Avant de reprendre notre progression "au coeur de l'action" sacrée, au coeur du mystère liturgique, je renvoie les lecteurs au post qui porte ce nom, j'y ai déjà abordé le Communicantes. J'en ai au moins proposé une traduction. Dans la double expression communicantes et memoriam venerantes, "étant en état de communion et vénérant la mémoire, on retrouve tout le début du canon, le Una cum famulo tuo papa nostro dans le participe présent Communicantes et le Memento dans memoriam venerantes.
Qu'est-ce que ça nous dit, cette récapitulation des termes ? Que les deux expresssions être en état de communion ("commmunicantes") et vénérer la mémoire ("memoriam venerantes") ont profondément un sens identique. Après avoir insisté sur la vigueur de sens qu'il faut donner à Communicantes, on notera la force de l'expression "vénérer la mémoire". Il ne s'agit pas seulement de faire mémoire, il ne suffit pas d'ériger un mémorial, de considérer un objet à l'extérieur de soi, mais, comme saint Augustin au livre X des Confessions, de "rentrer dans les palais de sa mémoire", ou comme Bergson de faire cette expérience qui consiste à quitter le temps mesurable (réductible à de l'espace) pour entrer dans la durée pure, qui est la conscience de l'au-delà du visible, là où le visible prend forme, dans les données les plus immédiates de la conscience. Par cette vénération, comme en un état d'union, on parvient, au fur et à mesure que l'on rend réel les contenus du mystère, à conjurer la grande Faucheuse du temps qui passe, à abolir le temps et le lieu, comme données spatialisantes, et à rentrer dans d'autres dimensions celles de l'immédiateté. Kierkegaard parlait de "contemporanéité". A travers l'immédiateté de la présence du Christ, que nous touchons dans l'action sacrée, nous sommes les contemporains de toutes les personnes qui d'une manière ou d'une autre participent à son sacrifice, en particulier les apôtres et les martyrs, dont une liste va suivre.
Pourquoi faire allusion à ces modernes que sont Bergson et Kierkegaard ? Pourquoi aller chercher saint Augustin et sa conception de la mémoire ? Parce que l'on a beaucoup utilisé la notion de mémorial au moment de la réforme liturgique, mais qu'on l'a utilisée à faux Au lieu de parler d'action sacrée, comme c'était le cas dans les anciennes rubriques, on s'est mis à parler de la messe comme d'un simple récit, le récit de l'institution. Mais s'il s'était agit seulement d'un récit, il aurait suffi de se le répéter chez soi, de l'apprendre aux enfants et basta cosi ! Pas besoin de liturgie ! Pas besoin de messe ni d'église pour servir d'écrin à ce qui n'est plus une perle... Avec une telle présentation de ce que saint Thomas dans l'Adoro te appelle "le mémorial de la mort du Seigneur", il n'y a plus de "mort du Seigneur", on l'a librement réinterprétée, commme a progressivement disparu la guerre de 14 de la mémoire populaire, malgré le mémorial du 11 novembre. Le mémorial s'il "sert simplement à faire mémoire" d'un fait historique, se déforme lui-même et la mémoire disparaît. La mémoire véritrable n'est pas, comme la mémoire ordinaire, l'objectivation (et donc l'instrumentalisation) du passé mais une manière inititiatique de présentifier le passé, en en faisant une expérience présente, pour ceux qui sont prêts à la vivre avec intensité, memoriam venerantes. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que le sacrement est effectivement un mémorial.
Le passé, on en dira ce que l'on voudra, ça sent toujours un peu le sapin... Et du coup, parce qu'il faut toujours laisser les morts enterrer leurs morts, on prend forcément des libertés avec le passé, devenu une mémoire plastique, dont on peut, au choix, se vanter ou faire repentance... Il n'y a spirituellement de vraie mémoire que la mémoire du présent ; l'intensité d'une action qui échappe au temps, voilà ce qui nous ppermet de parler de façon positive de mémoire et de mémorial. Voilà en profondeur pourquoi, à propos de la mémoire de la Shoah, le Hongrois Imre Kertesz, rescapé d'Auschwitz, explique à qui veut l'entendre, que seul un romancier peut évoquer ces moments. Ou un poète. Ou un cinéaste qui ne réalise pas un documentaire. Il faut la médiation de la littérature ou de l'art pour que l'évocation de la Shoah ne se transforme pas en une mémoire plastique de faits objectivés, à propos desquels toutes les déformations sont possibles. Il parlait en témoin (voir La Shoah comme culture chez Actes sud), tenant la littérature pour plus vraie que l'histoire car elle seule peut annuler le temps.
