"Allons ! Discutons dit le Seigneur : tes péchés seraient-ils rouges comme l'écarlate, je te ferai blanc comme la neige, quand ils seraient rouge comme la pourpre, comme laine ils deviendront" (Is. 1, 18) s'écrie le prophète Isaïe.
Le premier mot qui nous frappe est le mot "discutons". C'est ce que nous allons faire justement. Il faut discuter avec Dieu, il nous y invite. Discuter de quoi ? De ce qui nous sépare de lui : du péché. A charge pour nous de ne pas raconter n'importe quoi. A charge de rester vrai quoi qu'il se passe. La Vierge Marie en donne un exemple remarquable dans son dialogue avec l'ange Gabriel, où elle lui avoue qu'elle entend ne pas connaître d'homme, alors que Dieu attend d'elle qu'elle soit la mère du Messie.
Ensuite, dans ce verset d'Isaïe, le mot important pour ne pas tout confondre, c'est le deuxième verbe : "Je te ferai". Dieu nous transforme, il nous rend l'innocence perdue, mais sommes nous capables de nous laisser transformer ? Nous ne devenons capable de cette divine métamorphose, que si nous reconnaissons la gravité de notre péché.
Comment Dieu nous rend-il l'innocence perdue ? Comment opère-t-il "la rémission des péchés", en laquelle nous croyons ? Par la communion des saints, qui trouve son origine dans le Christ. Le Christ nous rachète. C'est lui qui parle dans ce verset de l'Ancien Testament, lui et non le prophète Isaïe. Il nous enseigne la réversibilité des mérites. Qu'est-ce à dire ? Sa souffrance est notre rachat. Rachetés par lui (il nous a payé "cher" dit saint Paul en pensant à sa mort sur la croix), nous pouvons nous racheter les uns les autres. Nous pouvons nous aussi, offrir nos souffrance pour les autres. Par l'amour. En expirant sur le bois de la croix, dit le vieux Cantique, Dieu nous aima plus que lui-même". C'est ce que nous appelons la rédemption, le rachat, la victoire de l'amour. "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime". Le Christ a démontré son amour par sa mort. C'est en l'imitant que nous ferons nous aussi "un bon usage des maladie", un bon usage des souffrances, un bon usage du mal et de la mort. "Sans effusion de sang, dit saint Paul aux Hébreux, il n'y a pas de rémission" (Hébr. 9, 22). Bien sûr Dieu aurait pu déclarer le péché inexistant. "Une goutte de son sang aurait suffis pour sauver le monde" dit saint Thomas dans l'Adoro te. Il n'avait pas ce besoin de la souffrance de son fils pour effacer les péchés du monde. C'est le monde qui en avait besoin. Le monde avait besoin de transformer l'obstacle de la souffrance, le scandale de la souffrance et sa fragilité pécheresse, en autant de moyens du salut. Comment faire concrètement pour pratiquer cette alchimie existentielle ? Simplement regarder la croix du Seigneur et imiter Jésus sur sa croix, pour recevoir l'intelligence de la souffrance. Beaucoup aujourd'hui se détournent de cette intelligence-là.
Revenons à Isaïe pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, dans une société qui hait la souffrance, qui déteste la condition humaine, en rêvant à "transhumaner". Si l'on oubliait ce verbe "Je te ferai", dans l'expression "je te ferai blanc comme la neige", on pourrait lire ce verset d'Isaïe dans le sens où tout vaut tout, où rien, jamais, n'est grave, parce que Dieu pardonne toujours. La pastorale actuelle détourne trop souvent les fidèles de la croix. Le péché dans cette perspective, devient juste un truc pour les enfants : pour leur apprendre à vivre, au mieux, il s'agit d'un rappel du devoir social. Mais, c'est en tout cas ce que l'on imagine trop souvent en voyant les choses depuis notre ici-bas - entre grandes personnes, avec Dieu on finit toujours par s'entendre. Il est vrai qu'en tant que le péché est une offense faite à Dieu, Dieu a une immense réserve de pardon. Mais le péché n'est pas seulement une offense faite à Dieu, offense que Dieu, libéralement nous pardonne, comme le Père de l'Evangile pardonne au fils prodigue d'avoir mangé son héritage avec les prostituées. Ce pardon là, nous savons maintenant qu'il va de soi, que Dieu est miséricorde, que rien ne peut l'atteindre surtout pas nos péchés, et qu'il nous aime sans mesure.
