mercredi 31 mars 2010

Merci pour Alexandre

Ce matin coup de téléphone de la maman de l'abbé Alexandre Berche... Il y a du nouveau. "Alexandre vous demande". Je m'enquiers des progrès de son état. Et j'apprends que l'opération de vendredi a consisté à lui retirer un risôme (?) une sorte de kyste (une boule de graisse) qui s'était formé dans la trachée ouverte pour l'assistance respiratoire. Il avait atrocement mal ces derniers jours. L'opération a très bien réussi. Et il n'a plus mal. Surtout maintenant il s'exprime...

Il sait parfaitement où il est, ce qu'il est... Il rit : toujours cette aptitude à prendre de la distance par rapport à lui-même. On ne comprend pas encore absolument tout ce qu'il dit, mais il s'astreint à choisir ses mots. Ainsi lui ai-je demandé quelque chose à votre attention, à vous tous qui priez pour lui. Il m'a répondu avec un beau regard, presque timidement, comme s'il réalisait en même temps l'audace de sa demande : "Encouragez les à poursuivre". En propres termes !

Quand on lui demande ce qu'il veut il répond : mes lunettes (cassées bien sûr durant l'accident) et mon bréviaire. Hier, il avait demandé un missel. Sa maman me dit que ses progrès sont sensibles d'hier à aujourd'hui dans son expression.

Ce qui est beau, ce qui est nouveau, c'est son sourire. un sourire qui vient de l'intérieur. Aucune impatience contre son état. Non : un sourire de ses yeux bleus comme lavés par la souffrance.

Pour l'instant il est toujours en réanimation. Il va partir en convalescence très bientôt. Ses proches sont très surpris de ce come back si rapide après un si long coma... Je crois qu'il n'a pas fini de nous étonner.

Jean-Marie Guénois défend le pape?

Dans Le Figaro du 30 mars Jean-Marie Guénois prend la défense du pape Benoit XVI, mis en cause selon lui par un documentaire d’Arte («Que veut le pape?»). Que ce documentaire soit contestable, c’est bien possible, je ne l’ai pas vu. Il est certes de tradition que le service public de l’audiovisuel mette une petite claque aux catholiques à la veille de Pâques, souvenez-vous du «Corpus Christi» de Prieur et Mordillat, mais ce n’est pas là mon sujet.

Non, ce qui me turlupine, c’est l’axe de défense de Jean-Marie Guénois. Sur ce que fait Benoit XVI, je ne m’attendais pas à ce qu’il dise «oui, et alors? c’est très bien!». Il aurait pu se contenter de «oui et alors? c’est là l’affaire des catholiques!». Hélas! Pour défendre le pape, il choisit de minimiser sa responsabilité et la portée de ses décisions.

La responsabilité du pape: Jean-Marie Guénois écrit que «la décision sur la messe en latin et sur les évêques lefebvristes […] avait été soumise [aux cardinaux]». En clair: effectivement… mais c’est pas que lui!

Sur la portée des décisions, et puisque décidément c’est la liturgie classique qui a du mal à passer, Jean-Marie Guénois rassure: «la messe en latin …est tolérée à titre ‘extraordinaire’ et sous certaines conditions strictes». En clair encore: n’ayez pas peur: c’est limité, c’est encadré.

Voici qui est habile et efficace. Par là-même qu’il ‘défend’ le pape, Jean-Marie Guénois donne une coloration douteuse à deux de ses actes majeurs, la main tendue aux traditionalistes, et le retour de la messe traditionnelle.

J’avoue avoir relu Summorum Pontificum, cherchant quelles «conditions strictes» (on entend presque ‘restrictives’) Jean-Marie Guénois y voit à la messe traditionnelle. J’avais déjà fait une relecture suite à ma demande signée avec pas mal d’autres de ma paroisse – la réponse de mon curé («un ‘non’ d’ouverture») me laissait perplexe. J’avais eu un doute. Avais-je dans mon enthousiasme zappé certains mots? Fallait-il lire que «le prêtre n’a peut-être besoin d’aucune autorisation», que «si ça se trouve le curé accueillera volontiers leur demande», ou encore que «l’Évêque est instamment prié d’exaucer leur désir s’il le souhaite»?

Eh bien non. J’avais bien lu, au contraire de mon curé et de Jean-Marie Guénois. Ça me rassure et même temps que ça me déprime un peu.

Réponses sur Averroès et les falasifas

Un Internaute malheureusement anonyme offre à mon alter ego Joël Prieur une petite leçon bien méritée sur l'importance de la philosophie islamique. Je voudrais y revenir...

Tout d'abord, notez que je parle de philosophie islamique. Vieux souvenir : mon prof de philosophie islamique me reprend pendant un oral. C'était il y a 25 ans, je passais mes "UV"- non ce n'était pas du bronzing mais un marathon pour obtenir les Unités de valeurs, qui aujourd'hui bien sûr n'existent plus sous ce nom. J'arrivais droit du Séminaire, ayant étudié le programme de manière très "intensive". J'étais en soutane dans Paris IV, sans beaucoup d'habitude encore. Voilà que - c'était mes premiers mots - je parle de philosophie arabe. "Il n'y a pas de philosophie arabe" me reprend-elle. Je ne savais pas si c'était du lard ou du cochon, si je m'étais trompé de porte, si le programme avait changé, si l'on se moquait de ma pauvre soutane....Elle reprit : "Ibn Sina est Persan et Ibn Rushd espagnol... Il n'y a pas de philosophes d'origine arabe... trancha-t-elle. Jusqu'aujourd'hui je me le tiens pour dit...

Parlons de philosophie islamique, puisque le point commun de ces penseur c'est l'islam (et donc la langue arabe quand même puisqu'on n'a pas le droit de traduire le Coran d'une manière qui puisse faire autorité).

Averroès est-il aux origines de la culture occidentale ? Je ne crois pas que ce soit diminuer cet immense dialecticien que de dire : le logiciel qui obscurément gouverne la pensée d'Averroès n'est pas un logiciel occidental. Attention, cela ne signifie pas qu'Averroès n'ait pas rayonné sur tout l'Occident, bien plus longtemps d'ailleurs qu'il n'a pu le faire dans le Monde musulman, et avec une postérité identifiable de penseurs et de poètes (Siger de Brabant au XIIIème siècle Agostino Nifo au XVIème). Mais sa philosophie en réalité me semble avoir été trop foncièrement régressive par rapport à la Révolution personnaliste chrétienne qui régnait sur l'Occident pour que l'on puisse dire qu'il a sa part aux origines de la culture occidentale.

Averroès a d'innombrables thèses sur diverses positions aristotéliciennes. Par exemple, il défend la dimension théologique d'Aristote, alors qu'Avicenne voit plutôt dans l'aristotélisme un discours sur l'être, antisophistique. Théologie ou ontologie ? ce prisme change beaucoup de choses. Il développe une philosphie de l'acte alors qu'Avicenne s'enferme dans une philosophie de l'essence. Cette attention à l'energeia a quelque chose d'éminemment sympathique. Bref qu'on n'attende pas de moi un réquisitoire contre Averroès. Indiscutablement cet homme savait lire. Il lisait parfaitement Aristote, en bouchant quelques trous dans sa Métaphysique à l'occasion.

Mais son logiciel n'est pas occidental, sur deux point fondamentaux, qui gouvernent justement l'efflorescence de ce que l'on a appelé l'averroïsme latin. Premièrement il n'a aucune pensée du sujet. Deuxièmement : il développe, parallèlement à cette première intuition a-subjective, une théorie dite de la double vérité, qui est très difficilement soutenable pour un Occidental.

Voyons d'abord son problème avec le sujet pensant, le Je du Je pense et du Je suis. Là-dessus c'est le Père Laberthonnière, ce moderniste émérite, qui m'a donné les idées claires. Si l'on prend au pied de la lettre la théorie aristotélicienne (et sans doute aussi platonicienne, grecque quoi) de l'individuation par la matière, non seulement on s'interdit de penser la personne, mais on ne parvient pas bien à saisir en quoi l'esprit (spirituel par hypothèse comme par tautologie) peut être lui-même individuel. En dehors du corps, notre esprit, c'est l'esprit universel, c'est le Dieu acte pur que contemple Averroès. En rigueur de termes, il n'y a donc pas de sujet pensant, pas de responsabilité intellectuelle. La subjectivité n'est qu'une particularité appelée à disparaître en fusionnant dans la Totalité de l'Esprit universel (qu'Averroès appelle l'intellect agent unique). Notre esprit en chacun de ses actes est dans une rigoureuse "continuité" avec l'Esprit universel. Cette pensée est celle des sociétés archaïques, qui voient l'esprit partout. La révolution chrétienne de la personne (et la révolution post-chrétienne de l'individu dans tous ses états) rend cette structure intellectuelle obsolète au moment même où elle apparaît.

On pourra évidemment me faire une objection à propos de l'individualisme post-moderne, qui verrait d'un bon oeil cette pensée de la désappropriation de soi. C'est tellement agréable de pouvoir poser le fardeau du Moi. Comme dirait Maffesoli, se fondre dans une masse orgiaque, une bacchanale post-moderne (?), quel délice, j'en frissonne. Allan Watts grand penseur de Mai 68 expliquait par exemple que "la solution du problème du moi, c'est la suppression du problème". C'est radicale, mais c'est tellement bon de ne plus être soi...

Oui, toutes ces pensées existent en Occident aujourd'hui. Ce sont des pensées archaïques, qui nous mènent tout droit à ce que d'aucuns ont appelé l'ensauvagement, la décérébration etc. Cela mène en réalité à la suppression de toute vie intérieure, s'il est vrai que la vie intérieure est cette capacité d'un dialogue de soi avec soi... qui exige au moins que l'on veuille être soi.

On pourra toujours parler à propos d'Averroès de "décentrement du Sujet". Ce décentrement vous a un côté tellement, oui, tellement tout ça... Mais pour qu'il y ait décentrement du Soi, encore faut-il qu'il y ait un Moi. Et c'est ça le problème des pensées de l'Intellect agent unique. Le Moi est une pure présence sensitive à soi-même. Ce sentiment de présence (si océanique qu'il puisse devenir avec du chanvre) ne suffit pas à constituer un Sujet, réellement distinct de son environnement, résolument différent du monde.

Deuxième problème : la question de la double vérité... Je la traiterai dès que... A très vite !

mardi 30 mars 2010

[conf'] Sylvie Chabert d’Hyères: " Le récit lucanien de la Passion du Christ"

Mardi 30 mars à 20H00 au Centre Saint Paul (12 rue Saint Joseph - 75002 Paris), conférence de Sylvie Chabert d’Hyères, exégète: " Le récit lucanien de la Passion du Christ" - PAF 5€, tarif réduit à 2€ (étudiants, chômeurs, membres du clergé). - La conférence est suivie d'un verre de l'amitié.

dimanche 28 mars 2010

[conf'] Dimanche 28 mars : L'œcuménisme, de Vatican II à Benoît XVI - Histoire d'une histoire, sans jugements de valeurs

Conférences de Carême au Centre Saint Paul (12 rue Saint Joseph - 75002 Paris) sur le thème général: Vatican II : quelle boussole? Herméneutique de rupture et herméneutique de continuité - Conférence à 18H00, messe à 19H00

Dimanche 28 mars : L'œcuménisme, de Vatican II à Benoît XVI - Histoire d'une histoire, sans jugements de valeurs

vendredi 26 mars 2010

Joël Prieur: "Gouguenheim : Le Moyen Age pour les nuls"

Repris de Minute - 3 mars 2010

Sylvain Gouguenheim a osé s’en prendre à l’histoire telle qu’on la raconte aujourd’hui, au nom de la réalité historique, correctement observée. Résultat : un best-seller, Aristote au Mont Saint-Michel, et la rancune tenace des caciques de l’université, qui ne décolèrent pas contre ce jeune professeur à l’Ecole normale supérieure…

Islamophobie savante, c’est le diagnostic que porte le philosophe Alain De Libera sur l’historien Sylvain Gouguenheim. La raison de cette sévérité ? En 2008, Gouguenheim a publié, aux éditions du Seuil, Aristote au Mont Saint-Michel. Dans ce livre, il démontrait, avec des arguments nouveaux, que l’Occident n’avait pas eu besoin de la médiation de l’islam pour recevoir les trésors intellectuels de la civilisation grecque. Le public a plébiscité ce livre. La communauté savante, peu habituée à connaître de pareils tirages pour ses productions trop souvent enfermées dans un ésotérisme corporatif, fit la fine bouche devant le succès. Les colloques se multiplièrent, animés par les caciques du genre, pour démontrer que l’islam était bien à l’origine de la culture occidentale.