Je ne dis pas qu'une littérature de l'Eucharistie soit nécessaire (encore que le cycle du Graal, sous certains aspects, pourrait en tenir lieu). Mais il fallait éviter que la Passion devienne son propre mémorial, en proie à toutes les déformations que lui aurait fait subir le présent je veux dire notre époque et toutes les autres époques). Le Christ a pourvu lui-même à ce danger, en instituant le sacrement de l'Eucharistie. Le sacrement, c'est, sous une autre forme que l'événement de la crucifixion, sous une forme non sanglante, non pas un récit (le récit de la Passion a lieu, selon les quatre Evangiles durant la Semaine sainte), mais un mémorial comme dit saint Thomas d'Aquin, une manière sublime de rendre présents les contenus du Mystère, en les montrant sous une autre forme, pour les soustraire à toute déformation et à toute interprétation circonstancielle.
Reste à expliquer (nous le ferons plus trad en suivant le texte du Canon) que cette expérience de la mémoire, prise en elle-même, dans son mécanisme humain, peut paraître une réalité trop élitiste. Un peu comme quand un Jean-Luc Marion parle, dans le même sens je crois, de phénomène saturé à propos de l'eucharistie... Comme s'il était obligatoire de savoir ce qu'est un phénomène dans la dialectique kantienne pour comprendre l'eucharistie comme une évidence, comme une expérience. Cela ne parle pas à tous, alors que tous peuvent faire cette expérience, éprouver cette évidence : la foi (au sens le plus universel du terme), c'est ce que l'on fait comme une évidence.. Reste à poser la question que nous avons approchée tout à l'heure de la mémoire du présent. Quelle est cette présence dont on s'approche sans la connaître ? Le texte du Communicantes nous donne un indice....
Il cite une liste d'apôtres et de martyrs qui se sont approchés de cette présence, à en mourir par le martyre, et à nous montrer avec quelle entièreté il faut communier avec eux pour éprouver cette présence. Il y en a 24 : douze apôtres (en comptant saint Paul l'apôtre que le Seigneur s'est choisi pour remplacer Judas) et douze martyrs, des papes ou des évêques des trois premiers siècles, pour six d'entre eux un diacre (saint Laurent) et cinq laïcs, qui sont égaux aux prêtres dans leur martyre et donc cités avec eux, mais après eux, selon leur rang : Chrysogone, Jean et Paul, Côme et Damien. Vingt-quatre comme les vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, qui sont devant le trône de l'Agneau : le cardinal Ratzinger écrit : "Les vingt-quatre saints rappellent les vingt-quatre vieillards qui entourent le trône de l'Agneau dans la liturgie céleste". Nous avons dit qu'il n'y a de vraie mémoire que la mémoire du présent. La liturgie terrestre est le mémorial d'une mystérieuse liturgie céleste, éternellement présente celle-là, dont nous apprendront d'avantage avant la fin du Canon.
Précédant cette liste des 24 vieillards est citée la Vierge Marie, "qui est un ordre à elle toute seule" dit le cardinal de Bérulle. Elle est dite "glorieuse" car elle est "seule sainte par nature" (Maximilien Kolbe) n'ayant pas subi le péché d'origine, elle représente l'exception miraculeuse au cri des réformés "A Dieu seul la gloire". Sa gloire est non seulement d'être immaculée (sans péché), mais d'être corédemptrice représentant à elle seule devant l'ange Gabriel cette liberté humaine qui était nécessaire pour que la grâce rédemptrice de Dieu nous soit donnée. Sa liberté a anticipé et a rendu possible celle de son Fils.
L'ajoût à cette liste de saint Joseph par le pape Jean XXIII me semble davantage relever d'une dévotion privée absolument louable que de cette liste de saints, liste canonisée par l'Eglise, qui ne peut pas justifier ni qu'il y ait vingt-cinq vieillards, là où le texte sacré en compte symboliquement 24, ni que la sainteté de Joseph soit mise sur le même pied que la sainteté de Marie, pour les raisons que j'ai sommairement donné au paragraphe précédent.
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