"Vatican II est le vrai acte de naissance de Mai 68". Nous sommes sur RTL. Il est 7 H 17 du matin. Eric Zemmour se la joue Zorro en venant au secours de l'Eglise attaquée à cause de la pédophilie de quelques uns de ses membres. Il en profite pour tenter ce raccourcis historique, qui me semble assez éclairant du point de vue sociologique...
Quant à moi, je continue mes séances de Carême sur Vatican II. Je vous avais soumis la première, sur la modernité. Voici la seconde sur les sources de la foi. C'est une réflexion sur certaines origines théologiques de la déchristianisation. Un peu technique ? Sans doute. Mais j'attends tout de même vos remarques et vos critiques. Le texte a quadruplé de volume depuis le IIème dimanche de Carême. Mais il devrait encore grossir... Grâce à vous peut-être. Je me mets volontiers sous le feu de vos critiques...
Chapitre 2 : Dei Verbum, la foi en quête d’un point fixe
Si l’objectif du Concile est de mettre au travail toute l’Eglise pour que chacun, là où il se trouve, cherche à rendre le christianisme audible dans le monde contemporain, il est clair qu’en pratique, le premier sujet qu’il faudrait aborder est la liturgie. Par la liturgie, en effet, l’Eglise montre son cœur au monde, qu’elle invite à sa prière. La réforme que le Concile a envisagée dans la première de ses grandes Constitutions, Sacrosanctum concilium, n’allait pas jusqu’à la création d’une nouvelle forme du rite ; il s’agissait seulement de réformer la liturgie, pour la rendre toujours plus efficace, toujours plus belle, toujours plus attirante. En un mot : toujours plus vraie. C’est par la liturgie que le tout venant prend habituellement contact avec l’Eglise, par exemple à l’occasion d’une cérémonie familiale, triste ou joyeuse, mais jamais sans signification. L’enjeu pastoral est donc capital. Nous aborderons cette question bientôt.
Mais si nous prenons les choses du point de vue le plus fondamental, c’est-à-dire du point de vue doctrinal – si nous prenons l’Eglise à réformer non du point de vue de son cœur maternel, mais du point de vue de son esprit et de cette science nouvelle qu’elle détient et dont elle doit faire part au monde, alors là il est clair que la question qui vient d’abord à l’esprit est celle de la Parole de Dieu et de sa transmission. Car l’Eglise ne tient pas cette science nouvelle et vraiment révolutionnaire de sa propre recherche, mais du Christ qui a dit : « Celui qui est de la vérité entend ma voix » (Jean 18).
La vérité dont l’Eglise a la charge, cette Bonne nouvelle qu’elle porte au monde sur le destin divin de l’homme, cette connaissance nouvelle, bien sûr, n’est pas une découverte purement humaine. Telle est l’origine profonde de ce que l’on appelle la foi : l’esprit humain n’est pas capable, par lui-même, de connaître la vérité. Il peut seulement, comme, le disait déjà Platon, la re-connaître…
Prenons une référence incontestable C’est, par exemple, le premier article de la première question de la Première partie de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin qui se demande : « Existe-t-il, outre les disciplines qui sont proportionnées à l’esprit humain (physicas disciplinas), une connaissance qui se transmette d’une autre manière (alia doctrina) ? ». L’homme ne se sauve pas par ses connaissances propres. Il ne trouve pas, au fond de lui-même, la clé pour sortir du puits dans lequel il se morfond. Regardons-nous nous-mêmes. Mesurons ce que nous sommes ! Un individu, quel qu’il soit, ne saurait, par lui-même, acquérir son salut et posséder la vie sans fin.
Certes le Concile (en particulier dans Dignitatis humanae) sur la liberté religieuse, nous présente souvent l’être humain comme étant en quête de vérité. Cette quête est belle. Elle permet à l’homme d’échapper à la spirale du désir, au terme de laquelle il ne rencontre que le néant. Elle permet à l’homme d’accrocher son cœur et d’ordonner sa vie à de vrais désirs. Mais cette quête de vérité ne suffit pas ; humainement elle restera toujours incertaine. Pour que nous ayons des certitudes dans ce domaine qui est celui de notre destinée ultime et du sens de notre existence, encore faut-il que cette vérité entrevue ait été donnée à l’esprit humain, comme un fait nouveau, que notre nature ne renferme pas en elle-même.