Peine perdue ! La banderille de Sylvain Gouguenheim est devenue une référence pour tous ceux qui évoquent le sujet. On peut dire aujourd’hui tranquillement que l’islam n’a qu’une influence purement anecdotique sur le développement de la culture occidentale. Il ne s’agit pas d’islamophobie. Il s’agit d’avoir le courage de mettre en valeur une réalité historique, même lorsqu’elle ne correspond pas aux besoins de la culture actuellement dominante.

Mais les légendes ont la vie dure parce qu’elles viennent de loin. On n’a pas attendu Alain De Libéra pour souligner le rôle de l’islam dans la transmission de la culture grecque à l’Occident. Dans les quelques pages qu’il consacre à Charles Martel, dans son avant-dernier livre, Gouguenheim cite Anatole France, un romancier qui savait faire son beurre de l’histoire comme on sait : « Monsieur Dubois, professeur de grammaire [cela ne s’invente pas] demanda à Madame Nozière quel était le jour le plus funeste de l’histoire de France. Madame Nozière ne le savait pas. C’est, lui dit Monsieur Dubois, le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l’art et la civilisation arabe reculèrent devant la barbarie franque. »

L’historien n’a pas son pareil pour déboulonner ce genre de bobards. Son avant-dernier livre – je parle de l’avant dernier : il y en a eu deux presque coup sur coup cette année – est un modèle de clarté. L’auteur porte, sans complexe, des « regards sur le Moyen Age ». il se meut avec facilité dans un univers dont les ressorts principaux nous échappent, en conduisant toujours son lecteur à l’essentiel. Sont déclinés, sur quelques pages, toujours suivies d’une bibliographie, quarante thèmes différents qui vont de Clovis à la construction des cathédrales gothiques, et de la République de Venise à la question de savoir si, au Moyen Age, les paysans étaient des esclaves. On sent la méthode de l’Ecole normale supérieure : ces regards sont autant de fiches thématiques ; simplement elles sont écrites dans un style classique, qui en font des modèles du genre.

Contrairement à ce qu’on lui reproche, Sylvain Gouguenheim s’y montre avant tout soucieux d’objectivité, au fait de la bibliographie universitaire (allemande en particulier) et habile à replacer tel fait ou tel personnage dans un cadre plus vaste : celui de son époque. Ses mises au point ne sont pas apologétiques. Elles ne défendent pas «une certaine idée du Moyen Age». Mais elles nous transportent au cœur du sujet sans effort. Ce qui est appréciable, c’est que Gouguenheim n’hésite pas à susciter des paradoxes ou à pousser telle ou telle pointe inattendue.

Exemple ? Dans sa mise au point si claire sur les Templiers, il souligne que cet ordre n’a rien à voir avec l’esprit de la chevalerie laïque, hérité du XIIe siècle. Si l’on veut comprendre l’ordre du Temple, il faut d’abord admettre que nous sommes devant «une armée de métier, la première au Moyen Age». Certes la guerre devient pour cette nouvelle milice une «voie de salut». Mais cette guerre, on la fait avec sérieux, sans se soucier du geste, plus ou moins «chevaleresque», et en visant avant tout l’efficacité sur le terrain.

Je ne vous cache pas que j’étais sceptique face à ce livre dans lequel je m’imaginais trouver un bric-à-brac hétéroclite et inutilisable. L’esprit de synthèse de Gouguenheim nous permet de découvrir dans ses Regards sur le Moyen Age autant de lumières faciles à acquérir et que l’on ne trouvera pas forcément ailleurs sans un vaste labeur. C’est le Moyen Age pour les nuls ? Un peu, si l’on considère que les nuls ont davantage besoin que les autres de la rigueur de l’historien pour s’orienter dans les paysages surprenants que l’histoire nous a laissés.

Joël Prieur

Sylvain Gouguenheim, Regards sur le Moyen Age, éd. Tallandier, 408 pp., 26 euros, commande chez l’éditeur.

Joël Prieur: "Caravage : laissez-vous ravager !"

Repris de Minute - 17 mars 2010

Nous célébrons cette année le quatrième centenaire de la mort de Caravage, le grand peintre italien du clair obscur et une exposition à Rome, ajoutée à la publication d’un certain nombre d’ouvrages, rétrospectives en images ou biographies, nous permettent de vérifier que le génie classique de ce jeune bagarreur de 39 ans n’a pas pris une ride.

Moderne Caravage ? On le voit avec son Saint François en méditation, présenté en ce moment à Paris à l’exposition sur les Vanités (61, rue de Grenelle). Il est plus moderne que ses contemporains, plus moderne aussi que ceux qui l’ont copié, les caravagesques, même ceux qui avaient du génie, Georges de La Tour ou Rembrandt. Caravage parvient toujours à nous surprendre et cela est dû non seulement au clair obscur dans lequel se détachent ses personnages (ce clair obscur qui agaçait tant Stendhal lors de son voyage en Italie) mais surtout à la manière dont ses personnages occupent l’espace et à leur naturel. Les pèlerins de Lorette ? Ils ont les pieds sales et cela se voit. La Madeleine ? Même pas besoin de montrer un décolleté plongeant, elle est sobre dans ses attitudes mais – par exemple dans La Mort de la Vierge, tableau que l’on trouve au Louvre – c’est la vivacité de sa douleur qui suffit à nous la désigner. Saint François ? Son vêtement est troué, laissant deviner un corps robuste et un homme qui ne s’en laisse pas conter. Le Triomphe de l’amour ? C’est un Cupidon plus espiègle encore que sensuel dont la nudité défie le spectateur.

Parmi bien d’autres publications, la biographie de Laurent Bolard, parue chez Fayard, permet de bien comprendre le contexte de la vie du peintre. Et d’abord son milieu d’origine, près de Milan, profondément catholique, marqué par la grande personnalité de saint Charles Borromée. Puis les circonstances de son arrivée à Rome, la personnalité de ses protecteurs, la vie de Bohême qu’il mène dans le vieux centre historique, autour de la Via della Scrofa qui n’a pas changé de nom. Enfin l’atmosphère de sa fuite, après qu’il a tué en duel un capitaine de la police du pape, son désir d’être fait chevalier de Malte, les appuis qu’il reçoit à La Valette et puis (après un nouveau meurtre ?) encore l’errance et ce pardon du pape qui arrive au moment où il tombe malade, épuisé.

Les Italiens font bien les choses et pour l’anniversaire de sa mort, ils se préparent à identifier son cadavre dans une fosse commune de Porto Ercole. Pour nous il est temps d’exhumer Caravage de nos souvenirs fanés et de revoir ses toiles, toutes magnifiquement restaurées, en nous plongeant avec Laurent Bolard dans l’atmosphère unique de la Rome des papes. Une chose est sûre : après quatre siècles, Caravage n’a pas fini de nous étonner.

Joël Prieur

Laurent Bolard, Caravage, éd. Fayard, 288 pp. (avec un cahier couleur), 27 euros port compris. Commande à : Minute, 15 rue d’Estrées, 75007 Paris

mardi 23 mars 2010

[conf'] Philippe d’Hugues: "Eric Rohmer, entre Pascal et Marivaux"

Mardi 23 mars à 20H00 au Centre Saint Paul (12 rue Saint Joseph - 75002 Paris), conférence de Philippe d’Hugues, ancien administrateur de la Cinémathèque française: " Eric Rohmer, entre Pascal et Marivaux" - PAF 5€, tarif réduit à 2€ (étudiants, chômeurs, membres du clergé). - La conférence est suivie d'un verre de l'amitié.

dimanche 21 mars 2010

[conf'] Dimanche 21 mars : Vatican II et les religions du Livre - Les chrétiens, leurs frères aînés et leurs cousins : comment dépasser les drames familiaux ?

Conférences de Carême au Centre Saint Paul (12 rue Saint Joseph - 75002 Paris) sur le thème général: Vatican II : quelle boussole? Herméneutique de rupture et herméneutique de continuité - Conférence à 18H00, messe à 19H00

Dimanche 21 mars : Vatican II et les religions du Livre - Les chrétiens, leurs frères aînés et leurs cousins : comment dépasser les drames familiaux ?

samedi 20 mars 2010

Vatican II sous le feu de la critique

"Vatican II est le vrai acte de naissance de Mai 68". Nous sommes sur RTL. Il est 7 H 17 du matin. Eric Zemmour se la joue Zorro en venant au secours de l'Eglise attaquée à cause de la pédophilie de quelques uns de ses membres. Il en profite pour tenter ce raccourcis historique, qui me semble assez éclairant du point de vue sociologique...

Quant à moi, je continue mes séances de Carême sur Vatican II. Je vous avais soumis la première, sur la modernité. Voici la seconde sur les sources de la foi. C'est une réflexion sur certaines origines théologiques de la déchristianisation. Un peu technique ? Sans doute. Mais j'attends tout de même vos remarques et vos critiques. Le texte a quadruplé de volume depuis le IIème dimanche de Carême. Mais il devrait encore grossir... Grâce à vous peut-être. Je me mets volontiers sous le feu de vos critiques...

Chapitre 2 : Dei Verbum, la foi en quête d’un point fixe

Si l’objectif du Concile est de mettre au travail toute l’Eglise pour que chacun, là où il se trouve, cherche à rendre le christianisme audible dans le monde contemporain, il est clair qu’en pratique, le premier sujet qu’il faudrait aborder est la liturgie. Par la liturgie, en effet, l’Eglise montre son cœur au monde, qu’elle invite à sa prière. La réforme que le Concile a envisagée dans la première de ses grandes Constitutions, Sacrosanctum concilium, n’allait pas jusqu’à la création d’une nouvelle forme du rite ; il s’agissait seulement de réformer la liturgie, pour la rendre toujours plus efficace, toujours plus belle, toujours plus attirante. En un mot : toujours plus vraie. C’est par la liturgie que le tout venant prend habituellement contact avec l’Eglise, par exemple à l’occasion d’une cérémonie familiale, triste ou joyeuse, mais jamais sans signification. L’enjeu pastoral est donc capital. Nous aborderons cette question bientôt.

Mais si nous prenons les choses du point de vue le plus fondamental, c’est-à-dire du point de vue doctrinal – si nous prenons l’Eglise à réformer non du point de vue de son cœur maternel, mais du point de vue de son esprit et de cette science nouvelle qu’elle détient et dont elle doit faire part au monde, alors là il est clair que la question qui vient d’abord à l’esprit est celle de la Parole de Dieu et de sa transmission. Car l’Eglise ne tient pas cette science nouvelle et vraiment révolutionnaire de sa propre recherche, mais du Christ qui a dit : « Celui qui est de la vérité entend ma voix » (Jean 18).

La vérité dont l’Eglise a la charge, cette Bonne nouvelle qu’elle porte au monde sur le destin divin de l’homme, cette connaissance nouvelle, bien sûr, n’est pas une découverte purement humaine. Telle est l’origine profonde de ce que l’on appelle la foi : l’esprit humain n’est pas capable, par lui-même, de connaître la vérité. Il peut seulement, comme, le disait déjà Platon, la re-connaître…

Prenons une référence incontestable C’est, par exemple, le premier article de la première question de la Première partie de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin qui se demande : « Existe-t-il, outre les disciplines qui sont proportionnées à l’esprit humain (physicas disciplinas), une connaissance qui se transmette d’une autre manière (alia doctrina) ? ». L’homme ne se sauve pas par ses connaissances propres. Il ne trouve pas, au fond de lui-même, la clé pour sortir du puits dans lequel il se morfond. Regardons-nous nous-mêmes. Mesurons ce que nous sommes ! Un individu, quel qu’il soit, ne saurait, par lui-même, acquérir son salut et posséder la vie sans fin.

