jeudi 24 février 2011

A Rome... l'amour des formes

Me voici de nouveau à Rome. Tâche funèbre : il faut fermer la maison, qui était si bien partie. Certains actes ont forcément quelque chose d'irréparable...

Mais la vie reprend toujours le dessus : c'est une nouvelle occasion de vivre au rythme de la Ville éternelle. Un rythme, qui n'a rien à voir avec Paris. Exemple : tout à l'heure dans le bus, petite scène d'anthologie. La voiture est absolument bondée. Les portes ne ferment plus. Le chauffeur tente - oh ! Une vingtaine de fois - d'actionner la fermeture automatique. Sans succès. Sans doute un usager de trop. Il a bien fallu cinq minutes de montre, bus arrêté, pour qu'une vieille dame haute comme trois pommes se mette à hurler : "Scende" (orthographe non garantie), ce qui d'ailleurs dans l'immédiat n'a rien changé. A Rome on a tout son temps : c'est cela aussi la Ville éternelle. Avoir tout son temps ? C'est une bonne définition, une définition à notre portée de l'éternité. Autant dire qu'il faut toujours que nous pensions, nous qui ne sommes pas (encore) dans l'éternité, que nous n'avons pas le temps. C'est le temps qui nous possède hélas, jusqu'à ce que le Christ nous en délivre, en nous faisant porter du fruit : ut eatis et fructum afferatis et fructus vester maneat. Pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit... demeure. Seul le Christ peut faire que notre fruit demeure.

Béni soit Internet ! J'ai pu, sur l'intervention efficace de l'abbé Fournié, réserver des places pour la Villa Borghèse. Du jour pour le lendemain. Formidable. Et nous voilà partis à revoir les formidables groupes sculptés du Bernin. L'enlèvement de Proserpine, et, toujours sur le thème du rapt, Apollon et Daphné. Le cardinal Scipion Borghèse, neveu (nepos) de Paul V (celui qui a mis son nom sur le fronton de Saint-Pierre), était attaqué à cause de la légèreté de ces compositions qu'il commanda à l'immense artiste, qui joue avec le marbre comme d'autre avec une vulgaire pâte à modeler. Il se servit du thème d'Apollon et Daphné : Daphné se transforme visiblement en laurier quand Apollon veut la saisir. Une phrase latine stipule que celui qui aime les belles formes est toujours déçu au moment où il croit les saisir. Pour Scipion Borghèse, esthète parmi les esthètes, la poursuite du Beau reste une perpétuelle insatisfaction... Platon, dans Le Banquet, avait déjà expliqué cela. Et Lacan, d'une autre façon, expliquant : "Le désir, c'est ce qui manque à la visée du sexe".

Est-ce une forme que nous cherchons ? Alors nous serons toujours déçus : la vérité a été sculptée aussi par Le Bernin, comme une femme massive dans son intégral dévoilement, mais nous savons qu'elle est au-delà de toutes allégories, semblance sans pareille de toutes les ressemblances, analogue cachée en toute analogie et jamais dévoilée. N'en déplaise au sculpteur admirable, la vérité n'est jamais nue, jamais pure, elle se donne dans les vêtements du sensible qu'il faut décrypter, elle se montre à travers le bruit de l'événement, qu'il faut toujours tâcher d'interpréter... Les formes rendent la vérité plausible : il ne faut jamais les mépriser. Mais elles sont là pour certifier que le vrai est au-delà d'elles : il ne faut jamais s'y arrêter.

Faut-il envoyer promener toutes les formes, pour pouvoir se mouvoir dans l'absence de formes, comme un poisson dans l'eau ? Heidegger le pensait, qui a essayé de théoriser "la pensée" comme un au-delà de "la connaissance" - sans sujet et sans objet. Pure atmosphère. C'est grave Docteur ? - C'est simplement que Heidegger n'avait pas assez contemplé Le Bernin, qui, au bout de son ciseau de virtuose, a compris qu'on ne pouvait pas se contenter d'une vérité-atmosphère et que, pour nous, ce sont les formes qui nous font entrevoir ce qui est sans forme. Vico a formulé ce qu'il appelle la sagesse des Italiens (voir ce petit livre traduit chez GF) et ce que nous pourrions nommer carrément la sagesse des Romains dans une formule indépassable : "Le vrai et le fait sont convertibles". Verum, factum. Vivent les formes ! Scipion Borghèse avait raison de tenir tête aux punaises de sacristie de son temps - et autres intégristes luthériens ou calvinistes : les formes, toutes les formes sont une prédication de l'existence d'un au-delà des formes, par Lequel elles se ressemblent toutes et par Lequel tous les esprits se comprennent.