Et voilà pourquoi notre nature, qui ne peut pas connaître le fin mot de sa destinée par elle-même, encore moins s’en saisir d’elle-même, est seulement capable de la reconnaître, cette destinée, lorsqu’elle lui a été montrée, puis, l’ayant reconnue, de la ressaisir, et finalement de la faire sienne. Ce long chemin a un point de départ : la parole que Dieu nous adresse et qui rend tout possible.
Dei verbum… La Parole de Dieu, c’est à juste titre que le Concile s’est intéressé à la manière dont nous étions rendus capables de nous ressaisir de la parole de Dieu. Cette parole de Dieu, nous allons étudier la manière dont elle nous est donnée, le medium qui la porte jusqu’à nous. En fait de medium d’ailleurs, selon la doctrine catholique classique, il y a deux médias qui contiennent la Parole de Dieu : l’Ecriture et la Tradition.
Classiquement, en effet, durant la IVème Session du Concile de Trente, en avril 1546, on a distingué deux sources : « les livres écrits et les traditions non écrites ». L’ordre entre ces deux sources est la difficulté qui s’est immédiatement posée aux théologiens. Comment réagir si la Tradition semble nous dire autre chose que l’Ecriture ? Comment construire un donné cohérent, un message clair, à partir de deux sources ?
Vatican II n’a pas repris formellement cette doctrine des deux sources, même si les Pères y font référence au n°10 de Dei Verbum. Pour eux, autant que je puis comprendre la mise au point, il y a une source, qui est la Parole de Dieu, se donnant de deux façons par l’Ecriture et par la Tradition. Il est important d’avoir montré que ces deux sources constituent un message unique, mais encore aurait-il fallu savoir comment ces deux sources n’en font qu’une. Et c’est ce que l’on ne nous explique pas.
Le cardinal de Lubac, qui fut l’un des principaux experts sur ce document, prit acte très vite de ce changement de problématique et de cette « unification des deux sources ». Il en parlait en ces termes au Pasteur danois Skydsgaard, qui fait lui-même état de cette conversation dans un livre collectif intitulé Rome nous interpelle (Genève, 1967, p. 31) : « C’est le plus beau et le plus important document du Concile. Maintenant les théologiens catholiques, systématiciens comme exégètes, ont toute liberté de poursuivre leurs travaux. L’Eglise a montré quel chemin elle entendait suivre. Elle a montré qu’elle reconnaît une nouvelle théologie, qu’elle a consciemment renoncé à son attitude contre-réformatrice et qu’elle est prête à entrer en dialogue avec les autres chrétiens. Le problème de la relation entre Ecriture et Tradition est demeuré ouvert. Toute liberté est laissée aux théologiens catholiques de continuer à en discuter avec les théologiens protestants ».
Je crois que je ne peux pas mettre en doute la parole du vénérable pasteur danois, même s’il ne s’agit que d’une conversation, prise à la volée en quelque sorte… En écoutant, vous mêmes, attentivement le Père de Lubac, vous avez compris le sens du document qui nous occupe cet après-midi. Sur cette question complexe des sources de la foi et de leur unification dans une seule Parole de Dieu, je dirais qu’avant tout Dei Verbum laisse la voie libre à qui veut travailler. Alors, travaillons !
Au fond, à suivre le Père de Lubac dans la reportatio de ce dialogue avec le Pasteur Skydsgaard, l’important c’est ce à quoi, dans Dei Verbum, Vatican II renonce : l’exclusivisme scolastique et le caractère uniment normatif de la Tradition par exemple, c’est-à-dire ce qui a fait la gloire de ce que l’on appelait naguère l’Ecole romaine, qui depuis le cardinal Franzelin considérait que la Tradition était supérieure à l’Ecriture et depuis Léon XIII estimait que saint Thomas d’Aquin offrait son langage et sa formalité dialectique de manière quasi-obligatoire à quiconque entendait transmettre le christianisme authentique. Cette dimension négative étant aujourd’hui acquise, l’apport positif de Dei Verbum à la question pendante des sources de la foi n’est pas facile à établir. Au cours de cette rencontre en marge de l’aula, le Père de Lubac propose à Skydsgaard de mettre cette question au point dans un échange entre catholiques et protestants. Extraordinaire optimisme conciliaire !