Si l'on fait un pas de plus, et si l'on décide de faire abstraction du péché et de s'en tenir à la miséricorde de Dieu, quoi que nous fassions, ne risque-t-on pas trop facilement de croire que tout nous est permis ?
Pauline Jaricot, au début du XIXème siècle, avait identifié ce risque d'une miséricorde "excessive" de ce Dieu, coeur ouvert et grand pardonneur, Dieu qui dans l'eucharistie met sa miséricorde à la merci des passants. Dans son livre L'amour infini dans la divine eucharistie, elle explique : « Autrefois, le sanctuaire était fermé par un voile ou par
une séparation qui dérobait presque entièrement à la vue des fidèles la célébration
des saints mystères. Aujourd’hui il est entièrement découvert. Les laïcs
peuvent prendre place jusqu’au pied de l’autel et dans quelques églises le
sanctuaire est si rapproché de la nef qu’on pourrait dire en quelque sorte
qu’il n’existe point de séparation ». C'était la tendance de son époque. Que dirait-elle devant la nôtre ? Et cette dame d'oeuvre lyonnaise d'essayer de tirer une loi historique inquiétante pour la logique chrétienne de l'amour infini. N'en pouvant plus de son propre constat, elle s'adresse directement à Dieu :
« A mesure que l’homme s’éloigne de vous, vous paraissez vous rapprocher
d’avantage de lui. A mesure que notre
foi s’affaiblit, la sainte Eglise, toujours dirigée par le Saint Esprit, expose
de plus en plus Jésus-Christ aux adorations des fidèles ; elle multiplie
les adorations du Saint Sacrement. Elle rend les sanctuaires de nos temples
plus accessibles. Elle paraît se dépouiller de sa sévérité pour mettre notre
sauveur à la portée de tous ceux qui désirent arriver au pied du trône de sa
miséricorde ».
Faut-il
dissimuler cet amour divin aux hommes qui en abusent et rétablir l’empire de la
crainte ? Faut-il oublier cette grande promesse de la rémission des péchés ? A Dieu ne plaise !
La révélation de l’amour divin est dans l’Ecriture
elle-même, dès l’ancienne alliance. On ne peut pas détourner Dieu de son
dessein d’amour. Il faut seulement le faire comprendre, ce dessein, comme existant de personne à personne, de cœur
à cœur, pour que les hommes, insérés chacun dans une relation d’amour avec
Dieu, ne puisse pas se contenter de spéculer sur le grand courant anonyme de la bonté divine, sans répondre
activement à son amour. Un homme digne de ce nom, un homme de coeur doit se sentir responsable d'avoir à rendre amour pour amour, comme l'écrit souvent le Père de Foucauld. Et Pauline Jaricot surenchérit : « C’est donc pour vaincre notre cœur comme
malgré nous que ce Dieu généreux, ces derniers temps, nous montre le sien
vaincu par sa charité pour nous. Il veut que son cœur soit exposé à notre
vénération afin de réveiller notre sensibilité par sa tendresse mise en
opposition avec notre indifférence ». Le Sacré cœur, remède historique à
la tiédeur de l’homme calculateur et qui ne sait que se servir de la bonté
divine en misant sur son pardon, c’était sans doute aussi le fond de la pensée
du Père de Foucauld, qui, rappelons le, portait un sacré cœur (le cœur surmonté
de la croix) brodé sur son habit. On peut se moquer de l’amour, parce que
l’on s’en fait une représentation vague, mais on ne se moque pas de l’amant, en
particulier lorsque c’est Dieu qui aime. « De Dieu on ne se moque
pas » disait saint Paul. Du cœur de Jésus, nous les hommes, nous ne saurions
nous moquer sans encourir la colère de Dieu, c’est-à-dire avant tout notre
propre mépris. Tel peut-être la première réponse que l'on donne face aux excès de la miséricorde divine dans la rémission des péchés. Qui est capable de se moquer du coeur de Dieu ? Celui-là ne peut encourir que la colère du Tout puissant, colère face à laquelle la plus forte chance est que le pécheur s'endurcisse... jusqu'à l'enfer.