Autre attrait momentané de la Villa Borghèse : une exposition Cranach, qui - apparemment, quelqu'un peut-il m'expliquer le pb - fait concurrence à l'exposition parisienne.

A propos d'intégristes luthériens, Cranach est un ami intime de Luther. Il a peint le réformateur dans un petit dyptique avec sa femme, la religieuse Catherine Bora (pas très enthousiasmante au demeurant). il a peint le père(terrible) et la mère de Luther. Il a aussi dessiné et imprimé d'horribles, d'obscènes caricatures du pape (sur ordre de Luther) : Ivan Gobry en a d'ailleurs réédité toute la collection aux éditions Jérôme Millon. Ce spectacle de haine vaut le détour. Pourquoi rappeer ces caricatures ? Pour souligner que la présence de Cranach à Rome ne va pas de soi. Qu'est-ce qui fait que ses peintures s'inscrivent si bien dans le décor luxuriant et baroque de la Villa Borghèse ?

Malgré ce que Calvin appelait lui-même le docétisme luthérien, malgré l'abstraction de cette doctrine du salut par la foi seule, par l'Écriture seule, par la grâce seule, malgré le mépris des formes qu'une telle théologie suppose (voir - de mémoire - sur ce mépris des formes et ce culte luthérien de l'intériorité seule, les 20 points du petit opuscule appelé La liberté du chrétien) - eh bien ! Il y a chez Cranach un culte de la forme, et, en particulier, sans nulle obscénité, dans son Ève, dans ses Lucrèces dans ses Vénus, un culte des formes féminines. Et ce culte va jusqu'à l'ironie cinglante de la série des "couples mal assortis" : ils sont mal assortis, l'homme est un monstre et la femme une divinité (c'est toujours ou presque dans ce sens bien sûr), et cela se voit. Verum et factum convertuntur. Cranach, dans son amitié pour Luther, n'a pas abjuré le culte si catholique de la forme, qui permet seul d'aller au-delà des formes et au-delà du voir.

Pour le dire d'un mot, en une comparaison, Cranach est plus proche du catholique Rubens (même si la plupart du temps, il est moins charnel tout de même : moins explicite) que du protestant Rembrandt (dont il a pourtant le sens de la précision biblique). Tout luthérien qu'il était, Cranach réalisa entièrement la décoration de plusieurs églises catholiques, ainsi que nous l'apprend un commentaire de l'exposition. C'est un peu comme si les auteurs de l'exposition voulaient se défendre d'acclimater je ne sais quelle froideur nordique dans la chaleur romaine. Mais il n'y a rien à défendre pourtant : Cranach à la Villa Borghèse, c'est une magnifique ironie de l'histoire.

6 commentaires:

  1. La concurrence entre l'expo parisienne et romaine est certainement celle des œuvres. Les emprunts de tableaux sont fréquents dans ce cadre, ce qui veut dire que si une expo est organisée ailleurs dans le monde sur le même peintre, alors elle aura par définition moins de tableaux à proposer, donc moins de facettes de l'artiste à présenter.

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  2. les feux d'artifice, c'est éblouissant. Mais ne pourrait-on pas avoir de petites bougies bien droites, bien sages , rangées les unes à côté des autres, comme dans les "églises"( s'il en reste)...? Merci A.S. Aveuglé des Scintillements

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  3. Richesse du Catholicisme :
    Admirer ce feu d'artifice et, en même temps, révérer l'art cistercien.
    Merci Seigneur pour Ta Création !
    Pour l'Homme, capable, appelé à y participer!
    Tout ce qui parle de la largeur, la longueur, la profondeur de Ton Amour!

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  4. "La lumière évolue à peu près dans les formes". Ce vers de Michel Houellebecq me vient, je ne sais pourquoi, à la lecture du merveilleux voyage à Rome auquel vous nous invitez (je sais bien que Michel butor conviendrait autrement à cette visite de rome, au style plus somptueux que Michel Houellebecq, l'écrivain encensé du moment, une sorte de nihiliste+à peine). Or derrière ce vers un peu informe, me semble se dégager quelques lumières sur la vérité. Ces quelques lumières, si je les résume avant de les développer, nous montrent que "la lumière" doit "évoluer dans les formes" pour les traverser, les éclairer, les montrer, mais ne peut le faire qu'"à peu près", ce qui n'est pas une précaution relativiste:

    1. La vérité n'est pas iconoclaste: elle a cessé de l'être depuis que le Verbe s'est fait chair, c'est-à-dire a pris forme, Est devenu pour nos yeux spirituels "Image" ou même "Icone du Dieu Invisible".