Certes le Concile (en particulier dans Dignitatis humanae) sur la liberté religieuse, nous présente souvent l’être humain comme étant en quête de vérité. Cette quête est belle. Elle permet à l’homme d’échapper à la spirale du désir, au terme de laquelle il ne rencontre que le néant. Elle permet à l’homme d’accrocher son cœur et d’ordonner sa vie à de vrais désirs. Mais cette quête de vérité ne suffit pas ; humainement elle restera toujours incertaine. Pour que nous ayons des certitudes dans ce domaine qui est celui de notre destinée ultime et du sens de notre existence, encore faut-il que cette vérité entrevue ait été donnée à l’esprit humain, comme un fait nouveau, que notre nature ne renferme pas en elle-même.

Et voilà pourquoi notre nature, qui ne peut pas connaître le fin mot de sa destinée par elle-même, encore moins s’en saisir d’elle-même, est seulement capable de la reconnaître, cette destinée, lorsqu’elle lui a été montrée, puis, l’ayant reconnue, de la ressaisir, et finalement de la faire sienne. Ce long chemin a un point de départ : la parole que Dieu nous adresse et qui rend tout possible.

Dei verbum… La Parole de Dieu, c’est à juste titre que le Concile s’est intéressé à la manière dont nous étions rendus capables de nous ressaisir de la parole de Dieu. Cette parole de Dieu, nous allons étudier la manière dont elle nous est donnée, le medium qui la porte jusqu’à nous. En fait de medium d’ailleurs, selon la doctrine catholique classique, il y a deux médias qui contiennent la Parole de Dieu : l’Ecriture et la Tradition.

Classiquement, en effet, durant la IVème Session du Concile de Trente, en avril 1546, on a distingué deux sources : « les livres écrits et les traditions non écrites ». L’ordre entre ces deux sources est la difficulté qui s’est immédiatement posée aux théologiens. Comment réagir si la Tradition semble nous dire autre chose que l’Ecriture ? Comment construire un donné cohérent, un message clair, à partir de deux sources ?

Vatican II n’a pas repris formellement cette doctrine des deux sources, même si les Pères y font référence au n°10 de Dei Verbum. Pour eux, autant que je puis comprendre la mise au point, il y a une source, qui est la Parole de Dieu, se donnant de deux façons par l’Ecriture et par la Tradition. Il est important d’avoir montré que ces deux sources constituent un message unique, mais encore aurait-il fallu savoir comment ces deux sources n’en font qu’une. Et c’est ce que l’on ne nous explique pas.

Le cardinal de Lubac, qui fut l’un des principaux experts sur ce document, prit acte très vite de ce changement de problématique et de cette « unification des deux sources ». Il en parlait en ces termes au Pasteur danois Skydsgaard, qui fait lui-même état de cette conversation dans un livre collectif intitulé Rome nous interpelle (Genève, 1967, p. 31) : « C’est le plus beau et le plus important document du Concile. Maintenant les théologiens catholiques, systématiciens comme exégètes, ont toute liberté de poursuivre leurs travaux. L’Eglise a montré quel chemin elle entendait suivre. Elle a montré qu’elle reconnaît une nouvelle théologie, qu’elle a consciemment renoncé à son attitude contre-réformatrice et qu’elle est prête à entrer en dialogue avec les autres chrétiens. Le problème de la relation entre Ecriture et Tradition est demeuré ouvert. Toute liberté est laissée aux théologiens catholiques de continuer à en discuter avec les théologiens protestants ».

Je crois que je ne peux pas mettre en doute la parole du vénérable pasteur danois, même s’il ne s’agit que d’une conversation, prise à la volée en quelque sorte… En écoutant, vous mêmes, attentivement le Père de Lubac, vous avez compris le sens du document qui nous occupe cet après-midi. Sur cette question complexe des sources de la foi et de leur unification dans une seule Parole de Dieu, je dirais qu’avant tout Dei Verbum laisse la voie libre à qui veut travailler. Alors, travaillons !

Au fond, à suivre le Père de Lubac dans la reportatio de ce dialogue avec le Pasteur Skydsgaard, l’important c’est ce à quoi, dans Dei Verbum, Vatican II renonce : l’exclusivisme scolastique et le caractère uniment normatif de la Tradition par exemple, c’est-à-dire ce qui a fait la gloire de ce que l’on appelait naguère l’Ecole romaine, qui depuis le cardinal Franzelin considérait que la Tradition était supérieure à l’Ecriture et depuis Léon XIII estimait que saint Thomas d’Aquin offrait son langage et sa formalité dialectique de manière quasi-obligatoire à quiconque entendait transmettre le christianisme authentique. Cette dimension négative étant aujourd’hui acquise, l’apport positif de Dei Verbum à la question pendante des sources de la foi n’est pas facile à établir. Au cours de cette rencontre en marge de l’aula, le Père de Lubac propose à Skydsgaard de mettre cette question au point dans un échange entre catholiques et protestants. Extraordinaire optimisme conciliaire !

On sait pourtant que, pour ce qui est du Père de Lubac, l’optimisme qui lui permettait d’entrevoir une collaboration entre catholiques et luthériens sur le point clé des sources de la foi, écriture et tradition, allait le quitter très bientôt, s’il ne l’avait pas déjà quitté d’ailleurs au fond de lui-même. D’après Skysgaard, en effet, cette petite scène très optimiste et œcuménique entre le jésuite et le Pasteur, date du 18 novembre 1965. Dans une lettre datée du 3 novembre de la même année, à son ami Bernard de Guibert, Henri de Lubac fait état de son inquiétude grandissante : « Quoique content dans l’ensemble, je ne puis me défendre de pensées mélancoliques. Tous ces textes conciliaires seront-ils assez forts pour résister à une interprétation amolissante et sécularisante de la foi chrétienne ? Trop d’esprits, vous le savez, inclinent aujourd’hui dans ce sens. Et ils ont eu, dans l’atmosphère créée par le Concile, l’occasion de pousser leur pointe. Le renouveau désiré se produira-t-il ? Sommes nous prêts à le prêcher ? » (cf. H. de Lubac, Carnets du Concile, tome 1 p. XLVI). On sait qu’il s’inquiéta particulièrement au sujet du schéma 13, c’est-à-dire de la Constitution sur l’Eglise dans le monde de ce temps. Il a pensé que l’intervention in extremis de son ami Charles Wojtyla, avait permis de donner à ce texte un peu plus de substance qu’il n’en avait. Mais ce qui est frappant dans cette lettre à Bernard de Guibert, c’est qu’il ne vise pas seulement le schémas 13, maius tous les documents sans exception et qu’il craint leur « faiblesse ». Il me semble que Dei Verbum souffre de cette « faiblesse » déplorée par le Père de Lubac.

Revenons à cette question, vraiment fondamentale, des deux sources de la foi pour essayer un diagnostic…

Déjà, au concile de Trente, cette question avait fait couler beaucoup d’encre. Nous sommes en 1546. Un tout jeune évêque, Jacques Nacchianti, éminent dominicain, sacré évêque de Chioggia quelques mois auparavant, n’avait pas hésité à déclarer « impie » la distinction des deux sources. Pour lui, matériellement, toute la foi se trouve dans la parole écrite. Hué, traité de partisan de la Sola scriptura et donc de luthérien, il finit pourtant par voter le document issu de la IVème Session dans lequel on parle de sources non écrites et de sources écrites. Dans l’urne qui recueille les avis des évêques, il ne glisse pas : Non placet. Mais il ne met pas non plus un Placet. Il écrit : Obedisco : j’obéis.

L’Inquisition, saisie, se déplacera quelques mois plus tard dans son diocèse, sans trouver dans le Prélat cet hérétique crypto-luthérien que l’on s’attendait à découvrir.

On peut dire pourtant que le concile de Trente n’a pas résolu la question soulevée au fond à juste titre, même si c’était de façon un peu unilatérale, par Nacchianti, celle du rapport entre les deux sources.
Le concile Vatican I, lui, y touche d’un mot : c’est l’Eglise, qui, soit par un jugement solennel soit par son magistère ordinaire et universel, propose ce qui est à croire (DS n°3011). Mais son magistère ordinaire et universel, on le comprend, ce n’est rien d’autre que la tradition herméneutique toujours attestée et qui n’a donc pas besoin d’être réaffirmée de manière spéciale. La tradition ici apparaît donc bien comme supérieure à l’Ecriture, selon l’enseignement que donnait depuis plusieurs dizaine d’années le cardinal Franzelin dans son De sacra Traditione. Même si, on le sait, les Pères de Vatican I, au premier rang desquels le célèbre cardinal Pie, avaient refusé les documents préparés par le même Franzelin comme « trop scolastiques », c’est bien la doctrine de Franzelin qui a triomphé lors de ce Concile.

Quant au concile Vatican II, dans Dei Verbum, il est effectivement plus ouvert ou plus flou, comme on voudra, sur cette question technique des deux sources. Je cite le n°10 : « La Tradition sacrée et la sainte Ecriture constituent l’unique dépôt sacré de la Parole de Dieu qui ait été confié à l’Eglise ; en y étant attaché, le peuple saint tout entier, uni à ses Pasteurs, persévère à jamais dans la doctrine des apôtres, la communion fraternelle, la fraction du pain et la prière, de sorte que pour garder, pratiquer, professer la foi transmise, il se fait un accord remarquable de la foi et des fidèles ». C’est très beau ! Irénique. Pas de conflit entre les deux sources. Tout ce qui monte converge ! Les deux sources, proclame-t-on n’en font qu’une. Mais qui gèrera les divergences, qui, concrètement ne manqueront pas de se produire ? Réponse : « La charge d’interpréter authentiquement la parole écrite ou transmise a été confiée au seul magistère vivant ».

A entendre cette réponse, l’idée vient immédiatement que le Magistère vivant, libéré de ce que Vatican I appelait le magistère ordinaire, c’est-à-dire la Tradition de l’Eglise, peut apparaître comme une sorte de troisième source au dessus des deux autres. Beaucoup de critiques se sont élevées en ce sens. Le texte semble prévoir l’objection ; il précise : « Ce magistère n’est pas au dessus de la Parole de Dieu. Il la sert ». Et encore : « Il écoute pieusement la parole, la garde religieusement, l’explique fidèlement et puise dans cet unique dépôt de la foi, tout ce qu’il nous propose à croire comme étant divinement révélé ».

C’est important la piété. C’est capitale la fidélité. Mais quelle forme objective exprime et conserve l’essentiel de ce qui nous rattache, chacun, au Christ ? Comment manifester le caractère foncièrement personnaliste de la foi, qui n’est pas une attitude collective, engendrant un banal communautarisme, mais un élan profond au cœur de chacun ? Sommes nous contraints, pour cela, de nous rattacher à la piété ou à la fidélité d’une personne (le pape) ou d’un ensemble de personnes (les évêques unis au pape ou unis entre eux), sans avoir moyen de vérifier leur propre attachement au Christ ou simplement de formuler le nôtre sans eux ? Si l’on ne fait pas l’effort de concevoir des formes qui nous gardent exacts dans la foi, ne risque-t-on pas de connaître une autorité ecclésiastique qui tende trop facilement vers l’arbitraire, puisqu’elle demeurerait, à tous moments, seule interprète de ce qui est à croire ?

Tel est le reproche paradoxal que l’on peut faire à la constitution Dei Verbum, d’avoir semblé mettre le Magistère vivant « au dessus » de l’Ecriture et de la Tradition, sans envisager que l’Ecriture et la Tradition devaient vérifier en retour l’interprétation du Magistère. Il n’y a qu’un cas dans lequel cette vérification n’a pas besoin de s’opérer, c’est celui de l’infaillibilité extraordinaire prévue par Vatican I, c’était l’extrait du Denzinger que nous citions tout à l’heure. On sait que pour exercer son infaillibilité personnelle, le pape doit réunir quatre conditions, parler en tant que opape, en matière de foi ou de mœurs, avec la volonté d’obliger à croire et dans une définition précise. Ces quatre conditions ne se présentent évidememnt réunies qu’une ou deux fois par siècle. Reste l’ordinaire de la transmission de la foi, cette ordinaire qui, comme je l’ai déjà noté dans Vatican II et l’Evangile, semble faire défaut.