Il ne s'agit pas un instant en effet de prétendre que le péché n 'est pas grave. Ce que je soutiens c'est que le péché, qui est une offense à Dieu, rencontre facilement en Dieu le pardon. Mais c'est en nous que, si j'ose dire, ça coince. Georges Bernanos s'écriait dans le Soleil de Satan, : "Que le péché qui nous dévore laisse en nos êtres peu de substance". Le péché nous détruit, détruit en nous l'amour, la générosité, la grandeur d'âme, le sens de l'honneur et de la dignité, le respect de soi-même. Il fait de nous des calculateurs intéressés, des philosophes anglais, les Start Mill les Bentham, qui pensent que le souverain bien, ça se calcule.
J'allais dire une chose énorme : le pardon qui vient de Dieu n'est pas suffisant.
Il faut que nous ayons la volonté de réparer le péché commis. C'est ce que comprenaient bien les jansénistes face au sacrement de pénitence : sortir du confessional en se disant : tout est réglé, c'est oublier que recevoir le pardon divin n'est pas suffisant, qu'il faut aussi se reconstruire. Alors que notre être moral inné est tout entier tourné vers Dieu, fin ultime de notre agir. A pécher, c'est-à-dire à vouloir agir comme si Dieu n'existait pas, on s'endurcit et on détruit cette orientation spontanée vers Dieu. Ne reste plus en nous que la peur ou l'instinct social, qui nous interdit les péchés trop voyants, mais qui encourage secrètement les dérapages d'autant plus terribles qu'ils resteront socialement neutres. D'autant plus mauvais qu'ils sont accomplis impunément.
Bernanos encore une fois : " La plupart des catholiques ne considèrent les Evangiles que comme une espèce de code moral qui leur promet le salut éternel en récompense de l'honnête exécution du devoir social. Ils ne voient rien. Nous sommes environnés de surnaturel". "Environnés", c'est le mot. Le mal est surnaturel : satanique. Le bien est surnaturel : divin. Obscurément, tous ceux qui ont reçu une formation chrétienne de près ou de loin, savent qu'ils sont responsables du bien et du mal qu'ils font, dans une dimension qu'ils ne soupçonnent pas forcément (c'est ce que Max Wundt appelle l'hétérogénie des fins : les choses que l'on cherche à atteindre sont infiniment plus importantes objectivement qu'on ne le croit subjectivement). Ces individus "de marque chrétienne" (Pierre Manent) savent encore obscurément que toutes leurs actions les dépassent et qu'en cela elles sont bien surnaturelles, alors que dans la conscience que l'on prend du quotidien, on voudrait à toute force s'insérer dans l'ordinaire du jeu social et ne pas en démordre.
Cette censure purement sociale que l'on confond avec la morale authentique, est souvent vécue comme une sorte de triche à l'échelon d'une société. Comment se débarrasser de ce jeu social dans lequel, quoi qu'en pense Sartre, nous sommes tous des salauds. Oui comment faire disparaître cette triche ? Non pas en acceptant le choix entre les deux formes de surnaturel, le divin et le diabolique, comme le pensent les chrétiens conscients d'eux-mêmes ; mais en déformant le christianisme et ce qu'il y a de plus beau en lui : la miséricorde. en répétant que le péché n'existe pas, que d'ailleurs le rouge écarlate équivaut à la blancheur de la neige, qu'en fait tout vaut tout, le blanc, le rouge, que le péché n'existe pas.
Mais comment croire à la rémission des péchés si l'on ne croit plus au péché ? Et comment ne plus croire au péché quand on voit la grossièreté des âmes qu'habitent une sorte d'impunité pécheresse ? Justement, la première expérience qui mène à la conversion est l'expérience du mal. C'est tout ce qu'a compris le Fils prodigue de la Parabole. Il l'a payé cher cette compréhension, jusqu'à s'engager comme gardien de troupeaux chez un maître exigeant et rapiat, lui qui n-a pas su reconnaître la bonté de son propre père. Pour que le pardon du Père lui soit favorable, il a dû reconnaître : "J'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis pas digne d'être appelé ton fils" (Luc 15). Appeler mal ce qui est mal et bien ce qui est bien, c'est le commencement du salut. La bonne disposition pour recevoir de manière efficace - et non purement formelle - la rémission des péchés, c'est, comme le Fils prodigue, d'avoir fait, de manière cinglante, l'expérience du mal. D'un mal, le péché, la mort ou l'humaine saloperie, qui est plus fort que soi. Lorsq'on le comprend, on saisit que l'on a besoin de Dieu.