On sait pourtant que, pour ce qui est du Père de Lubac, l’optimisme qui lui permettait d’entrevoir une collaboration entre catholiques et luthériens sur le point clé des sources de la foi, écriture et tradition, allait le quitter très bientôt, s’il ne l’avait pas déjà quitté d’ailleurs au fond de lui-même. D’après Skysgaard, en effet, cette petite scène très optimiste et œcuménique entre le jésuite et le Pasteur, date du 18 novembre 1965. Dans une lettre datée du 3 novembre de la même année, à son ami Bernard de Guibert, Henri de Lubac fait état de son inquiétude grandissante : « Quoique content dans l’ensemble, je ne puis me défendre de pensées mélancoliques. Tous ces textes conciliaires seront-ils assez forts pour résister à une interprétation amolissante et sécularisante de la foi chrétienne ? Trop d’esprits, vous le savez, inclinent aujourd’hui dans ce sens. Et ils ont eu, dans l’atmosphère créée par le Concile, l’occasion de pousser leur pointe. Le renouveau désiré se produira-t-il ? Sommes nous prêts à le prêcher ? » (cf. H. de Lubac, Carnets du Concile, tome 1 p. XLVI). On sait qu’il s’inquiéta particulièrement au sujet du schéma 13, c’est-à-dire de la Constitution sur l’Eglise dans le monde de ce temps. Il a pensé que l’intervention in extremis de son ami Charles Wojtyla, avait permis de donner à ce texte un peu plus de substance qu’il n’en avait. Mais ce qui est frappant dans cette lettre à Bernard de Guibert, c’est qu’il ne vise pas seulement le schémas 13, maius tous les documents sans exception et qu’il craint leur « faiblesse ». Il me semble que Dei Verbum souffre de cette « faiblesse » déplorée par le Père de Lubac.
Revenons à cette question, vraiment fondamentale, des deux sources de la foi pour essayer un diagnostic…
Déjà, au concile de Trente, cette question avait fait couler beaucoup d’encre. Nous sommes en 1546. Un tout jeune évêque, Jacques Nacchianti, éminent dominicain, sacré évêque de Chioggia quelques mois auparavant, n’avait pas hésité à déclarer « impie » la distinction des deux sources. Pour lui, matériellement, toute la foi se trouve dans la parole écrite. Hué, traité de partisan de la Sola scriptura et donc de luthérien, il finit pourtant par voter le document issu de la IVème Session dans lequel on parle de sources non écrites et de sources écrites. Dans l’urne qui recueille les avis des évêques, il ne glisse pas : Non placet. Mais il ne met pas non plus un Placet. Il écrit : Obedisco : j’obéis.
L’Inquisition, saisie, se déplacera quelques mois plus tard dans son diocèse, sans trouver dans le Prélat cet hérétique crypto-luthérien que l’on s’attendait à découvrir.
On peut dire pourtant que le concile de Trente n’a pas résolu la question soulevée au fond à juste titre, même si c’était de façon un peu unilatérale, par Nacchianti, celle du rapport entre les deux sources.
Le concile Vatican I, lui, y touche d’un mot : c’est l’Eglise, qui, soit par un jugement solennel soit par son magistère ordinaire et universel, propose ce qui est à croire (DS n°3011). Mais son magistère ordinaire et universel, on le comprend, ce n’est rien d’autre que la tradition herméneutique toujours attestée et qui n’a donc pas besoin d’être réaffirmée de manière spéciale. La tradition ici apparaît donc bien comme supérieure à l’Ecriture, selon l’enseignement que donnait depuis plusieurs dizaine d’années le cardinal Franzelin dans son De sacra Traditione. Même si, on le sait, les Pères de Vatican I, au premier rang desquels le célèbre cardinal Pie, avaient refusé les documents préparés par le même Franzelin comme « trop scolastiques », c’est bien la doctrine de Franzelin qui a triomphé lors de ce Concile.
Quant au concile Vatican II, dans Dei Verbum, il est effectivement plus ouvert ou plus flou, comme on voudra, sur cette question technique des deux sources. Je cite le n°10 : « La Tradition sacrée et la sainte Ecriture constituent l’unique dépôt sacré de la Parole de Dieu qui ait été confié à l’Eglise ; en y étant attaché, le peuple saint tout entier, uni à ses Pasteurs, persévère à jamais dans la doctrine des apôtres, la communion fraternelle, la fraction du pain et la prière, de sorte que pour garder, pratiquer, professer la foi transmise, il se fait un accord remarquable de la foi et des fidèles ». C’est très beau ! Irénique. Pas de conflit entre les deux sources. Tout ce qui monte converge ! Les deux sources, proclame-t-on n’en font qu’une. Mais qui gèrera les divergences, qui, concrètement ne manqueront pas de se produire ? Réponse : « La charge d’interpréter authentiquement la parole écrite ou transmise a été confiée au seul magistère vivant ».