    2. Créée, la matière est prise dans un système d'information. Est-ce à dire que la matière est informelle? De même, doit-on déduire du fait que la vérité ne saurait plus être iconoclaste qu'elle doit épouser "la civilisation de l'image" dans laquelle est entrée "la société de l'information" au paroxysme de la fascination pour le règne phénoménal de la manifestation? Ainsi le voudrait sans doute "la religion du signe qui ne fait plus sens"; mais pour nous, le Verbe s'est Fait Signe pour nous montrer le sens.

    3. Si nous vivions dans l'"éternité qui prend son temps", la vérité se présenterait à nous sous une forme figée. Mais, pris par le temps au point d'être engagés dans le devenir, nous ne saurions nous passer de l'évolution. Donc, pour nous, engagés dans le devenir, pour nous pour qui la vérité de l'art est transformiste, mais qui vivons sous les lois naturelles d'une matière informée, non informelle, la vérité n'en revêt pas moins une dimension métamorphique. La vérité est métamorphose à cause de cette dimension du devenir dans laquelle nous vivons jusqu'au refus de Dieu de se laisser figer dans une définition de l'être (cf le passage sur le buisson ardent).

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  5. (suite)
    4. Or le christianisme se montre de nos jours excessivement formaliste, en particulier dans le courant traditionaliste. Le moins qu'on puisse dire est que
    le chef de notre foi ne l'a pas été, Qui ne s'est Fait Signe que pour se Faire Sens et, au-delà, Qui nous a appris à ne plus être sous le joug de la loi tout en la respectant, mais sans en respecter les formes, en les détournant même au besoin. C'est dans cet aformalisme juridique qu'Il a accompli la Loi sans en changer un iota (soit la forme d'une lettre).

    5. Où je veux en venir, c'est qu'il y a un perpétuel hiatus et balancement dans la nature humaine entre sa dimension cyclique et rituelle et son besoin de métamorphose, aussi bien dans les conditions de la Grâce, où la métamorphose devient Puissance transformante nous faisant accéder pas à pas à l'Union à dieu, que dans celles de la nature, où la métamorphose passe par l'invention de nouvelles formes qui subvertissent apparemment les formes traditionnelles du rite qui nous semble donné de toujours, comme si tout n'était pas mortel sous le ciel. Nous avons beaucoup parlé précédemment du mariage et du manque à l'appel des non ordinants parce que non répondants au sacrement de l'Ordre. Or cette crise de l'offre ou ce manque à l'appel proviennent peut-être d'une crise de l'offre, qui semble se manifester sous la forme du vieillissement de la forme sous laquelle on la propose. N'est-il pas de notre devoir, quitte à bousculer en nous "l'homme rituel", d'inventer de nouvelles formes en faisant la part, dans les sacrements, de ce qui est négociable et de ce qui ne l'est pas? Prenons le mariage. Ce qui n'est pas négociable, c'est la fidélité et l'indissolubilité; mais la communauté de vie est-elle vraiment propice à la vie durable du coupe? Quant à l'"ouverture à la fécondité", n'est-elle pas déjà caduque pour des veufs qui se marient, ayant passé l'âge de procréer? Je pourrais ainsi passer en revue tous les sacrements, et il faudrait le faire, les clercs y étant plus habilités que moi, quoique devant solliciter les observations des laïques. On peut se moquer de la "Tradition vivante", mais je crois que c'est cela, la Tradition vivante: discerner, dans la forme sacramentelle, ce qui n'en saurait être changé et ce qui doit l'être en raison de l'évolution de la société ou, si ce mot vous braque, des conditions de la vie actuelle de l'homme moderne dont, sans doute, la nature ne change pas, mais les conditions de vie, assurément ne sont pas les mêmes. Et faute de cet effort de discernement de l'"éternel" et du contingent dans la forme, nous sommes menacés par une vascularisation si peu fluide que l'apoplexie est au bout, à vues humaines, bien entendu.

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  6. Je crois suivre Julien sur un point, le mariage est une métamorphose de tous les jours et qui se renouvelle, qui ne peut se figer sur une forme , une fois pour toutes, , mais l'ouverture à la fécondité ne peut se limiter à la procréation. Par exemple, beaucoup de grands artiste et d'autres ont été portés, inspirés , fécondés par leur épouse. Et réciproquement, A la limite, seule cette fécondité dans toutes ses facettes justifie le mariage

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