Pour tout ce qui est de la foi « ordinaire », pour tout ce qui concerne la force quotidienne de notre foi, il serait risible en effet de considérer que son expression la plus forte se trouve toujours et comme mécaniquement dans les documents romains. Il doit être possible à chaque chrétien d’exprimer sa foi sans se référer, actuellement, à la « voix vivante du Magistère » qui, à proprement parler, n’est pas une source, mais un principe régulateur de tout ce qui coule des sources de vérité…

Je ne remets pas en cause l’orthodoxie du Concile sur ce point. Nous verrons tout à l’heure que les textes de Dei Verbum, pour recevoir une interprétation droite, doivent être mis en relation avec ce que dit Lumen gentium du Magistère de l’Eglise, en son paragraphe 25. Il n’empêche que l’on discerne, dans le document lui-même, un fil de lecture qui peut paraître un peu inquiétant et qui semble remettre au pape le Magistère ultime de la vérité, non pas seulement de la vérité à définir (car il a ce pouvoir clairement depuis Vatican I et implicitement auparavant), mais de la vérité à transmettre et à enseigner.

Force est de reconnaître aujourd’hui l’importance pastorale de l’Institution pontificale, qui, grâce au moyens de communication moderne peut intervenir au quotidien dans toute l’Eglise. C’est toute « la gloire de l’olivier » dont parle saint Malachie dans sa prophétie. Etant donné l’atmosphère diluviale que nous connaissons, il est logique de rendre « gloire à l’olivier », car l’olivier, pour l’arche et ceux qui sont à l’intérieur, marque la fin de la montée des eaux. Autre chose est de remarquer l’importance circonstancielle de l’Institution papale et de s’en féliciter. Et autre chose d’affirmer « en droit » que l’enseignement catholique coïncide toujours actuellement avec l’enseignement du pape règnant qui en serait comme le format ordinaire à chaque instant. En deux mots : il ne faut pas confondre la source et le principe régulateur ! Il ne faut pas mélanger l’interprétation ordinaire (qui en elle-même n’a pas besoin du pape pour se diffuser) et l’instance arbitrale qui intervient seulement dans le cas où l’on se trouverait face à un conflit des interprétations.

Deuxième reproche à Dei Verbum : si l’on reprend le mot du cardinal de Lubac, on peut reprocher à ce texte d’avoir « affaibli » et l’Ecriture comme source et la Tradition comme source, au point que la foi catholique – face à deux sources « faibles » - devienne simplement adhésion immédiate au magistère vivant d’une personne. Je ne dis pas que l’on ne puisse pas interpréter le texte d’une autre manière, dans une herméneutique de la continuité, mais le risque existe et il n’est pas négligeable. Nous sommes, me semble-t-il, devant l’une des principales faiblesses du grand renouveau ecclésial qui s’est manifesté sous Jean Paul II et que Benoît XVI a entrepris de formaliser pour toute l’Eglise.
Mais abordons donc la question, en étudiant une source après l’autre, pour la clarté de notre propos. Prenons d’abord la réflexion du Concile sur la Tradition.

On sait que l’une des nouveautés importantes du Concile a été d’employer le mot « Tradition » au singulier, alors que les concile de Trente et de Vatican I utilisaient un pluriel : traditiones, les traditions. Depuis Vatican II, il faut décidément parler de « la Tradition » plutôt que d’évoquer « les traditions ». Le Père Congar l’expliquait déjà dans un livre célèbre, publié quelques années avant le Concile et qui, justement, porte ce titre : La tradition et les traditions.

Pour ne pas se contenter d’agiter des idées générales et parce que, comme le dit Gianbatista Vico, « le vrai et le fait sont convertibles », je voudrais d’abord illustrer notre discussion aride sur les sources de la foi – écriture et tradition. Voici par exemple ce que dit Paul VI de « la Tradition doctrinale » dans un Discours au Concile daté du 18 novembre 1965, justement la veille de la Promulgation de la Constitution Dei Verbum : « L’esprit nouveau doit se développer dans une ligne qui affirme clairement le sens de la vérité, celui de la tradition doctrinale inaugurée par le Christ et les apôtres, le sens aussi de la discipline ecclésiastique et celui de l’union profonde qui nous rend tous confiants et solidaires comme membres du même corps ».

Je ne serais pas surpris que Paul VI ait formulé son discours en ayant sous les yeux les textes que nous venons de citer et qui devaient être promulgués le lendemain.

Reprenons ses paroles. Il y a un « esprit nouveau ». Dont acte : on l’invoque depuis Jean XXIII dès 1959 : « nouvelle Pentecôte » ; « nouvelle Epiphanie » etc. Il y a aussi une vérité intangible, et qui semble déjà menacée par le relativisme. Les accents de Paul VI ressemblent un peu à ceux de certains discours de Benoît XVI, en particulier celui qu’il prononça en 2005, le vendredi saint avant son élection au Souverain pontificat.

Mais venons en au fait qui nous intéresse pour l’instant : il y a une bien une « tradition doctrinale, inaugurée par le Christ et ses apôtres ». Vous notez l’expression « inaugurée ». Cette Tradition « inaugurée » par le Christ, doit « continuer », comme le stipule d’ailleurs le n°8 de Dei Verbum : « Cette Tradition dans l’Eglise se développe sous l’assistance de l’Esprit saint : grandit en effet la perception des choses et des paroles transmises, par la contemplation et l’étude qu’en font les croyants qui les gardent dans leur cœur ».

Voilà introduite, quoi que sans le nom, l’idée de la « Tradition vivante » : elle n’est pas cette forme précise à laquelle la foi des fidèles pourrait se rattacher puisqu’elle est, elle-même, en un constant enrichissement. Il est beau de concevoir le respect avec lequel nous autres chrétiens, nous devons traiter cet enrichissement continuel que nous devons à l’Eglise, corps vivant qui manifeste toujours tel ou tel aspect différent de « la sagesse de Dieu en sa riche diversité ». Voilà de quoi périmer l’archéologisme ! La vie de l’Eglise, en chaque instant du temps, a quelque chose de sacré. Son histoire, à elle aussi, est une histoire sainte. « En défendant la Tradition, écrit Joseph Ratzinger dans une étude de 1969, les Pères avaient conscience de défendre en fin de compte l’usus Ecclesiae, la manière dont l’Eglise réalisait concrètement sa vie » (Révélation et Tradition, éd. fr. 1972, p. 90). « La Tradition apparaît comme identique à la vie de l’Eglise dans sa continuité temporelle » écrit de son côté le Père Congar (in Le Concile au jour le jour, 3ème Session, p. 64). Lorsque le pape Paul VI parle de la tradition « inaugurée par le Christ et ses apôtres », c’est cette Tradition « identique à la vie de l’Eglise » qu’il évoque.

On a l’impression, en contemplant cette Tradition vivante, qui représente l’usage de l’Eglise, qu’elle est un peu le fleuve d’Héraclite dans lequel, comme on sait, l’homme ne se baigne jamais deux fois. Quel point fixe reste-t-il en effet, dans cette perspective où la Tradition, simple « usage de l’Eglise », n’en est pas un ?

Le texte de Paul VI nous renseigne : il exalte – parce que c’est le point fixe justement – « le sens aussi de la discipline ecclésiastique et celui de l’union profonde qui nous rend tous confiants et solidaires comme membres du même corps ». Pie XII ne parlait pas avec autant de force de la discipline ecclésiastique ! Seul Jean XXIII, dit-on, avant le Concile, voyait cette assemblée comme l’union ordonnée de toute l’Eglise, rendant en corps témoignage au monde… On touche à quelque chose qui ressemble à une Opinion commune du Corps de l’Eglise : ne serait-ce pas une opinion publique catholique que vise Paul VI dans son lyrisme ? Mais cette opinion publique catholique existe-t-elle ? A son époque, où selon ses propres paroles, des « ferments schismatiques » s’introduisaient dans le corps de l’Eglise à travers la prédication progressiste triomphante, une telle unité mentale de tous les catholiques n’est pas avérée.

Désunion de l’Eglise ! C’est la raison pour laquelle, en particulier dans la crise traditionaliste qui s’est déclenchée autour de Mgr Lefebvre dans les années 1974-1976, Paul VI, conformément à son ecclésiologie et à sa conception de la Tradition, a vraiment pris sur lui le sort de l’Eglise.

On parle souvent de Paul VI comme d’un pape qui aurait été laxiste. Je crois au contraire, dans la perspective de Dei Verbum justement, que ce pape s’est senti responsable personnellement de la foi de l’Eglise dans une période extrêmement difficile pour l’Institution. Son attitude envers Mgr Lefebvre, telle qu’elle apparaît aujourd’hui à ses biographes, semble caractéristique de l’autorité qu’il estime avoir reçue de Dieu et qui lui paraît dépasser toute tradition. C’est ainsi qu’après le Concile, il entend affirmer sa politique ecclésiale, quels que soient les obstacles et la Tradition – usus Ecclesiae – dût-elle s’effacer totalement devant sa volonté de Souverain pontife. Dans le rapport en tension qu’il établit entre la Tradition et son autorité, il a une très nette tendance à choisir son autorité.

Voici par exemple ce qu’il déclare dans le fameux consistoire du 24 mai 1976, à propos de Mgr Marcel Lefebvre : « On jette le discrédit sur l’autorité de l’Eglise au nom d’une Tradition pour laquelle on ne manifeste un respect que matériellement et verbalement ; on éloigne les fidèles des liens d’obéissance au Siège de Pierre, comme à leur évêque légitime. On rejette l’autorité d’aujourd’hui au nom de celle d’hier ». Les traditionalistes, à l’époque, ont été particulièrement sensible à cette pratique de l’obéissance qui leur était demandée. Ils ont tenté de poser des questions. Paul VI, dans ce Consistoire, leur avait répondu à l’avance : « C’est au nom de la Tradition elle-même que nous demandons à tous nos fils et à toutes les communautés catholiques de célébrer avec dignité et ferveur les rites de la liturgie rénovée. L’adoption du Novus Ordo Missae n’est certainement pas laissée à la libre décision des prêtres et des fidèles. La même prompte soumission, nous l’ordonnons au nom de la même autorité suprême qui nous vient du Christ, à toutes les autres réformes liturgiques, disciplinaires, pastorales, mûries ces dernières années, en application des décrets conciliaires ».


Les termes de ce discours sont extrêmement forts. Personne ne les reprendra plus après Paul VI, qui, ce n’est sans doute pas un hasard, se trouve être le pape de Dei Verbum, le pape qui pourrait mettre son autorité au dessus de la Tradition, si cela apparaissait nécessaire.

Benoît XVI, dans le Motu proprio Summorum pontificum soulignera, lui, en revanche, que « la forme extraordinaire du rite romain n’a jamais été interdite ». Il sait pourtant que le rite vénérable a été interdit. Il l’a écrit à plusieurs reprises. Dans Ma vie, souvenirs, par exemple, un texte court écrit en 1998, on trouve ceci, c’est page 132 : « Le deuxième grand événement au début de mes années à Ratisbonne fut la publication du Missel de Paul VI, assortie de l’interdiction quasi totale de missel traditionnel, après une phase de transition de six mois seulement. Il était heureux d’avoir un texte liturgique normatif après une période d’expérimentation qui avait souvent profondément défiguré la liturgie. Mais j’étais consterné de l’interdiction de l’ancien missel, car cela ne s’était jamais vu dans toute l’histoire de la liturgie. Bien sûr, on fit croire que c’était tout à fait normal. Le missel précédent avait été conçu par Pie V en 1570 à la suite du concile de Trente. Il était donc normal qu’après quatre cents ans et un nouveau concile, un nouveau pape présente un nouveau missel. Mais la vérité historique est tout autre : Pie V s’était contenté de réviser le missel romain en usage à l’époque, comme cela se fait normalement dans une histoire qui évolue. Ainsi, nombreux furent ses successeurs à réviser ce missel, sans opposer un missel à un autre. (…) Nul doute que ce nouveau missel apportait une véritable amélioration et un réel enrichissement sur beaucoup de points ; mais de l’avoir opposé en tant que construction nouvelle à l’histoire telle qu’elle s’était développée, d’avoir interdit cette dernière, faisant ainsi passer la liturgie non plus comme un organisme vivant, mais comme le produit de travaux d’érudits et de compétences juridique : voilà ce qui nous portait un énorme préjudice »

Comment un pape pourrait-il validement interdire un rite aussi vénérable ? Comment pouvait-il ainsi opposer son autorité personnelle à l’une des formes de facto les plus authentiques de la Tradition catholique ? Et comment ne pas ressentir que cette interdiction constituerait selon le mot du cardinal Ratzinger, un « énorme préjudice » pour l’Eglise ? Connaissant la volonté clairement affirmé de son prédécesseur Paul VI et sachant qu’elle visait à rendre obligatoire l’adoption du « Novus Ordo Missae », il affirme aujourd’hui que cette volonté, toute personnelle d’un pape, n’avait certes pas force de loi, qu’elle était en quelque sorte invalide, impuissante face à la Tradition, dans l’une de ses formes les plus clairement attestées.

