Question brûlante parce qu'elle est mal traitée. Parce que la chair a été mal traitée dans des sociétés où la productivité et l'argent étaient supérieurs à l'émotion ou à la beauté.
Quand on veut bien regarder la Tradition de près, il faut constater que le christianisme a un génie étonnamment charnel. Un génie rétif à l'idéalisation. L'idée pure, cette "vapeur" (Cajétan) n'intéresse pas un chrétien, qui n'y voit qu'une sorte de déperdition de substance. L'utopie (l'idée politique érigée en norme de l'avenir) ne joue aucun rôle dans l'histoire du christianisme orthodoxe.
L'idée, c'est bon pour les philosophes, qui, eux, vont parfois, dans leur passion pour elle, jusqu'au mépris du corps. Pensons au grand Plotin, sorte de miracle de l'idée pure, qui n'écrivait rien lui-même et ne parlait, les yeux fixés sur un horizon imaginaire, que pour répondre à ses disciples. Porphyre, son disciple, nous apprend qu'il est littéralement mort de crasse., dans la puanteur épouvantable d'une gangrène mal soignée. Autre trait de son mépris personnel pour la chair. On dut se cacher et faire semblant d'assister à ses cours pour réaliser son portrait : "N'est-ce pas assez de porter cette image dont la nature nous a revêtu ? Faut-il encore permettre qu'il reste de cette image une autre image plus durable, comme si elle valait qu'on la regarde ?" s'était écrié le philosophe. On reconnaît là la sévère condamnation de l'image qu'avait portée, plusieurs siècles auparavant Platon lui-même au Livre X de la République. Le platonisme est une sorte d'iconoclasme avant la lettre.
Plus proches encore des chrétiens apparemment, mais plus loin d'eux en réalité sont les gnostiques. Le mépris pour la chair, l'horreur de la matière, c'est eux. Je citerais l'Evangile de Marie (Marie madeleine) dans le Codex de Berlin : Le Sauveur dit : toutes les natures, toutes les créatures et toutes les productions sont imbriquées et unies entre elles, mais elles seront dissoutes dans leurs racines propres, car la nature de la matière est dissoute dans ce qui constitue sa nature unique. Qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ". Cette destruction, dans ses racines propres du monde matériel a quelque chose d'hallucinatoire...
A la même époque toute autre est la doctrine du christianisme orthodoxe. Tertullien souligne dans son Traité de la Résurrection de la chair : "Puisque partout le mépris pour la chair est le bélier que l'on fait jouer contre nous chrétiens, il est nécessaire à notre tour de défendre la chair. Repoussons le blâme par l'éloge". Suit un magnifique et très rhétorique éloge de la chair, éloge inattendu chez Tertullien dont les tendances super-ascétiques (jusqu'à adhérer à l'hérésie montaniste) sont bien connues. Mais saint Paul déjà voyait dans le corps de chaque homme le temple nouveau de l'Esprit nouveau. Temple à entretenir, à restaurer peut-être, à protéger de tous les égarements. Qui dira par exemple ce que la folie du sexe contient de mépris paradoxal pour le corps. Michel Houellebecq l'a bien montré sans le vouloir dans les Particules élémentaires.
On peut dire que l'art renaissant et baroque, en particulier à Rome, saura dire la gloire du corps, jusqu'à effrayer les bien pensants. On sait qu'un pape avait entrepris d'habiller les personnages de Michel Ange dans le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine. Aussi étonnant que cela puisse paraître à certains, manifestant la gloire de la résurrection de la chair, c'était Michel Ange, c'était Jules II qui étaient dans la Tradition : tradition d'une beauté charnelle qui constitue en elle-même un appel à la vie spirituelle. Dans toutes les églises de Rome (je veux parler des églises historiques pas des affreuses paroisses années 30 ou 50), il y a ce message d'une chair transfiguée parce qu'elle a été revêtue par le Verbe de Dieu, d'une image qui porte une proximité humaine et en même temps, qui recèle une émotion et, si on sait la regarder en face, sans détourner les yeux à cause de la profusion du spectacle, qui laisse s'accomplir cette émotion dans une sorte de frisson d'éternité.
Le catholicisme, religion sacramentelle, est dans la distance toujours respectée, une religion de l'émotion ou il n'est pas. Tel est l'enseignement des liturgies que la tradition nous a léguées.
Telle est aussi sans doute l'explication du malaise créé depuis quarante ans, alors que d'un côté les liturgies s'intellectualisent et cèdent souvent à la tentation minimaliste et que de l'autre côté l'enseignement moral de l'Eglise connaît une inflation quantitative étonnante.
Rome n'a jamais été un agent moral. Elle est jusque dans le sublime anagramme de son nom (roma-amor) un foyer d'émotion, dont le coeur historique est la recherche de la beauté et, mais cela revient sans doute au même sur un autre plan, le respect fervent de la vérité qui s'est faite chair.
Quant à cette vérité du dogme dont il est le gardien en titre, il n'est pas anecdotique de souligner que le magistère romain l'a confiée non à des idées ou à des idéologues, mais au ciseau et au pinceau des plus grands artistes et aussi à la chair des mots latins qui la portent aux fidèles.
Comme le disait déjà Tertullien, dans le De carne Christi, en s'opposant très consciemment à l'idéalisme des gnostiques, "la propriété des noms est le salut des substances". Telle est l'autre face -complémentaire - du génie romain : la matérialité des mots, transmis en toute propriété, contient le salut que l'idée, sans doute parce qu'elle est trop purement humaine, ne sait pas retenir...
Abbé G. de Tanoüarn