Les anges et les hommes ont chanté de concert l'hymne de louange à Dieu. Il est temps d'entrer dans le Saint des saints pour accomplir le sacrifice.
Ce saint des saints n'est pas celui du Temple ruiné en 70 après le siège de Jérusalem par les Romains Si le rideau du Temple qui séparait le Saint du Saint des saints s'est déchiré "depuis le haut jusqu'en bas", c'est que la vieille économie sacrificielle, avec l'autel des parfums et l'autel des sacrifices d'animaux, est terminée. Quoi qu'en pensent les théologiens actuels, prompts à revendiquer une sorte d'égalité de dons entre le premier et le second testament, l'auteur de l'Epître aux Hébreux est formel, et quoi qu'il en soit du torrent des docteurs, je préfère le suivre lui, lorsqu'il écrit : "Ainsi se trouve abrogée la prescription ancienne, en raison de sa faiblesse et de son inutilité" (7, 19). La loi ancienne est abrogée, la loi nouvelle est proclamée. Le Temple de Jérusalem n'est pas une norme pour ceux qui croient dans la loi nouvelle. Il est un type, une figure annonciatrice du temple nouveau, qui porte sa religion propre.
Mais quel est ce temple nouveau ? J'ai cité à plusieurs reprises l'Epître aux Hébreux : le temple nouveau n'est pas fait de main d'hommes. C'est un temple spirituel, qui est voulu par le Père et offert par le Fils dans le feu du Saint Esprit. Florus de Lyon, ce liturgiste du IXème siècle que nous avons déjà rencontré, y fait clairement allusion dans son Expositio missae à la fin du Sanctus : "En cette heure d'une action si sacrée et si divine, toute séparée en esprit des préoccupations terrestres, et l'Eglise avec son prêtre et le prêtre avec son Eglise, entre, rempli de désir spirituel dans l'éternel sanctuaire d'en haut qui appartient à Dieu". Voilà comment, au début du IXème siècle, on entrait dans la consécration : sanctuarium Dei supernum et aeternum. Cette heure porte en elle-même une telle "sacralité" qu'en quelque sorte le temps suspend son vol, et ce temps arrêté dans la louange, pétrifié par la confection d'un si grand mystère, divinisé par le silence sacré, nous transporte dans le tabernacle éternel. Les églises, si belles soient-elles, ne sont que "des temples ministériels" pour parler comme Charles de Condren. Quiconque suit le célébrant au nom de l'Eglise pour entrer dans le Mystère, devient co-agent du Mystère dans lequel il a pénétré.Et ce mystère n'est pas un tas de pierres mais "l'intime de Dieu" comme dit l'Epître aux Hébreux"
Florus de Lyon emploie des mots précis qui conviennent à ce qu'ils désignent : je pense en particulier à ce petit mot : actio. Dans le texte que nous venons de citer, Florus évoque la liturgie comme "une action si sacrée et si divine". Les deux adjectifs disent la dimension théandrique (divino-humaine) de tout sacrement. Le substantif insiste sur le présent de la présence, sur le fait que cette présence de Dieu est une action, qui peut devenir l'action de tous, il suffit de le vouloir. En tant qu'elle est humaine l'action liturgique est sacrée. On peut préciser avec les mots mêmes de Florus : en tant qu'elle est humaine, elle est remplie elle est investie de désir spirituel et d'attention.. En tant qu'elle est "divine", "c'est notre rédemption qui est agie et transmise dans ce divin mystère"(in h. l.). Or notre rédemption vient de Dieu, notre rachat est un acte qui vient de Dieu. C'est Dieu qui "agit ce mystère", Dieu qui rend efficace l'oeuvre de notre rédemption, mais en même temps, c'est la piété de l'homme qui le "transmet", qui le rend transmissible et... contagieux.
Si la messe n'est pas une action sacrée, qui a Dieu pour auteur principal et le prêtre pour cause instrumentale, elle devient une simple affiche, une pancarte signalétique, une pure représentation sans vie, un simple mémorial... Et alors les églises se vident. La messe est une action sacrée qui implique tous les participants, à commencer par le célébrant, sans lequel l'offrande ne pourrait être consacrée. Il ne s'agit pas d'une grandeur personnelle du ministre et c'est pourquoi Florus de Lyon évoque l'Eglise. Lorsque le célébrant joue ce rôle d'instrument de la consécration, il ne peut le faire en son nom propre. Il le fait au nom de l'Eglise. C'est lui et l'Eglise ou l'Eglise et lui. Il porte une parole qui le dépasse et dont l'Eglise seule a reçu du Christ les promesses. Tel est son privilège : voir passer entre ses mains "la si grande grâce de notre rédemption qui est agie et transmise dans ce divin sacrement". Avec cette expression "l'oeuvre de notre rédemption", on retrouve la collecte du IXème dimanche (nous l'avons citée plus haut). A l'époque où Florus écrit cette Exposition, cette oraison a sans doute déjà deux ou trois siècles.
Fait important : juste avant la consécration, Florus de Lyon trouve bon d'insister non pas tant sur les paroles qui seront dites, mais sur l'atmosphère, sur l'ambiance : "l'intention et le dévotion des coeurs" se font intenses, tout bruit de paroles cessant", "l'église tout entière s'est mise en silence", les voeux et les désirs de tous s'associent" (on pourrait traduire étymologiquement : font société). C'est ce recueillement sacré, palpable que l'Eglise offre à son Seigneur, alors que tout bruit de parole s'est éteint. Le mot strepitus, employé par Florus, ne renvoie pas seulement au vacarme mais à toutes sortes de bruits : les grincement, les craquements, les murmures. Quelle belle évocation du silence liturgique ! "Le prêtre, écrit Florus à propos du Hanc igitur, "commence à répandre la prière par lequel le mystère même du corps et du sang du Seigneur est consacré : Te igitur...".J'avoue que je n'avais pas compris l'emploi du verbe fundo : diffuser ou répandre la prière. Pourquoi Florus n'emploie-t-il pas le mot "dire" ? Parce que cette diction elle même est silencieuse, comme l'explique bien le contexte qui insiste sur ce silence. La prière du prêtre se diffuse dans le silence. Et tout indique que pour l'auteur de ce texte, il ne s'agit pas d'une dangereuse nouveauté mais de la coutume qu'inspire à l'Eglise le caractère sacré de son action. Nous avons déjà traité du silence liturgique avec Germain de Paris (mort en 574). Florus est un autre témoin de l'importance de ce silence, dont il explique qu'il est seul compatible avec "la consécration du corps et du sang du Seigneur".
Pour la rigueur de la démonstration, j'avoue un désaccord avec l'éditeur du texte de Florus, Paul Duc. Il écrit, dans la version latine qu'il propose : "L'Eglise tout entière s'est mise en silence", en mettant une majuscule à Ecclesia. On peut y voir je ne sais quel silence mystique de l'Institution ecclésial lors de la consécration. Je préfère enlever la majuscule et considérer que cette formule, avec d'autres que j'ai traduite dans le même passage, décrivent l'ambiance de l'assemblée, qui, par son silence, exprime que littéralement elle est au ciel, dans le Temple éternel. Comme dit le vieux cantique : "Le Ciel a visité la terre" en cet instant. On dirait peut-être de manière plus juste que c'est la terre qui obtient pour une heure de visiter le Ciel.
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