Le paradoxe de Vatican II, c’est que dans l’ouverture qu’il promeut, il semblerait rendre possible, en même temps, un absolutisme papal tel que Paul VI, lui, n’éprouve pas une seconde le besoin de justifier sa volonté d’obliger prêtres et fidèles à abandonner la liturgie traditionnelle.

Le cardinal Ratzinger, quant à lui, très tôt, percevra le caractère excessif en principe, excessivement « romaniste » comme dirait le Père Laberthonnière, d’une telle position. Quelques semaines après les sacres de quatre évêques par Mgr Lefebvre, en tant que Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il était au Chili et il s’adressa aux évêques du Pays en ces termes, pour caractériser « l’énorme préjudice » produit par l’interdiction apparente de la forme traditionnelle du rite romain : « Ce qui était autrefois considéré comme le plus sacré - la forme transmise de la liturgie - apparaît d'un seul coup comme ce qu'il y a de plus défendu et la seule chose que l'on puisse rejeter en toute sûreté. […]Tout cela conduit de nombreuses personnes à se demander si l'Église d'aujourd'hui est réellement celle d'hier, ou si on l'a remplacée par une autre sans les en aviser. La seule manière de rendre crédible Vatican II est de le présenter clairement pour ce qu'il est : une partie de l'entière et unique Tradition de l'Église et de sa foi ». (Discours aux évêques chiliens, La Pensée catholique n°237).

Le cardinal Ratzinger récidive, sur le même thème, moins de dix ans plus tard, dans son livre d’entretiens Le sel de la terre (1996), et il le fait en des termes encore plus fermes : « Une communauté qui déclare soudain strictement interdit ce qui était jusqu'alors pour elle ce qu'il y a de plus sacré et de plus haut, et à qui l'on présente comme inconvenant le regret qu'elle en a, se met elle même en question. Comment la croirait-on encore ? Ne va-t-elle pas interdire demain ce qu'elle prescrit aujourd'hui ? »

Pour le pape actuel, il est clair que l’usus Ecclesiae est plus fort que la volonté d’un pape. Si ce n’était pas le cas, l’Eglise y jouerait sa crédibilité et donnerait l’impression qu’à chaque génération, c’est une autre Eglise qui s’adresse aux fidèles. Pour Paul VI, tout à une lecture absolutiste de Dei Verbum, c’est le contraire qui lui était apparu : la volonté personnelle du pape peut en droit et doit en fait, pour imposer la réforme du rite, déclarer nulle et non avenue, proclamer interdite cette forme vénérable qu’avait « restaurée » son prédécesseur Pie V.

Mais après la Tradition vivante et les difficultés qu’engendre la mise de côté de son caractère normatif, examinons, dans Dei Verbum, ce que devient l’Ecriture sainte comme source de la foi.

Si la tradition est vivante et progresse sans cesse en sacralisant au fil des siècles l’usus Ecclesiae, elle n’est pas un point fixe. Mais est-ce une raison de ne laisser que « la voix vivante du Magistère » entre les fidèles et Dieu, au risque de rendre l’appartenance à l’Eglise parfaitement subjective, à la merci de la subjectivité d’un homme ? N’y a –t-il pas une forme qui cristallise la foi et la conserve telle qu’en elle-même, fidèle détentrice de ce que saint Paul appelait le « dépôt » en s’adressant avec vigueur à Timothée sur ce sujet ? « Garde le dépôt ». De quel dépôt s’agit-il ?

Comment pourra-t-on condamner tel ou tel usage récent de l’Eglise, si l’usage plus ancien, dans la perspective de la tradition vivante, n’est absolument pas une norme ? N’aboutira-t-on pas à une sorte de dictature de l’instant sacralisé ? Faudra-t-il toujours attendre une intervention du Magistère pour déterminer la foi ? En pratique, il en est ainsi, à certains moments, car le Pasteur universel, c’est son devoir, veille sur ses brebis. Mais imaginons que pour une raison ou une autre - la santé, les rapports de force en interne dans l’Eglise, une vacance provisoire du siège, un défaut d’information - le Pasteur universel ne puisse pas intervenir. Quel sera notre point fixe ? Peut-on vraiment dire que notre seul point fixe est une personne, même garantie par l’assistance de l’Esprit saint ? Cela induirait une terrible faiblesse dans l’Eglise, qui serait réputée incapable de se présenter elle-même par elle-même. Comment lire sa foi dans cette perspective ? Et surtout comment y adhérer ?

Dans un discours prononcé en octobre 1964, le cardinal Meyer, archevêque de Chicago, un Père conciliaire de tendance ouvertement « libérale », percevait déjà à demi mots les risques de cette réduction de l’Eglise à une structure purement disciplinaire. Voici ce discours dans l’aula, cité par le Pasteur danois dont je vous ai entretenu au début de ce chapitre : « Cette tradition vivante pourtant ne connaît pas partout et en tous une pareille croissance. Etant donné que l’Eglise contemple les choses divines en condition pérégrinante, il peut lui arriver d’être défectible en certains de ses membres. C’est du reste ce qui arrive réellement. C’est pourquoi, elle porte constamment en elle la norme de l’Ecriture sainte, et, en mesurant sa vie à ce critère, est sans cesse mesurée et perfectionnée ».

Je signale, à toutes fins utiles que saint Thomas d’Aquin arrivant au bout de son commentaire de l’Evangile de Jean, a souligné l’importance de l’Ecriture canonique, qui est dit-il « la seule norme de la foi ». Vous me direz : quelle différence entre cette perspective de Thomas et le Sola scriptura de Luther ? Je réponds : pour Thomas, comme pour son Ecole, Cajétan par exemple et son disciple, ce Jacques Nacchianti, évêque de Chioggia dont nous parlions tout à l’heure, l’Ecriture ne peut être lue de façon « prophétique », par n’importe qui, ouvrant le livre au hasard et en proclamant soi-disant le sens. Luther imaginait que toute lecture de la Bible était inspirée par l’Esprit. Ce n’est pas ce que disent les catholiques. Mais certains d’entre eux, comme ce cardinal Meyer, très thomiste en cela, soulignent l’importance des textes qui fixent le dessein divin et empêchent qu’il soit transformé de toutes les manières, au gré des subjectivités qui s’en emparent.

Matériellement l’Ecriture contient toute la Révélation. C’est pour cela d’ailleurs que la Constitution Dei Verbum, reprenant l’encyclique Providentissimus de Léon XIII et l’encyclique Spiritus Paraclitus de Benoît XV, l’appelle de manière très thomiste « l’âme de la théologie » (n°24) . Une théologie sans l’apport matériel de l’Ecriture sainte, cela n’est pas possible. La Constitution conciliaire n’hésite pas, en ce sens à équiparer Ecriture sainte et Parole de Dieu : « Les Saintes Ecritures contiennent la Parole de Dieu, et parce qu’elles sont inspirées, elles sont vraiment cette Parole » (n°24).

On nous dit : mais les dogmes mariaux ne sont pas dans l’Ecriture ? L’Immaculée conception est déclarée par l’ange Gabriel, proclamant la plénitude de grâce de Marie. Elle est prophétisée dans le Livre de la Genèse, où l’inimitié entre le Serpent et la Femme n’a pas d’autre sens. L’Assomption – les artistes ne s’y sont pas trompés - est au chapitre 12 de l’Apocalypse, qui nous présente la femme revêtue du soleil, la lune sous les pieds et une couronne de douze étoiles sur la tête. Nous n’avons pas à avoir peur de l’Ecriture, point fixe de notre foi, en cette période où l’on a voulu nous retirer tout point fixe. L’Ecriture, en tant que, depuis l’origine, sa lecture a été soumise au jugement de l’Eglise, me semble être le dernier point fixe qui permette à l’Eglise de ne pas se concevoir elle-même comme un régiment de petits soldats obéissants tous, perinde ac cadaver, à la terrible discipline ecclésiastique, agitée naguère par Paul VI, lors du Consistoire du 24 mai 1976.

L’Ecriture comme point fixe, il me semble que là est le vrai sens de la Constitution Dei Verbum, dont le n°24, identifiant Ecriture et Parole de Dieu est trop peu cité.

Le Père de Lubac propose lui une autre interprétation de la Constitution conciliaire, dans son petit livre sur La Révélation divine (1968). Il voudrait que l’idée même de « sources de la foi », au pluriel, apparaisse comme périmée. Et, parce qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace, il souhaiterait que la source unique de la Révélation soit le Christ, objectivement considéré. Il cite en ce sens une intervention, au Concile, du futur cardinal Paul Zoungrana, archevêque de Ouagadougou : « Dites au monde que la divine révélation, c’est le Christ » (éd. 1983 p. 46).

Mais comment accède-t-on au Christ ? Par une monition intérieure ? Par un mouvement de l’âme ? Par un instinct de la foi ? Tout cela, tiré d’une lecture jusqu’au boutiste des premiers paragraphes de Dei Verbum, semble excessif et vague tout à la fois.

Du point de vue exégétique, justement, on peut contester l’idée que le Christ SOIT la Révélation du Père. « Personne ne connaît le Fils, sinon le Père et personne ne connaît le Père sinon le Fils et celui auquel le Fils a voulu le révéler » lit-on au chapitre 13 de saint Matthieu. Le mystère du Fils n’est connu que du Père. C’est le Père qui nous est révélé dans le Fils : « Qui m’a vu, a vu le Père » (Jean 14). Le Fils n’est pas son propre témoin, comme il le souligne dans saint Jean. Il est le révélateur du Père : « Lui-même en a été l’exégète » souligne encore l’Evangéliste dans son Prologue ( 1, 18). Restreindre Dei Verbum à une bataille de mots autour du fait que le Christ, objectivement considéré par le croyant, serait la seule source de la foi, c’est, sans le vouloir, faire fi du Mystère du Fils, plus profond s’il est possible que le Mystère du Père.

Et puis, comme le soulignait le jeune abbé Ratzinger, dans un discours lu par le cardinal Frings, c’est confondre ce que l’on pourrait appeler la « source ontologique » du salut, avec la source nécessairement médiatique ou médiatisée qui est à l’origine de notre foi, (HL, Op. cit. p. 177). La source ontologique, dans son jaillissement, est indicible. Aussi bien le Christ a-t-il emprunté des canaux humains, un langage humain, qui se trouve consigné dans l’Ecriture que les apôtres, jusqu’à la mort du dernier d’entre eux, ont porté jusqu’à nous.

Il faut souligner que le Père de Lubac, pour présenter sa théorie du Christ source, ne commente d’ailleurs que la première partie du Document conciliaire (en particulier le 2ème paragraphe), ce qui lui évite de se heurter aux affirmations claires du n°24 que nous venons de citer.