A entendre cette réponse, l’idée vient immédiatement que le Magistère vivant, libéré de ce que Vatican I appelait le magistère ordinaire, c’est-à-dire la Tradition de l’Eglise, peut apparaître comme une sorte de troisième source au dessus des deux autres. Beaucoup de critiques se sont élevées en ce sens. Le texte semble prévoir l’objection ; il précise : « Ce magistère n’est pas au dessus de la Parole de Dieu. Il la sert ». Et encore : « Il écoute pieusement la parole, la garde religieusement, l’explique fidèlement et puise dans cet unique dépôt de la foi, tout ce qu’il nous propose à croire comme étant divinement révélé ».
C’est important la piété. C’est capitale la fidélité. Mais quelle forme objective exprime et conserve l’essentiel de ce qui nous rattache, chacun, au Christ ? Comment manifester le caractère foncièrement personnaliste de la foi, qui n’est pas une attitude collective, engendrant un banal communautarisme, mais un élan profond au cœur de chacun ? Sommes nous contraints, pour cela, de nous rattacher à la piété ou à la fidélité d’une personne (le pape) ou d’un ensemble de personnes (les évêques unis au pape ou unis entre eux), sans avoir moyen de vérifier leur propre attachement au Christ ou simplement de formuler le nôtre sans eux ? Si l’on ne fait pas l’effort de concevoir des formes qui nous gardent exacts dans la foi, ne risque-t-on pas de connaître une autorité ecclésiastique qui tende trop facilement vers l’arbitraire, puisqu’elle demeurerait, à tous moments, seule interprète de ce qui est à croire ?
Tel est le reproche paradoxal que l’on peut faire à la constitution Dei Verbum, d’avoir semblé mettre le Magistère vivant « au dessus » de l’Ecriture et de la Tradition, sans envisager que l’Ecriture et la Tradition devaient vérifier en retour l’interprétation du Magistère. Il n’y a qu’un cas dans lequel cette vérification n’a pas besoin de s’opérer, c’est celui de l’infaillibilité extraordinaire prévue par Vatican I, c’était l’extrait du Denzinger que nous citions tout à l’heure. On sait que pour exercer son infaillibilité personnelle, le pape doit réunir quatre conditions, parler en tant que opape, en matière de foi ou de mœurs, avec la volonté d’obliger à croire et dans une définition précise. Ces quatre conditions ne se présentent évidememnt réunies qu’une ou deux fois par siècle. Reste l’ordinaire de la transmission de la foi, cette ordinaire qui, comme je l’ai déjà noté dans Vatican II et l’Evangile, semble faire défaut.
Pour tout ce qui est de la foi « ordinaire », pour tout ce qui concerne la force quotidienne de notre foi, il serait risible en effet de considérer que son expression la plus forte se trouve toujours et comme mécaniquement dans les documents romains. Il doit être possible à chaque chrétien d’exprimer sa foi sans se référer, actuellement, à la « voix vivante du Magistère » qui, à proprement parler, n’est pas une source, mais un principe régulateur de tout ce qui coule des sources de vérité…
Je ne remets pas en cause l’orthodoxie du Concile sur ce point. Nous verrons tout à l’heure que les textes de Dei Verbum, pour recevoir une interprétation droite, doivent être mis en relation avec ce que dit Lumen gentium du Magistère de l’Eglise, en son paragraphe 25. Il n’empêche que l’on discerne, dans le document lui-même, un fil de lecture qui peut paraître un peu inquiétant et qui semble remettre au pape le Magistère ultime de la vérité, non pas seulement de la vérité à définir (car il a ce pouvoir clairement depuis Vatican I et implicitement auparavant), mais de la vérité à transmettre et à enseigner.
