique a osé proposer des solutions à un tel problème ? Le monde des scientifiques est un monde régulier, dans lequel tout est programmé : comment comprendre le mal ? Imaginer qu'il est nécessaire, qu'il y a "ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous" comme disent les stoïciens, et que pour ce qui ne dépend pas de nous, il suffit de se résigner ? Impossible ! On ne se résigne pas au mal... Ou alors ce n'est pas vraiment un mal.

On peut faire le tour de tous les philosophes : il y a ceux qui se résignent (de Zénon à Spinoza et à Nietzsche : les adeptes du nécessitarisme et de l'éternel retour du Même), ceux qui ne veulent pas voir ("Nul n'est méchant volontairement" dit Platon, pour lequel le mal n'est qu'une illusion liée à la chute dans la matière qu'évoque le Phèdre par exemple ou le Politique), ceux qui dissertent sur le mal radical et n'envisagent comme remède que l'absolutisme de l'Etat (Aristote et Kant), ceux qui le justifient, ce mal, en en faisant une étape dans la dialectique, un moment nécessaire dans l'histoire (Hegel, Marx, Lénine, Staline), ceux qui le renvoient à l'enfance et aux complexes auxquels elle aurait donné lieu (les post-freudiens), ceux qui n'en parlent pas parce que la raison n'a rien à en dire (Descartes), ceux pour lesquels tout est toujours pour le mieux (Malebranche et Leibniz) etc. Et dans tout cela... Rien qui vaille tripette.

Le Christ, que dit-il du mal ? Il ne dit pas, il montre. Sa croix est "la chaire de son éloquence, où me montrant ce que je crois, il m'apprend tout par son silence" (eh oui ! Les vieux cantiques ont du bon ! Vous avez reconnu peut-être : Vive Jésus vive sa Croix). Si le Christ sur la Croix transforme son agonie en un acte d'amour incomparable... pourquoi n'en ferions nous pas autant avec nos mille bobos à la vie. Comme dit Simone Weil : "Le mal est à l'amour ce que le mystère est à l'intelligence. Il le rend surnaturel" (c'est à dire pour paraphraser Pascal dans le célèbre texte sur les trois ordres : il lui donne une valeur infiniment plus infinie que celle de tous les esprits pris ensemble. Le surnaturel c'est le divin.)

Valeur du mal métamorphosé en offrande par l'amour... Que c'est dur. Mais il n'y a pas d'autre solution.

Certains ont cru que parce que cet enseignement était extrêmemnt difficile, il fallait le mettre sous le boisseau et ne le ortir qu'au happy few dont on imaginera à l'avance qu'il est capable de le comprendre. Quelle erreur pastorale ! Le mal est universel. Dans un sermon, je ne suis pas sûr d'obtenir le silence et l'attention si je parle du Christ. je suis sûr de toucher chacun si je parle du mal et de la révélation que nous en fait l'Evangile.

C'est que le mal n'est pas une anomalie ou une exception. Tout le monde en parle... Et... tout le monde le fait. L'Ancien Testament est étonnamment catégorique sur ce constat : Non est qui faciat bonum, non est usque ad unum. Ca passe mieux en latin ce pessimisme, mais c'est la même chose en français : il n'y en a pas qui fasse le bien, pas un seul... "Tous sont dévoyés, ensemble pervertis" dit un autre psaume. Je passe sur les innombrables imprécations des prophètes, guère plus optimistes que ne l'est le Psalmiste. Et la Torah elle-même ? Pas d'avantage : même Moïse a péché contre Dieu et ne peut entrer dans la terre promise.

Quand j'étais petit et que j'assistais, avec mes parents, à la messe selon le rite ordinaire, j'étais très étonné de cette invitation dès les premiers mots de la liturgie : "Reconnaissons que nous sommes pécheurs". Et je pensais à part moi : même les grandes personnes ? Nous sommes donc tous pécheurs ? Alors à quoi ça sert ?

Et voilà tout le génie éthique du christianisme : "Tout coopère au bien de celui qui aime Dieu, même les péchés" dit saint Augustin, prolongeant l'épître aux Romains. Bienheureux travail du négatif ! Hegel a essayé de transformer ça en dialectique historique : il n'a réussi qu'à faire couler des flots de sang en Europe et dans le monde au nom du Paradis sur la terre. Le travail du négatif, c'est de l'amour, ça ne peut exister qu'à l'échelle d'une personne qui librement sait, à force d'offrande et d'engagements, "transformer les obstacles en moyen" et trouver un dynamisme jusque dans le malheur... quand l'amour s'en mêle.
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PS : Merci à Antoine d'avoir parlé du "véritable amour". Il me semble que si saint Jean n'emploie pas cet adjectif,véritable, il utilise une terminologie très précise et là où un grec attendrait, s'il est question d'amour, que l'on parle d'eros, de storgué ou de philia, lui Jean, comme tous les évangélistes et sans doute comme le Christ lui-même utilise le vieux mot agapé, que personne n'emploie plus : l'amour véritable, celui qui naît de l'oubli de soi.