Le Père de Lubac écrit froidement : « Ni l’Ecriture ni la Tradition ne peuvent plus désormais apparaître comme des « sources » [les guillemets sont dans le texte originel], et d’autre part, l’idée concrète et unifiée de la révélation, exposée dans le premier chapitre, s’oppose au moindre partage matériel de son contenu en canaux séparés ». J’ai le regret de dire, post mortem au cardinal : voilà « l’affaiblissement » que vous déploriez vous-même dans la correspondance privée que j’ai citée tout à l’heure. S’il n’y a plus de sources ou si le Christ est seule source, il ne faut pas s’étonner que l’accès à la foi soit devenu difficile pour chaque chrétien. A moins de réduire le Christ à une idée humaine, nous n’avons pas connaissance du mystère de l’Incarnation, et, soulignait Cajétan dans une Oratio devant le pape Jules II, les anges eux-mêmes n’ont pas cette connaissance du mystère du Christ. Le Christ est le révélateur. En rigueur de termes, il n’est pas la révélation, comme on veut le faire dire aux textes du Concile - qui disent, eux, très clairement… le contraire, en précisant que c’est l’Ecriture sainte qui non seulement contient, mais qui est la Révélation (n°24).

Je parlais d’Idea Christi à l’instant. Le père de Lubac évoque lui (horresco referens) « l’idée concrète et unifiée de la Révélation, exposée dans le premier chapitre de Dei Verbum ». N’est-on pas en train de substituer au Christ cette « idée concrète et unifiée de la révélation » en somme un kérygme humain, terriblement humain ? Si ni vous ni moi ne voulons réduire le christianisme à cette « idée », il faut bien avoir recours au canaux médiatiques par lesquels la Bonne nouvelle nous est apportée, à savoir les Ecritures et la Tradition.

Reste que, me semble-t-il, d’après le texte même du Concile, qui souligne que les Ecritures non seulement contiennent mais sont la Révélation, les deux sources se trouvent implicitement mises en relation, non pas comme deux sources partielles qu’il faudrait raboutter l’une à l’autre pour avoir la totalité du puzzle, mais comme une source totale (« l’Ecriture qui est la Révélation ») et comme une source herméneutique, la Tradition, qui offre, dans des formes historiquement déterminées, des témoignages clairs et irrécusables sur l’usus Ecclesiae, c’est-à-dire sur l’usage que l’Eglise a fait de l’Ecriture, usage canonisé par le temps et qu’aucun chrétien ne peut mettre en doute, fût-il pape.

A quoi sert la Tradition ? Une étude attentive de l’Ecriture nous montre qu’il n’est aucun aspect de notre foi qui ne se trouve matériellement contenu dans les saintes Lettres. Mais la Tradition est nécessaire comme direction de lecture de l’Ecriture. Nous devons lire les Ecritures dans le sens selon lequel elles ont toujours été lues, et non pas dans le sens que suggèrent notre ancrage dans l’espace-temps, notre culture personnelle ou nos intérêts du moment. Définir la Tradition comme « usus Ecclesiae » ne suffit pas. La Tradition s’identifie à l’usage de l’Eglise, mais il faut ajouter que cette usage canonise ce dont il est fait usage. Dans la Tradition, le fait devient le vrai : une liturgie, une formule doctrinale, une coutume de dévotion… ce sont autant de formes qui peuvent baliser notre pratique hic et nunc. Le point fixe des Ecritures se matérialise ou se projette dans l’histoire et c’est ce que l’on nomme la Tradition. Il est très remarquable que depuis l’origine de l’Eglise, son histoire constitue pour elle une norme.

C’est en ce point que se pose peut-être le problème le plus délicat, celui qui concerne la nature du « point fixe » que nous cherchons. Nous avons dit que ce point fixe ne pouvait être le Magistère vivant conçu comme une troisième source de la foi dominant les deux autres. Comme le souligne Dei Verbum, sans forcément donner la solution du problème qu’il pose, le pape n’est pas supérieur aux sources de la foi. Lui aussi, il est jugé par elles. Il faut donc donner à la Tradition une dimension normative. C’est ce qu’a fait Benoît XVI en évoquant l’herméneutique de continuité. La continuité dans cette perspective n’est pas seulement un fait matériel sans signification qu’il s’agirait de s’approprier en l’interprétant. C’est la continuité qui guide l’herméneutique et non l’herméneutique qui dispose de la continuité.

Cette manière d’ériger la Tradition en norme remonte aux origines mêmes de l’Eglise. C’était déjà le réflexe de saint Irénée à la fin du Deuxième siècle. Et son intervention face aux gnostiques paraissait déjà très difficile. Les gnostiques exaltaient une Tradition recueillie par des Maîtres spirituels et transmise depuis le Christ lui-même. Eux aussi avaient une conception normative de la Tradition. Mais il jouait la Tradition contre l’Ecriture. A ceux-là Irénée n’hésite pas à opposer l’Ecriture, dans sa matérialité immuable.

Alors que les gnostiques proposaient leur interprétation et souvent leur propre version de l’Ecriture : « Lorsqu’ils se voient convaincus par les Ecritures, ils se mettent à accuser les Ecritures elles-mêmes. Elles ne sont ni correctes, ni propres à faire autorité, leur langage est équivoque et l’on ne peut trouver la vérité en elles si l’on ignore la Tradition. Car (disent les gnostiques) ce n’est pas par des écrits que la vérité a été transmise, mais de vive voix, ce qui a fait dire à saint Paul : « Nous « parlons » sagesse parmi les parfaits, mais sagesse qui n’est pas celle de ce siècle » (I Cor, 2, 6). Et cette sagesse, chacun veut qu’elle soit celle qu’il a découverte par lui-même, autrement dit par la fiction de son imagination. (…) Chacun d’eux est si corrompu, que corrompant la règle de vérité [les Ecritures donc], il ne rougit pas de se prêcher lui-même » (Adversus Hareses 3, 2, 1).

Si ils ne veulent pas écouter l’Ecriture, peut-on ébranler les gnostiques, ces traditionalistes qui se réfèrent à l’enseignement reçu de Maîtres reconnus ? Tradition, si ils ne veulent pas écouter les Ecritures ? « Lorsque nous en appelons à la Tradition qui vient des apôtres et qui, grâce aux successeurs des presbytres, se garde dans les Eglises, eux, plus sages que les presbytres et même que les apôtres, ils s’opposent à cette Tradition » (Adv. Haer. 3, 2, 2).

- Quelle Tradition ? – celle qui, venant des apôtres, trouve son origine dans le Christ lui-même. – Mais comment reconnaître la Tradition qui vient des apôtres ?

« La Tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Eglise qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer les évêques qui furent établis par les apôtres dans les Eglises, et leurs successeurs jusqu’à nous (…) Mais comme il serait trop long dans un ouvrage tel que celui-ci d’énumérer les successions de toutes les Eglises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Eglise très grande, très ancienne et connue de tous que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome. En montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondrons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par infatuation ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec cette Eglise, en raison de son origine plus excellente doit nécessairement s’accorder toute Eglise, c’est-à-dire les fidèles de partout, - elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservée la tradition qui vient des apôtres » (Adv. Haer. 3, 2, 3). Ce texte, datant de 190 environ, est trop connu pour que je le commente longtemps. On sait que le mot latin traduit ici par « origine plus excellente » est le mot « principalitas », qui renvoie à une dignité princière de l’Eglise de Rome, reconnue dès l’origine par les chrétiens, qui font de cette Eglise la pierre de touche, à laquelle toutes les Eglises « doivent s’accorder ». Saint Irénée ne nous parle pas de « cette source unique qui est le Christ », comme le fait le Père de Lubac. Il évoque déjà deux sources et lorsqu’un arbitrage délicat se présente entre l’une et l’autre source, il insiste sur la Tradition et sur la principalité de l’Eglise de Rome. En revanche, lorsqu’il n’y a pas de heurt, spontanément, ce sont les Ecritures qui constituent pour lui ce qu’il nomme déjà « la règle de la vérité », ces Ecritures dont le Concile nous précise qu’elles « sont la révélation divine ».

Il me semble que le concile Vatican I a parfaitement repris cette doctrine antique, en utilisant un vocabulaire un peu différent mais en désignant les réalités que vise ici saint Irénée : il y a les Ecritures, il y a le magistère ordinaire et universel des Eglises répandues à travers le monde, qui est le témoin de la Tradition, et il y a la clé de voûte, en cas de conflit, cette principalité de l’Eglise romaine, qui – Vatican I en a fait la théorie - s’exerce à travers le magistère extraordinaire des papes de Rome, gardiens de la Tradition.

On sait que Vatican II reprend cette doctrine au § 25 de la Constitution Lumen gentium, en tenant compte de l’importance de facto toujours plus grande dans la vie de l’Eglise universelle, de l’Eglise de Rome. Le cardinal Franzelin, dans son De sacra Traditione (p. 128), envisageait la nécessité d’un magistère dont le but ne soit pas seulement la vérité chrétienne, mais la sécurité des fidèles. Il donnait comme exemple de ce magistère sécuritaire et faillible la condamnation de Galilée.

On peut dire qu’avec beaucoup plus de modestie que n’en avait Franzelin, les Pères conciliaires nous proposent l’idée, à la fois nouvelle et profondément traditionnelle non pas d’un magistère sécuritaire, mais du magistère dit authentique, magistère qui délivre un enseignement que l’on doit recevoir avec respect, sans pour autant que son objet soit uniquement constitué de faits dogmatiques. Voici le texte, où l’on retrouve clairement le double recours traditionnel de saint Irénée, à l’évêque d’une part, à l’Eglise de Rome d’autre part à cause de sa principalité : « Les évêques qui enseignent en communion avec le Pontife romain ont droit, de la part de tous, au respect qui convient à des témoins de la vérité divine et catholique ; les fidèles doivent s’attacher à la pensée que leur évêque exprime au nom du Christ, en matière de foi ou de mœurs et ils doivent lui donner l’assentiment religieux de leur esprit ». Les évêques, dans leur magistère ordinaire, conforme au magistère universel de l’Eglise catholique, sont bien des témoins de la foi. A travers eux, on touche au point fixe que nous cherchons. Quant au pape il est la clé de voûte de l’enseignement de l’Eglise grâce à son magistère infaillible, cela est rappelé également en des termes qui évoquent Vatican I. Il est le gardien de la foi.

Et en même temps, ce magistère vivant des évêques et du pape tire toute son autorité du dépôt qu’il a pour mission de conserver. Selon la formule de Lumen gentium (loc. cit.) : « l’infaillibilité [de l’Eglise] s’étend aussi loin que le dépôt ». « Lorsque le Souverain Pontife ou le corps des évêques avec lui, portent une définition, ils le font conformément à la Révélation elle-même à laquelle tous doivent se tenir et se conformer (cui omnes stare et conformari tenentur), révélation qui est transmise de manière intègre, Ecriture ou Tradition, par la succession légitime des évêques et avant tout par le soin du Pontife romain lui-même ». On constate une allusion claire à la doctrine des deux sources et une soumission tout aussi clairement réclamée du magistère vivant à ces deux sources. Les imprécisions de Dei Verbum (en particulier du premier chapitre de cette constitution) trouvent dans le n°25 de Lumen gentium une réponse vigoureuse, dans l’analogicité du donné conciliaire.

Essayons de ramasser les découvertes que nous avons faites en tentant de serrer de près cette question à la fois compliquée et vitale des sources de la foi.

Alors que le premier chapitre de Dei Verbum semble « amollir » la doctrine catholique sur ce sujet, en laissant largement pendante des questions dont on avait l’impression qu’elles avaient été résolues, notre travail nous a amené à considérer que le concile Vatican II, dans Dei Verbum, valorise la source écrite en affirmant que la Révélation, c’est l’Ecriture. Rien de ce qui est révélé ne se trouve en dehors de l’Ecriture. Quant à la Tradition, elle nous aide en fournissant une clé normative à notre lecture des Ecritures. En cas de difficultés, la Tradition se laisse découvrir dans la lecture qu’en donne le pape de Rome et les évêques unis au pape. Mais le rôle du Magistère est subordonné étroitement aux deux sources, Ecriture et Tradition.

Dans cette perspective, la foi n’est pas seulement un ensemble hétéroclite de données multiples, mais une proposition qui nous est faite avec autorité par l’Eglise justement.