Force est de reconnaître aujourd’hui l’importance pastorale de l’Institution pontificale, qui, grâce au moyens de communication moderne peut intervenir au quotidien dans toute l’Eglise. C’est toute « la gloire de l’olivier » dont parle saint Malachie dans sa prophétie. Etant donné l’atmosphère diluviale que nous connaissons, il est logique de rendre « gloire à l’olivier », car l’olivier, pour l’arche et ceux qui sont à l’intérieur, marque la fin de la montée des eaux. Autre chose est de remarquer l’importance circonstancielle de l’Institution papale et de s’en féliciter. Et autre chose d’affirmer « en droit » que l’enseignement catholique coïncide toujours actuellement avec l’enseignement du pape règnant qui en serait comme le format ordinaire à chaque instant. En deux mots : il ne faut pas confondre la source et le principe régulateur ! Il ne faut pas mélanger l’interprétation ordinaire (qui en elle-même n’a pas besoin du pape pour se diffuser) et l’instance arbitrale qui intervient seulement dans le cas où l’on se trouverait face à un conflit des interprétations.
Deuxième reproche à Dei Verbum : si l’on reprend le mot du cardinal de Lubac, on peut reprocher à ce texte d’avoir « affaibli » et l’Ecriture comme source et la Tradition comme source, au point que la foi catholique – face à deux sources « faibles » - devienne simplement adhésion immédiate au magistère vivant d’une personne. Je ne dis pas que l’on ne puisse pas interpréter le texte d’une autre manière, dans une herméneutique de la continuité, mais le risque existe et il n’est pas négligeable. Nous sommes, me semble-t-il, devant l’une des principales faiblesses du grand renouveau ecclésial qui s’est manifesté sous Jean Paul II et que Benoît XVI a entrepris de formaliser pour toute l’Eglise.
Mais abordons donc la question, en étudiant une source après l’autre, pour la clarté de notre propos. Prenons d’abord la réflexion du Concile sur la Tradition.
On sait que l’une des nouveautés importantes du Concile a été d’employer le mot « Tradition » au singulier, alors que les concile de Trente et de Vatican I utilisaient un pluriel : traditiones, les traditions. Depuis Vatican II, il faut décidément parler de « la Tradition » plutôt que d’évoquer « les traditions ». Le Père Congar l’expliquait déjà dans un livre célèbre, publié quelques années avant le Concile et qui, justement, porte ce titre : La tradition et les traditions.
Pour ne pas se contenter d’agiter des idées générales et parce que, comme le dit Gianbatista Vico, « le vrai et le fait sont convertibles », je voudrais d’abord illustrer notre discussion aride sur les sources de la foi – écriture et tradition. Voici par exemple ce que dit Paul VI de « la Tradition doctrinale » dans un Discours au Concile daté du 18 novembre 1965, justement la veille de la Promulgation de la Constitution Dei Verbum : « L’esprit nouveau doit se développer dans une ligne qui affirme clairement le sens de la vérité, celui de la tradition doctrinale inaugurée par le Christ et les apôtres, le sens aussi de la discipline ecclésiastique et celui de l’union profonde qui nous rend tous confiants et solidaires comme membres du même corps ».
Je ne serais pas surpris que Paul VI ait formulé son discours en ayant sous les yeux les textes que nous venons de citer et qui devaient être promulgués le lendemain.
Reprenons ses paroles. Il y a un « esprit nouveau ». Dont acte : on l’invoque depuis Jean XXIII dès 1959 : « nouvelle Pentecôte » ; « nouvelle Epiphanie » etc. Il y a aussi une vérité intangible, et qui semble déjà menacée par le relativisme. Les accents de Paul VI ressemblent un peu à ceux de certains discours de Benoît XVI, en particulier celui qu’il prononça en 2005, le vendredi saint avant son élection au Souverain pontificat.
Mais venons en au fait qui nous intéresse pour l’instant : il y a une bien une « tradition doctrinale, inaugurée par le Christ et ses apôtres ». Vous notez l’expression « inaugurée ». Cette Tradition « inaugurée » par le Christ, doit « continuer », comme le stipule d’ailleurs le n°8 de Dei Verbum : « Cette Tradition dans l’Eglise se développe sous l’assistance de l’Esprit saint : grandit en effet la perception des choses et des paroles transmises, par la contemplation et l’étude qu’en font les croyants qui les gardent dans leur cœur ».