Sur ce, saint Thomas ajoute que l'agapé (caritas comme il dit en latin) "inclut toutes les formes de l'amour". A entendre le Boeuf muet de Sicile, même l'amour le plus charnel peut être imprégné de charité, c'est-à-dire d'oubli de soi et de préoccupation du bonheur ou du plaisir de l'autre.

7 commentaires:

  1. Très beau, très bon, très vrai.
    Merci de n'avoir pas mis Freud mais bien les "post-freudiens" dans cette liste d'aveugles ou d'égarés.

    Je voulais simplement vous recommander la "découverte" d'un nouveau petit vénérable (depuis un décret de Benoît XVI du 14 Janvier 2011) appelé à la béatification j'espère bientôt:
    Faustino Perez-Manglano Magro (1946-1963).
    On peut le prier (ou prier le Seigneur par son intercession) pour les vocations.
    On peut lui faire toute demande et lui demander de nous aider contre le mal. Il disait "Je vais essayer l'ascèse du OUI. DIRE OUI A TOUT CE QUI EST BIEN".
    Il avait donné sa vie au Seigneur à l'âge de 13 ans au cours d'une retraite et voulait très fort devenir Marianiste.
    Il est mort avant d'avoir 17 ans. "Je veux souffrir pour le Christ, Il a tant souffert pour moi!"
    Il avait un grand amour de Marie et priait tous les jours le chapelet, l'ayant promis à la Ste Vierge dès l'âge de 10 ans.
    Espagnol, il va être invoqué lors des JMJ de Madrid en Août 2011, n'en doutons pas.
    On peut lire "Et si Dieu me parlait" de José-Maria Salaverri,éd.Le Sarment, Fayard, Jubilé 1989; "Les Pains et les Poissons" du même auteur, même éd. 2004;
    "Un sourire inoubliable" de Odile Haumonté, "Les Sentinelles" Téqui, 2006.
    Aller sur www.marianistes.com/faustino
    Beaucoup de grâces et des miracles.
    Et surtout un petit frère très attentif dans la Communion des Saints. Faîtes-le connaître à vos jeunes, surtout ceux qui aiment le foot, c'était un champion!

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  2. Merci Mr l'abbe pour ce texte qui éveille encore une fois la volonté d'en savoir pLus sur cette question brulante du mal.
    Cependant je vous trouve un peu dur avec ce pauvre hegel qui n'est certainement pas responsable de l'usage ultérieur qui a été fait de sa dialectique par marx et encore moIns Par lénine ou Staline. On ne peut pas condamner de telle manière, a posteriori, un philosophe sans quoi tous devraient également passer "a la trappe" si je puis dire (Platon en premier lieu a cause de ses prises de positions antidémocratiques et que dire de Descartes, Nietzsche et bien d'autres!) a part ce menu repproche dont vois ne me tiendrez, je l'espere, pas rigueur votre réflexion sur le mal s'inaugure sous des auspices tout a fait enthousiasmants.

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  3. Très intéressant.

    Pourriez-vous aussi traiter du Mal déguisé sous l'apparence de Bien ?

    Et de ces gens persuadés de leurs "justesse" (càd d'être des justes, dans le vrai car dans la règle),qui font finalement par leur attitude beaucoup de mal autour d'eux ?
    Ou de ceux qui sont capables de faire souffrir leur prochain en le sacrifiant (dans leur esprit malade et schizophrène en quelque sorte) au profit de leur idée du Salut ? Par ex. en évitant de s'engager dans une relation amoureuse car c'est plus confortable comme ça, sans trop d'embarras etc cf fil précédent, persuadés de se sacrifier pour le Christ, dans un orgueil démésuré et dans l'oubli total du prochain, sacrifié sans ciller.

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  4. J'ai toujours été favorablement impressionné par cette prédication récurrente du curé de mon enfance le jour du vendredi saint:

    "La grandeur du Christ est d'avoir transformé un instrument de torture, la croix, en un instrument d'amour". Plutôt faudrait-il dire en moyen de passage
    de l'Amour. Le christ répondant à un agent de mal par Sa Puissance Transformante qui défie notre puissance d'enlisement par le non choix, le contraire
    de "l'ascèse du oui", le christ, Lui qui n'Est que "Oui". Peut-on dire que le "mal" n'est que "non"? Pire que le mal est l'entre-deux, cette absence de
    courage qui ne génère que du regret, pas même du remords qui empêche de "mourir deux fois" (ne vont peut-être en enfer que ceux qui sons sans remords),
    pas même du repentir, qui nous fait remonter la pente après nous être convertis, retournés, pour nous être aperçus que nous étions sur une mauvaise pente.