On peut penser que la crise de la transmission de la foi que nous vivons en ce moment provient en partie de ce que la proposition de cette foi aux fidèles comme aux infidèles n’est pas clairement établie. On se trouve couramment devant deux excès, consécutifs au lmanque de clarté des textes de Vatican II. Soit on donne l’impression que la foi est tout entière dans la proposition que l’Eglise nous en fait et cette perspective nous enferme dans un culte malsain de l’Institution ; soit on se trouve devant ce que Jacques Laurent appelait des sous-ensembles flous et personne, ni les catéchumènes ni les catéchistes, ne sait très bien en quoi consiste la confession de la foi. Le risque ? Une Eglise qui est toujours de votre avis en matière spirituelle et au sein de laquelle, alors que les préceptes de la Morale sont réaffirmés de manière parfaitement claire, les problèmes spirituels et doctrinaux, enfermés dans une présentation sirupeuse, apparaissent au mieux comme facultatifs.

Nous avons dans cette doctrine compliquée des sources de la foi une excellente illustration de la formule d’Aristote : une petite erreur au commencement produit de grandes déviations dans les applications. Certains ont cru pouvoir interpréter Dei Verbum en soulignant que, dans ce document, il n’y avait plus les deux sources traditionnelles, mais une seule : le Christ. Cette considération, qui paraît belle, n’est pas conforme à l’économie du Mystère, au sein de laquelle, plus encore que la révélation le Christ est d’abord le révélateur. Imaginer que la révélation, c’est le Christ, cela revient à admettre que tout ce que Dieu avait à nous dire relèverait du Mystère insondable de son Fils. Finies les formules dogmatiques. Finie la science chrétienne, science nouvelle qui révolutionne le monde. Dans l’éblouissement du Mystère du Christ, il n’y a plus de science, l’agnosticisme mystique est de mise. C’est que devant le Mystère du Christ tous les énoncés se valent et l’on se demande toujours : mais où va s’arrêter « l’hérésie de l’informe » dont parle le romancier allemand Martin Mosebach et qu’évoquait déjà, comme un « amollissement » général le Père Henri de Lubac ?

La réponse est dans une étude sérieuse de ce qui constitue objectivement notre foi : écriture et tradition, ces deux sources auxquelles l’Eglise n’a jamais cessé de se référer depuis saint Irénée, ces deux points fixes, suffisants matériellement chacun pour leur part, de sorte qu’ils se vérifient l’un l’autre et que l’on reçoit la foi de l’un ou de l’autre, du moment qu’on accepte cette autorité de l’Eglise, qui les cautionne l’un et l’autre et qui les ordonne l’un à l’autre : la Tradition servant de vecteur herméneutique à l’Ecriture.

vendredi 19 mars 2010

Abbé de Tanoüarn: "Pédophilie : le discernement des vocations en question"

Repris du site de site de l'IBP Roma - 19 mars 2010

« On observe que les cas de pédophilie n’éclatent de manière massive que dans le clergé catholique, qui est le seul astreint à la règle du célibat ». Ainsi parle Frédéric Lenoir dans Le Parisien du 13 mars dernier. Ce spécialiste des Plateaux télé, appelé dès qu’il s’agit de donner son avis sur des questions religieuses, n’hésite pas à reprendre, avec le chœur des bien-pensants, ce qui est en train de devenir la doxa commune : l’Eglise est la seule Institution dans laquelle la pédophilie représente une tendance régulièrement constatable. Sous entendu : et c’est pour cela que l’on ne parle que d’elle sur ces questions.

Un crime monstrueux condamné très sévèrement par le Christ

Il est évident que la pédophilie est une sorte de monstruosité morale, par l’abus de position dominante qu’elle permet de l’adulte sur l’enfant devenu comme une chose entre ses mains. Le Christ, dans l’Evangile, a des mots extrêmement durs contre les pédophiles : « Quiconque scandalisera un de ces petits qui croient en moi [Jésus parle des enfants : « quiconque accueille en mon nom un enfant, c’est moi-même qu’il accueille »], il vaudrait mieux pour lui qu’on lui suspende au cou l’une de ces meules tournées par un âne et qu’on le précipite au fond de la mer » (Matth. 18, 6). Ces mots contrastent avec la douceur dont le Seigneur fait preuve vis-à-vis des pécheurs. Tout indique que pour le Christ, celui qui « scandalise les enfants » a passé un cap et qu’il lui sera difficile de revenir en arrière. On donne parfois l’impression dans telle prédication que le pardon est la seule attitude du Christ envers le pécheur. Le moins que l’on puisse dire est qu’en ce cas, les mots choisis sont à la fois volontairement imagés et particulièrement durs. C’est encore à propos de la pédophilie que l’on trouve ces fameuses formules : « Si ta main ou ton pied t’incitent à pécher, coupe les et jette les loin de toi » (18, 8).

Comment se fait-il qu’en contraste avec de telles paroles, des ministres du Christ osent « scandaliser les enfants », en en faisant le défouloir de leur vice ? Il y a de véritables problèmes ici et là dans l’Eglise, il est inutile de le nier. Le pape Benoît XVI va d’ailleurs présenter solennellement ses excuses à l’Irlande dans quelques jours.

Pédophilie et éphébophilie

Frédéric Lenoir désigne le célibat comme étant à l’origine de ces déviances graves. Mais en même temps, à quelques lignes d’intervalle, il semble plus prudent : « On ne peut pas dire qu’en soi le célibat prédispose à la pédophilie ». Que veut dire « en soi » ? Pour les gens normaux, normalement constitués, il n’y a pas de rapport entre la pédophilie, qui est une perversion mentale plus encore qu’une déviation sexuelle et le célibat. Cela tout le monde le reconnaît aisément, au moins si l’on effectue correctement la distinction entre pédophilie et éphébophilie. L’éphébophilie (sexualité impliquant des jeunes sexuellement majeurs mais socialement et psychologiquement encore immatures) renvoie à une forme de domination sexuelle qui est évidemment déviante.
 
Quant à la pédophilie, elle dénote le besoin d’un partenaire sexuel… qui n’en est pas un. Elle manifeste un trouble psychique grave, qui trouve ses origines très tôt dans le développement du psychisme humain. On ne peut donc pas dire que la pédophilie s’explique par la pratique du célibat. Rappelons qu’elle touche beaucoup de personnes mariées, puisque 90 % des cas de pédophilie sont internes aux familles. Rappelons aussi qu’elle atteint évidemment toutes les professions qui sont en contact avec l’enfance. Ségolène Royal, il y a une paire d’années disait qu’il ne se passe pas de semaine sans que l’on puisse observer des cas de pédophilie au sein de l’Education nationale… Il est en tout cas vital que le discernement des vocations s’effectue dans la clarté et que les pédophiles qui deviennent prêtres pour se rapprocher des enfants soient  écartés du sacerdoce.

Quant à l’éphébophilie, qui désigne l’attrait d’un homme pour une jeunesse sexuellement mature de l’un ou l’autre sexe, elle trahit de la part de celui qui s’y livre une immaturité affective, un « complexe de Pygmalion », qui, pour être relativement fréquent, n’en est pas moins inquiétant par ce qu’il révèle d’inabouti dans la psychologie de celui qui abuse (même si l’abus ne va pas toujours jusqu’au viol). Notons que, dans le mythe, Pygmalion n’aime pas les femmes (parce qu’il en a peur ?) et qu’il tombe amoureux de la statue qu’il est en train de sculpter, parce qu’en la sculptant, il maîtrise totalement ce qu’elle est. Ces « détails » mythologiques (que l’on ne trouve pas dans toutes les versions du mythe) sont intéressants et importants en ce qu’ils révèlent une incapacité à un véritable partenariat affectif. La misogynie compulsive de certains candidats doit retenir l’attention des formateurs car elle peut être le révélateur d’une telle carence.

Pour une véritable formation au célibat choisi

Il me semble qu’une véritable formation au célibat (formation qui relève d’abord bien sûr de la connaissance de soi, de la volonté personnelle et de l’habitude personnelle) écarte cette immaturité affective et favorise une distance, qui est à cent lieues du culte consumériste de l’immédiateté et de la concentration purement sexuelle que dénote l’éphébophilie. Cela ne signifie pas que le prêtre aura exorcisé le péché une fois pour toutes. Personne n’est jamais définitivement établi dans le camp du bien. Mais cela veut dire qu’il est armé pour l’affronter, autant et plus qu’un « homme marié » ordinaire, chez qui le démon de midi s’invitera parfois à l’heure où on l’attend le moins, et parfois – hélas – sous cette forme purement consumériste ou sexuelle.

Ce qui manque le plus aujourd’hui, c’est l’estime pour le célibat choisi. Non, cet état de vie n’est pas un pis aller ou une contrainte plus ou moins nécessaire, mais la préférence mûrement pesée pour une forme de liberté qui seule autorise vraiment l’aventure intérieure dans ses déploiements les plus imprévisibles et les plus sanctifiants. On ne peut se contenter de dire que le célibat signifie simplement l’abstention sexuelle. C’est une manière d’envisager la vie et d’y établir des priorités qui n’ont rien à voir avec celles des personnes vivant en couples.
 
Il y a un célibat médiocre : célibat subi ou célibat mal choisi, fait de frustrations, d’égocentrisme maladif et de déni de la réalité environnante. Le célibat consacré ne tolère pas la médiocrité. Il doit être vécu comme un luxe, par lequel nous sommes affranchis des devoirs qui constituent la vie ordinaire des êtres humains avec les impératifs chronophages que l’on peut imaginer et dans lequel nous obtenons le saint loisir de vivre avec Dieu, sans préoccupation de rentabilité, de salaire, de carrière etc. Si l’on abandonnait ce modèle, resterait-il autre chose dans le clergé que des fonctionnaires de Dieu ?
 
Quant à la chasteté qu’implique le vrai célibat, elle constitue une manière de prier avec sa vie, non pas en paroles seulement, mais par une offrande concrète et sans cesse renouvelée, offrande qui nous interdit de nous en tenir à l’abstention, et qui oblige à mettre dans tout ce que l’on fait cet élan particulier, cette authenticité, que Freud appela jadis sublimation. Dans cette perspective, il faut toujours penser que nous n’aurons pas d’autres enfants que… nos œuvres !

Abbé Guillaume de Tanoüarn
Assistant Général de l’IBP

L’écriture d’une icône - cours d’initiation à l’iconographie chrétienne

L’écriture d’une icône (cours d’initiation à l’iconographie chrétienne) au Centre Saint Paul. Les cours ont lieu: le mercredi à 19H30 - le samedi à 14hH30. Premier cours le mercredi 7 avril. - Tout renseignement: 09.50.20.40.22 ou 01.40.26.41.78

mardi 16 mars 2010

Philosémitisme ?

Dans la lettre torrentielle que j'ai reçue de Julien, il y a un reproche, celui de ne pas aller "jusqu'au bout" de mon philosémitisme. Parler de Maurras ? C'est pour Julien "donner le coup de pied de l'âne" au peuple juif. Voici son texte :
"Il n'y a pire marasme à la fin que de déshonorer son père en lui donnant le coup de pied de l'âne après avoir édité un numéro de "res publica christiana" pour dire qu'on l'aimait, avec certes moins d'exclusivité qu'il pourrait le souhaiter, mais enfin qu'on l'aimait tout de même et qu'il s'en fallait de peu qu'on lui demandât pardon… L'antisémitisme est une maladie névralgique de l'humanité. Quand on touche au "peuple juif", on touche aux nerfs du monde".
Oui, j'aime les Juifs, je les aime d'amitié, parce que souvent je constate dans leur psychologie ce sérieux profond du peuple qui a été saisi par Dieu et introduit dans son alliance et qui ne peut pas ne pas s'en souvenir. Il m'est arrivé assez souvent d'accompagner des Juifs adultes vers le baptême, en étant ému de cette profondeur spirituelle particulière. Il m'est arrivé de discuter avec des Juifs, même parfois officiellement farouchement hostiles à ce que je représente, mais qui toujours vont au bout de la conversation, même quand elle est publique (j'ai un souvenir ému de Théo Klein, juif agnostique me parlant de lui-même du Verus Israël devant 400 personnes).