Voilà introduite, quoi que sans le nom, l’idée de la « Tradition vivante » : elle n’est pas cette forme précise à laquelle la foi des fidèles pourrait se rattacher puisqu’elle est, elle-même, en un constant enrichissement. Il est beau de concevoir le respect avec lequel nous autres chrétiens, nous devons traiter cet enrichissement continuel que nous devons à l’Eglise, corps vivant qui manifeste toujours tel ou tel aspect différent de « la sagesse de Dieu en sa riche diversité ». Voilà de quoi périmer l’archéologisme ! La vie de l’Eglise, en chaque instant du temps, a quelque chose de sacré. Son histoire, à elle aussi, est une histoire sainte. « En défendant la Tradition, écrit Joseph Ratzinger dans une étude de 1969, les Pères avaient conscience de défendre en fin de compte l’usus Ecclesiae, la manière dont l’Eglise réalisait concrètement sa vie » (Révélation et Tradition, éd. fr. 1972, p. 90). « La Tradition apparaît comme identique à la vie de l’Eglise dans sa continuité temporelle » écrit de son côté le Père Congar (in Le Concile au jour le jour, 3ème Session, p. 64). Lorsque le pape Paul VI parle de la tradition « inaugurée par le Christ et ses apôtres », c’est cette Tradition « identique à la vie de l’Eglise » qu’il évoque.
On a l’impression, en contemplant cette Tradition vivante, qui représente l’usage de l’Eglise, qu’elle est un peu le fleuve d’Héraclite dans lequel, comme on sait, l’homme ne se baigne jamais deux fois. Quel point fixe reste-t-il en effet, dans cette perspective où la Tradition, simple « usage de l’Eglise », n’en est pas un ?
Le texte de Paul VI nous renseigne : il exalte – parce que c’est le point fixe justement – « le sens aussi de la discipline ecclésiastique et celui de l’union profonde qui nous rend tous confiants et solidaires comme membres du même corps ». Pie XII ne parlait pas avec autant de force de la discipline ecclésiastique ! Seul Jean XXIII, dit-on, avant le Concile, voyait cette assemblée comme l’union ordonnée de toute l’Eglise, rendant en corps témoignage au monde… On touche à quelque chose qui ressemble à une Opinion commune du Corps de l’Eglise : ne serait-ce pas une opinion publique catholique que vise Paul VI dans son lyrisme ? Mais cette opinion publique catholique existe-t-elle ? A son époque, où selon ses propres paroles, des « ferments schismatiques » s’introduisaient dans le corps de l’Eglise à travers la prédication progressiste triomphante, une telle unité mentale de tous les catholiques n’est pas avérée.
Désunion de l’Eglise ! C’est la raison pour laquelle, en particulier dans la crise traditionaliste qui s’est déclenchée autour de Mgr Lefebvre dans les années 1974-1976, Paul VI, conformément à son ecclésiologie et à sa conception de la Tradition, a vraiment pris sur lui le sort de l’Eglise.
On parle souvent de Paul VI comme d’un pape qui aurait été laxiste. Je crois au contraire, dans la perspective de Dei Verbum justement, que ce pape s’est senti responsable personnellement de la foi de l’Eglise dans une période extrêmement difficile pour l’Institution. Son attitude envers Mgr Lefebvre, telle qu’elle apparaît aujourd’hui à ses biographes, semble caractéristique de l’autorité qu’il estime avoir reçue de Dieu et qui lui paraît dépasser toute tradition. C’est ainsi qu’après le Concile, il entend affirmer sa politique ecclésiale, quels que soient les obstacles et la Tradition – usus Ecclesiae – dût-elle s’effacer totalement devant sa volonté de Souverain pontife. Dans le rapport en tension qu’il établit entre la Tradition et son autorité, il a une très nette tendance à choisir son autorité.
Voici par exemple ce qu’il déclare dans le fameux consistoire du 24 mai 1976, à propos de Mgr Marcel Lefebvre : « On jette le discrédit sur l’autorité de l’Eglise au nom d’une Tradition pour laquelle on ne manifeste un respect que matériellement et verbalement ; on éloigne les fidèles des liens d’obéissance au Siège de Pierre, comme à leur évêque légitime. On rejette l’autorité d’aujourd’hui au nom de celle d’hier ». Les traditionalistes, à l’époque, ont été particulièrement sensible à cette pratique de l’obéissance qui leur était demandée. Ils ont tenté de poser des questions. Paul VI, dans ce Consistoire, leur avait répondu à l’avance : « C’est au nom de la Tradition elle-même que nous demandons à tous nos fils et à toutes les communautés catholiques de célébrer avec dignité et ferveur les rites de la liturgie rénovée. L’adoption du Novus Ordo Missae n’est certainement pas laissée à la libre décision des prêtres et des fidèles. La même prompte soumission, nous l’ordonnons au nom de la même autorité suprême qui nous vient du Christ, à toutes les autres réformes liturgiques, disciplinaires, pastorales, mûries ces dernières années, en application des décrets conciliaires ».