    Que vous obteniez plus d'attention quand vous parlez du mal que lorsque vous parlez du christ est mauvais signe. On ne peut se dissimuler cependant que
    chacun d'entre nous, avant d'être certain qu'il veut faire le sacrifice suprême et donner sa vie au christ, voudrait au moins ne pas appartenir au mal.
    Le degré suivant de spiritualisation est sans doute de "penser au christ" sans cesse, mais d'Y penser dans Son rapport à moi, comme si nous aimions égocentriquement
    le christ:
    "Que veut le Christ aujourd'hui pour moi?"
    Comme si je ne pouvais pas m'intéresser à ce que Vit le Christ lorsqu'Il ne Pense pas à moi!
    Un prêtre à qui je m'en ouvrais me répondit que le croyant le plus sincère ne pourrait jamais dépasser cet amour narcissique qu'il voue au christ. De quoi
    entretenir les prémisses pessimistes de votre prédication de carême sur le mal. Il n'empêche qu'après l'étape dans laquelle nous "pensons sans cesse" au
    christ en relation avec nous, il serait souhaitable que nous "priions sans cesse", pour suivre le précepte du christ, c'est-à-dire que nous nous mettions
    en rapport avec Lui. La difficulté que nous éprouvons à sauter le pas d'une relation personnelle au christ tient sans doute à ce que, si notre amour du
    christ a tendance à être narcissiquement orienté vers ce qu'Il pense de nous, Son Amour de nous est un amour de volonté sur nous. Certes, Il ne nous appelle
    plus Ses serviteurs, mais ses amis. Mais de préciser aussitôt:
    "vous êtes mes amis si vous faites ce que Je vous commande." Est-ce qu'aimer, c'est vouloir pour l'autre? Est-ce que ce n'est pas vouloir que l'autre trouve
    son propre chemin? Je confesse, posant cela, réduire l'amour à des dimensions bien humaines.
    Mais le Christ d'ajouter, en manière de nous consoler :
    "Le serviteur ne connaît pas le dessein de Son maître", vous oui! Ce qui vous permet de "marcher dans la même direction" que Moi, pour parodier par avance
    saint-exupéry, pour qui "aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, mais c'est marcher ensemble dans la même direction". Mais si je marche dans et sous
    la direction, fût-ce du christ, ma liberté, que je prends peut-être naïvement pour la faculté de voler de mes propres ailes, ma liberté en prend un coup...
    dans l'aile.

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  5. (fin)
    Si "le mal" n'est "à l'amour que ce que le mystère est à l'intelligence", vous ne faites que dire en termes plus élaborés qu'aucun discours ne peut être
    tenté contre "le mystère du mal". Ce serait tout de même étrange que le Logos ne fasse que montrer. Lui qui Est Raison de tout, Parole au commencement
    de toute Création et qui est venu se faire Parole en ce monde et non seulement sacrifice, êtes-vous sûr qu'Il ne produise aucun discours contre le mal?
    Avons-nous suffisamment scruté les ecritures? Quant à "se reconnaître pécheur" ou "se battre la coulpe", ça n'est efficace que si, au sortir de la messe,
    on ne le fait pas sur la poitrine des autres.

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  6. "Notre puissance d'enlisement (...) Pire que le mal est l'entre-deux, cette absence de courage qui ne génère que du regret" pas mal dit, Julien. C'est-à-dire les tièdes, ceux que le Christ "vomit". Ça fait ...mal.
    Mal parce que "Qui n'est pas pour moi est contre Moi".
    Autrement dit : qui ne choisit pas le bien choisit le mal.
    Car là où n'est pas le bien ne peut être que l'absence de bien. C'est la définition du mal, ce "domaine" où ne réside pas l'Amour. Ce vide, ce trou noir vers lequel celui qui a choisi -ou qui a refusé de choisir- s'est tourné.
    L'envers c'est le mystère de la réversibilité, du vieil Homme dépouillé, du Nouvel Adam, du Chrétien revêtu du Christ,le Logos qui recréé.

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  7. Cher Anonyme du 22 février, 18h30.

    Votre demande paraît surprenante : "Pourriez-vous aussi traiter du Mal déguisé sous l'apparence de Bien ? "

    Pourriez-vous donner des exemples illustrant cette notion ?
    En vous lisant, j'ai immédiatement pensé à certains personnages de pièces de théâtre : ) Camille, l'héroïne de Musset (On ne badine pas avec l'amour), ou à Blanche de la Force, celle de Bernanos (Dialogue des Carmélites).

    Est-ce là ce que vous aviez à l'esprit ?
    ... Et cet orgueil serait-il, alors, plus répandu chez la gente féminine, d'après vous ?

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