Mais jamais je n'irais prétendre (peut-être justement parce que je les aime) que, sans le savoir et sans le vouloir ils participent au sacrifice du Christ, qu'Auschwitz est le Golgotha du monde moderne etc. J'aime trop ma liberté pour toucher à la leur et donner à leur catastrophe un sens qui proviendrait uniquement de la vérité chrétienne. J'ai lu autrefois avec passion la Lettre ouverte de Raphaël Drai au cardinal Lustiger sur l'autre révisionnisme (celui qui annexe spirituellement la minorité juive à l'écrasante majorité chrétienne). Par comparaison avec le destinataire de la Lettre ouverte, je trouve Pascal très respectueux, lorsqu'il imagine pour le peuple juif une économie qui lui est propre et c'est dans ce sens que j'ai essayé d'aller dans un article de Respublica Christiana auquel vous faites allusion, Dialogue rêvé avec Imre Kertesz.

Il n'y a pas là de ma part la moindre stratégie. Si j'étais stratège, je me ferai offrir un voyage en Israël pour ensuite chanter partout les louanges de Tsahal. Ce n'est pas ma perspective. Je crois que le "mystère d'Israël" dont parle déjà saint Paul mérite mieux qu'une réduction aux urgences de la politique de l'instant. Je suis prêtre. Il me faut prendre du recul ! Actuellement, Julien, les Juifs ont mal, mais les Palestiniens ont mal aussi... On peut tenter une surenchère à la victimisation dans un sens ou dans l'autre, ce n'est pas ce qui fera avancer les choses. Pour personne. Il n'y a pas de monopole de la souffrance.

Mais je crois nécessaire de réfléchir, à la lumière de saint Paul, au mystère d'Israël, pour tenter de le saisir au plus profond, dans ce qui lui est propre et non dans ce qui le rapprocherait immédiatement du Nouvel Israël. C'est le sens de mon article sur Kertesz et sur le "kakangile", dont, depuis Auschwitz, le peuple juif est dépositaire. Le peuple juif à Auschwitz a expérimenté à ses dépens le tropisme morbide qui est au fond de la modernité depuis la révolution française (voir Philippe Muray). Ce qu'ils nous annoncent les Juifs, à Auschwitz, c'est l'insuffisance radicale de l'humanisme issu des Lumières.

Pourquoi cette leçon simple est-elle si difficile à entendre ? Dans le Siècle juif (éd. La Découverte 2009), Yuri Slezkine a sa petite idée sur la question : "La modernité, c'est que nous sommes tous devenus juifs"... Voilà sans doute pourquoi ce que Kertesz appelle "le génie éthique des juifs" trouve un tel écho dans le monde contemporain. Mais voilà aussi pourquoi le fait Auschwitz est si difficile à interpréter, comme cette modernité qui se détruit elle-même.

Cher Julien, vous me reprochez de ne pas être un inconditionnel du peuple juif, dont vous faites, vous, peu ou prou, le nerf du monde. Il me semble en tout cas (et je le dis du plus profond de moi même) que je respecte les Juifs bien plus que ne savent le faire toutes sortes d'inconditionnels, qui se contentent d'essayer de les annexer. Ce n'est pas parce que, en tant que modernes, nous serions tous juifs, que cette annexion va de soi et qu'il faudrait oublier ce que gardera toujours de spécifique le mystère d'Israël, que saint Paul résumait ainsi : "Les dons de Dieu sont sans repentance".

Dans La petite peur du XXème siècle (1949), Emmanuel Mounier refusait solennellement de tirer les leçons d'Auschwitz, assimilé justement à "une petite peur". Lui entendait rester obstinément progressiste et niait la puissance durable du Mal sur le monde. Le message éthique des Juifs à la modernité est aux antipodes de ce progressisme imbécile qui, sans méfiance devant l'image du progrès, a préféré les meubles en formica aux armoires des ancêtres. Le message des Juifs, c'est que le progressisme (le progressisme nazi, mais aussi le progressisme marxiste ou libéral) est mort à Auschwitz. Sans Auschwitz, y aurait-il eu la "culture Soljenitsyne" ? Et quand on a médité sur Auschwitz, sur ces millions de personnes déportées et exterminées sans raison, peut-on croire une seconde à la mondialisation heureuse ? Dans Fiasco, Kertesz a décidément raison de soutenir que non.

Quoi qu'on en pense, l'évolution actuelle de l'art et de la culture montre que ce message est bien en cours de réception. Obscurément beaucoup sont en train de comprendre que lorsque l'homme se prend pour la mesure de toutes choses, toutes les balances sont déréglées. Refuser le révisionnisme théorique ou pratique, essayer de peser la Shoah, c'est accepter de regarder en face le drame de l'humanisme athée, l'horreur d'une culture raffinée (la culture allemande) qui, comme dit Hermann Hesse a renié le culte dont elle était issue, ou, ce qui "finalement" revient au même, a perdu le sens de la réalité de ce culte pour en faire un pur romantisme : le rêve bien innocent de Bayreuth qui se termine en cauchemar à Auschwitz.

Réponse à Julien Weinzaepflen

Cher Julien, par comparaison avec vos courriers torrentiels [note: en commentaires à "Maurras est-il..."], ma réponse risque de paraître un peu sèche. J'essaierai surtout d'être clair.

Si j'ai bien compris, selon vous, il n'est pas possible d'être maurrassien et philosémite sans une "stratégie", stratégie que toujours selon vous je ne pousserais pas au bout, ce qui empêche de savoir "pour qui je me donne".

Première réponse sur la stratégie : autant je crois nécessaire de savoir comment l'on veut servir l'Eglise, en prenant les moyens légitimes pour arriver à ses fins, autant il me semble absolument déplacé pour un prêtre de se pencher sur la gestion de son image. Mon image ? Je m'en fiche royalement, et si elle n'était pas très lisible, je crois qu'il suffirait à d'éventuels contradicteurs de me lire. Tout simplement.

Je n'ai rien à cacher. Je suis heureux de vivre à ma petite échelle non pas en électron libre (quelle horreur ! Quel mépris du bien commun cela suppose !), mais en homme libre. Libre ? "de la liberté par laquelle le Christ nous a libérés" comme le disait saint Paul aux Galates (lecture du IVème dimanche de Carême). Cette liberté (intellectuelle notamment) elle manque trop dans l'Eglise... Je tâche d'en vivre.

Y a-t-il contradiction entre Maurras et le philosémitisme ? Je ne le crois pas. Conomore sur ce Blog a très bien expliqué les raisons très circonstancielles et périphériques de l'antisémitisme d'Etat qui fut celui de Maurras. Quant à son antijudaïsme culturel, il est lié à l'antichristianisme viscéral qui fut celui de ses jeunes années, à son paganisme mystique si vous voulez.

Cette mystique là (polythéiste) lui a passé comme en témoigne la Préface (somptueuse) de La Musique intérieure : "Ai-je découvert plusieurs choses ? Je ne suis sûr que d'une, mais de conséquence assez grave : car, de ce long colloque avec tous les esprits du regret, du désir et de l'espérance qui forment le choeur de nos morts, il ressortait avec clarté que l'humaine aventure ramenait indéfiniment sous mes yeux la même vérité, sous les formes les plus diverses. Comment n'étaient-elles pas vues et dites plus couramment ? Nos maîtres platoniciens définissaient la vie par les métamorphoses de l'amitié et de l'amour ; cependant ont-ils explicitement relevé que nous courons à l'amour parce que nous en venons et que ceux qui se sont aimés pour nous faire naître, ne peuvent nous lancer vers un autre but que le leur ? Origine et fin se recherchent, se poursuivent pour se confondre, cela est clair pour qui l'a senti une fois".

Voilà Maurras dans le texte. La stratégie ? Devant une telle authenticité de quête intérieure, je crois qu'il n'y a pas de stratégie qui tienne. Maurras, comme je l'ai écrit est le plus moderne des antimodernes... Sa modernité ? Son agnosticisme. Son antimodernité ? Sa quête éperdue d'un ordre perdu. C'est ce qui m'intéresse chez lui. Il est l'homme des paroxysme et ce paroxysme moderne antimoderne m'attire... (Suite ce soir)

[conf'] Gérard Jubert: "Saint Jean-Charles Cornay et l’évangélisation du Tonkin"

Mardi 16 mars à 20H00 au Centre Saint Paul (12 rue Saint Joseph - 75002 Paris), conférence de Gérard Jubert, conservateur aux Archives nationales: "Saint Jean-Charles Cornay et l’évangélisation du Tonkin"- PAF 5€, tarif réduit à 2€ (étudiants, chômeurs, membres du clergé). - La conférence est suivie d'un verre de l'amitié.

Désir d'empire...

Je vous est parlé déjà de la sensationnelle Mélancolie française d'Eric Zemmour. Je m'y suis plongé une partie de l'après-midi. Et il me semble que, aussi bonapartiste soit-il, je suis d'accord avec la thèse fondamentale d'Eric Zemmour. La France est travaillée depuis toujours par un désir d'empire. Elle a vu s'envoler la couronne impériale à Verdun en 843 (ça ne nous rajeunit pas). Cette couronne s'est posé sur la tête de Lothaire. Puis les Othonides l'ont récupérée à leur profit au tournant de l'an Mil et elle est restée germanique. Contre toute logique !

"La France est programmée depuis 1000 ans pour succéder à l'empire romain" déclare Zemmour. Elle aurait dû être l'empire. Elle a essayé de l'être sous François 1er : ça s'est terminé par un échec à Pavie et quelques années de captivité pour le Roi de France dépassé par Charles Quint et par la Maison de Bourgogne. Déjà les juristes de Philippe le Bel expliquait que "le roi de France est empereur en son royaume". Louis XIV rêvait lui, au début de son Règne, d'un Patriarcat gallican dont il aurait pris la tête... Une manière comme une autre de rêver d'empire.

L'Europe française au XVIIIème siècle a été la réalisation culturelle - la plus stable - de ce désir d'empire. Les "philosophes" français ont prêché le progrès à l'Europe et ils ont prêché en français. L'idée de Zemmour est que les Bourbons, après la Paix d'Utrecht (1713) où Louis XIV sauve les meubles, se sont contentés de manière trop modeste de l'idée (anglaise dit Z) de "concert des nations". Il se sont mis à penser la France non plus à l'échelle de l'Europe mais à l'échelon d'une nation parmi d'autres. Et la Révolution, c'est l'humiliation du peuple en armes, plus nationaliste, plus impérialiste que son Souverain et qui souhaite sanctionner la civilisation de l'Europe française par une domination politique effective. Le fameux renversement des alliances et l'amitié avec l'Autriche (matérialisée par Marie Antoinette "l'Autrichienne") est mal passé. La France ne veut pas d'une amitié avec l'Empire. Elle veut être l'Empire. Il faudra dix ans de révolution pour qu'elle y parvienne.

Là où l'idée d'empire est intéressante, c'est dans sa persistance actuelle. L'Europe des six est le rêve gaullien d'un empire français. L'Europe à 27 est le rêve fracassé et le triomphe de la Hanse sous protectorat américain. Mais nous continuons à croire au rêve (ou à faire semblant d'y croire) et à payer un dollar pour un euro cinquante : le prix du rêve.

On peut penser aussi que la politique migratoire de la France des années 80 laisse réapparaître le désir d'empire. Cette fois bien sûr le modèle est états-uniens. Après l'élection de Barak Obama, j'ai entendu un speaker expliquer avec le plus grand sérieux que nous autres en France nous n'avions pas encore un président noir mais que ça ne saurait tarder. Aucun antiracisme militant dans ce propos, mais simplement la douleur (plus ou moins consciente) d'avoir été surclassé, encore une fois, par Carthage. Démographiquement, la France s'imagine comme un Empire, en rivalité, depuis sa naissance, avec l'Empire américain.

Quant à moi j'avancerais cette idée qu'il y a certes, dans le ventre de ce vieux pays, un désir d'empire. Mais chaque fois ce désir finit mal... Il faudrait donc comprendre que cet empire n'est pas séculier, qu'il est spirituel : le seul empire qui tienne, gesta Dei per Francos.