vendredi 18 décembre 2009

Empêché de danser ?

Mais non, Henri, je jubile au contraire et ce n'est pas vous qui m'empêchez de danser mais entre autres, ma... rotondité exagérée et ma souplesse qui ressemble un peu à celle d'un pachyderme.

Ce que vous dites de l'imitation de Jésus Christ me paraît très juste et trop peu souvent exposé. Vous utilisez Dostoïevski et vous donnez un sens magnifique à l'Idiot, le seul grand roman de D. que j'avais du mal à comprendre et au sujet duquel j'étais tenté (juste une seconde) de donner raison aux analyses classicistes et injustes d'Alain Besançon sur le "tolstoievskisme", congénitalement russe et (selon lui) pas chrétien [C'est le chapitre 2 de son ouvrage sur La falsification du bien].

Je ne veux pas, pour autant, heurter Antoine, qui a raison d'invoquer les stigmates de saint François d'Assises et de parler, à propos de ce grand saint d'identification au Christ. Mais quelle identification ? Et quelle imitation ? Le Christ, "moi divin dans une nature humaine" comme dit Cajétan, totalement divin et totalement humain (au point que Cajétan, métaphysicien de la dualité, peut parler quelque part de sa personne humaine tout en l'appelant Ego divin : il est l'un et l'autre, sa personne divine est humaine, il est l'analogue parfait de la divinité et de l'humanité), le Christ donc n'est pas si facile à imiter que cela. Exemple ? Dans sa subjectivité divine (infinie), il possède les vertus contraires, la douceur de l'Agneau de Dieu et la vigueur qui est dans celui qui chasse les marchands du Temple (Jean 2) et répond du tac au tac à la haine des pharisiens (Jean 8). Dostoïevski n'a pas réussi à le représenter dans le Prince Muichkine, qui n'est que douceur (de façon agaçante) et, comme l'explique Henri, il a dû tirer les leçons théologiques de son échec romanesque : le Christ est irreprésentable. On ne peut jamais voir qu'un aspect de sa personne si prodigieusement une et si merveilleusement ouverte aux sentiments contraires.

Prenons une vertu comme la chasteté : la chasteté du Christ provient de son lien vital constant avec le Père. Comment la bagatelle pourrait-elle l'intéresser, il voit le Père ? Mais en même temps, vis à vis des femmes, quelle exquise délicatesse. Jamais le Christ ne méprise la sensibilité d'une femme. Voyez avec l'hémoroïsse, qui touche par derrière la frange de son manteau et qu'il rassure, qu'il guérit, alors qu'elle est légalement impure à cause de son flux de sang. Et puis bien sûr, voyez comme il se laisse laver les pieds par Marie Madeleine, cette femme de laquelle, dit l'Évangéliste, il a chassé sept démons et à laquelle il apparaîtra, en exclusivité si j'ose dire, le jour de sa Résurrection ("Ne me touche pas" lui dit-il alors). Il est sensible aux manifestations de cet amour : "Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé". Lequel d'entre nous peut prétendre imiter cette chasteté du Christ : elle est proprement inimitable ! Nous ne jouissons pas de la vision de Dieu sur la terre, le problème se pose donc différemment pour nous.

Comment imiter le Christ s'il est inimitable ?

Le cardinal de Bérulle a cette formule magnifique : "Le Christ est le vrai peintre de soy-même". C'est lui qui s'imite en nous et c'est pour cela qu'un romancier ne peut pas imaginer un personnage qui soit totalement crédible comme imitateur du Christ (voilà "l'échec" de Dostoievski avec le Prince Muichkine et voilà aussi l'échec de tous les personnages du Christ au cinéma : Mon Dieu ce que Jim Caviezel à l'air bête par instant dans la passion du Christ : un butor).

Le Christ est le vrai peintre de lui-même, parce que, dit Cajétan, par la foi, l'espérance et la charité, il nous reçoit dans sa personnalité infinie, et en quelque sorte, selon notre naturel à chacun, selon notre tempérament, il active en nous un élan surnaturel, différent. Le Christ, souligne Cajétan, est l'hypostase (le sujet) de son corps mystique. C'est son énergie qui l'anime surnaturellement et, de même que son humanité particulière est la cause instrumentale de son agir divino-humain, de même nous pouvons à notre tour devenir les instruments du Christ, même si notre personnalité propre limite fatalement notre contribution à la vie du corps mystique.

"La plus belle fille du monde, dit-on, ne peut donner que ce qu'elle a". Il en va de même dans la vie surnaturelle. Dans la vie, c'est comme à Lourdes, Dieu ne crée pas le bras que nous n'avons pas. Le Christ se sert de nous selon ce que nous sommes, nous ne pouvons lui donner que ce que nous avons. Notre imitation du Christ est un élan surnaturel de foi, d'espérance et de charité dans les limites étroites de notre nature individuelle, mais resubjectée pour l'éternité, recentrée pour toujours dans sa Personne adorable.

Faire des projets ? Imaginer une ébauche de nous en Christ ? Impossible. Autant dessiner le mouton du Petit Prince.

Mais alors que faire ?

Comme disait Saint-Cyran, il suffit d'"aller où Dieu mène", mais il importe dans cette aventure imprévisible de notre re-subjectivation dans le Christ (de notre conversion), de ne jamais oublier, ainsi qu'il l'ajoutait lui-même, de "ne rien faire lâchement". Saint-Cyran (en réalité dans la vie : Jean Duvergier de Heaurane) avait osé enfreindre les édits de Richelieu et écrire un traité pour défendre... le duel. Il savait ce qu'il disait lorsqu'il parlait de lâcheté (il sera d'ailleurs incarcéré à Vincennes par l'Homme rouge). On parle toujours des autres passions, on oublie la plus terrible et la plus courante : la peur. Le Christ lui même a connu la peur jusqu'à suer de la sueur de sang avant sa passion, au Jardin des Oliviers, mais son courage est proportionnel à cette peur...

3 commentaires:

  1. Bravo ! vous êtes un artiste et vous auriez dû être jésuite ! Tel Salomon, vous soutenez Henri sans me donner tout à fait tort, car avec votre discrète allusion à l'Imitation de JC de Th. a Kempis, vous soulignez combien l'identification au Christ est le seul chemin de perfection du chrétien... Et je trouve que votre conclusion est brillante : nous ne pouvons rien par nous-mêmes, si ce n'est vouloir, et c'est le Christ qui nous conforme à Lui-même... Il fallait le rappeler.

    Et puis j'adore votre conclusion car les paradoxes m'attirent que le miroir aux alouettes ! mais s'appuyer sur Saint Cyran pour prôner le quiétisme, il fallait oser ! (je blague, hein, mais vraiment ça m'a fait rire, et de toutes façons, j'adhère totalement à cette conclusion aussi paradoxale soit-elle -historiquement et doctrinalement parlant !-)

    En conclusion, merci encore à Henri d'avoir fait prgresser la réflexion et, conclusion de la conclusion, il va falloir que je lise Tolstoï et Dostoïesvski !

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  2. L’Abbé m’a coupé l’herbe sous les pieds par sa magistrale intervention. Je voulais répondre à Antoine hier soir et puis j’ai remis au lendemain la réponse définitive, pour raisons familiales. Au risque de paraphraser ce qui a été dit fort bien, voilà ce que j’aurais voulu dire hier soir à Antoine, et que je n’ai pas eu le temps de finir:
    Merci Antoine de vos remarques mais je pense, que du moins pour un laïc, qu'il faut distinguer ou s’entendre sur le mot s’identifier « : si c’est s’identifier aux souffrances du Christ" en prenant notre part ou agir selon sa volonté ou agir au nom du Christ pour un prêtre, je n’ai rien à redire, mais si c’est s'identifier à sa figure et croire pouvoir jouer son rôle, par simple imitation , non de ses vertus, mais de ce qu’il a été en vérité, c’est hors de notre portée. .. Ici bas du moins. (Ce qu’a dit encore mieux L’Abbé Guillaume de Tanoüarn) Saint Paul, qui Dieu sait est habité par le Christ, qu’il a persécuté, ne s’identifie pas à lui. Je mettrais donc en cause- non pas chez vous Antoine, car votre recherche et votre souci sont sincères d’aller plus loin- mais parfois dans notre Eglise, une bonne volonté un peu naïve (1) qui croirait que c'est arrivé, sans aller au bout de l’incarnation, qui resterait cantonné dans un rôle un peu verbal, pas assez engagé, et décalé, ce qui rejoint d’ailleurs votre remarque suivante sur ceux qui se contenteraient d’exalter le passé visible sans répondre aux défis de notre temps, sans aller au charbon. .
    Vous avez là donc raison par avance contre cette déformation et toute question mérite d’être posée, je le reconnais, mais à mon tour de vous en poser une autre : ne leur vous faites pas là, peut être, aussi un procès d’intention. Qu’en savez vous vraiment, qu’en savez nous vraiment de leur action présente, de leur attention à leur prochain pour ceux qui tiennent ce langage. Là encore tout est question d’équilibre. A chacun de prendre ses responsabilités, et l’arbre sera jugé…




    (1) Cela me rappelle les années 1970 à 200 ? où l’on demandait aux jeunes du catéchisme de rejoindre « un copain » le Christ, vu aussi comme un super syndicalistes selon Clavel par des prêtres engagés, bref un super Zidane avant la lettre, le tout baignant dans un consensualisme, qui est tout sauf vraiment chrétien . Bref on instrumentalise la figure du Christ. Cela me fait penser aussi plus douloureusement à certains durcissements de clercs de part et d’autre, tellement sûrs d’avoir raison, parce qu’eux du bon coté, se drapant dans leur bonne volonté inépuisable, mais qui reste verbale et décalée, et rejetant les autres dans les ténèbres de l’obscurantisme ou de l’hérésie en déchirant le manteau de l’Eglise

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  3. Cher Père, ne parlez pas de "pachyderme" (quoiqu'un très noble animal),
    alors que vous êtes un lion!

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