Les termes de ce discours sont extrêmement forts. Personne ne les reprendra plus après Paul VI, qui, ce n’est sans doute pas un hasard, se trouve être le pape de Dei Verbum, le pape qui pourrait mettre son autorité au dessus de la Tradition, si cela apparaissait nécessaire.
Benoît XVI, dans le Motu proprio Summorum pontificum soulignera, lui, en revanche, que « la forme extraordinaire du rite romain n’a jamais été interdite ». Il sait pourtant que le rite vénérable a été interdit. Il l’a écrit à plusieurs reprises. Dans Ma vie, souvenirs, par exemple, un texte court écrit en 1998, on trouve ceci, c’est page 132 : « Le deuxième grand événement au début de mes années à Ratisbonne fut la publication du Missel de Paul VI, assortie de l’interdiction quasi totale de missel traditionnel, après une phase de transition de six mois seulement. Il était heureux d’avoir un texte liturgique normatif après une période d’expérimentation qui avait souvent profondément défiguré la liturgie. Mais j’étais consterné de l’interdiction de l’ancien missel, car cela ne s’était jamais vu dans toute l’histoire de la liturgie. Bien sûr, on fit croire que c’était tout à fait normal. Le missel précédent avait été conçu par Pie V en 1570 à la suite du concile de Trente. Il était donc normal qu’après quatre cents ans et un nouveau concile, un nouveau pape présente un nouveau missel. Mais la vérité historique est tout autre : Pie V s’était contenté de réviser le missel romain en usage à l’époque, comme cela se fait normalement dans une histoire qui évolue. Ainsi, nombreux furent ses successeurs à réviser ce missel, sans opposer un missel à un autre. (…) Nul doute que ce nouveau missel apportait une véritable amélioration et un réel enrichissement sur beaucoup de points ; mais de l’avoir opposé en tant que construction nouvelle à l’histoire telle qu’elle s’était développée, d’avoir interdit cette dernière, faisant ainsi passer la liturgie non plus comme un organisme vivant, mais comme le produit de travaux d’érudits et de compétences juridique : voilà ce qui nous portait un énorme préjudice »
Comment un pape pourrait-il validement interdire un rite aussi vénérable ? Comment pouvait-il ainsi opposer son autorité personnelle à l’une des formes de facto les plus authentiques de la Tradition catholique ? Et comment ne pas ressentir que cette interdiction constituerait selon le mot du cardinal Ratzinger, un « énorme préjudice » pour l’Eglise ? Connaissant la volonté clairement affirmé de son prédécesseur Paul VI et sachant qu’elle visait à rendre obligatoire l’adoption du « Novus Ordo Missae », il affirme aujourd’hui que cette volonté, toute personnelle d’un pape, n’avait certes pas force de loi, qu’elle était en quelque sorte invalide, impuissante face à la Tradition, dans l’une de ses formes les plus clairement attestées.
Le paradoxe de Vatican II, c’est que dans l’ouverture qu’il promeut, il semblerait rendre possible, en même temps, un absolutisme papal tel que Paul VI, lui, n’éprouve pas une seconde le besoin de justifier sa volonté d’obliger prêtres et fidèles à abandonner la liturgie traditionnelle.
Le cardinal Ratzinger, quant à lui, très tôt, percevra le caractère excessif en principe, excessivement « romaniste » comme dirait le Père Laberthonnière, d’une telle position. Quelques semaines après les sacres de quatre évêques par Mgr Lefebvre, en tant que Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il était au Chili et il s’adressa aux évêques du Pays en ces termes, pour caractériser « l’énorme préjudice » produit par l’interdiction apparente de la forme traditionnelle du rite romain : « Ce qui était autrefois considéré comme le plus sacré - la forme transmise de la liturgie - apparaît d'un seul coup comme ce qu'il y a de plus défendu et la seule chose que l'on puisse rejeter en toute sûreté. […]Tout cela conduit de nombreuses personnes à se demander si l'Église d'aujourd'hui est réellement celle d'hier, ou si on l'a remplacée par une autre sans les en aviser. La seule manière de rendre crédible Vatican II est de le présenter clairement pour ce qu'il est : une partie de l'entière et unique Tradition de l'Église et de sa foi ». (Discours aux évêques chiliens, La Pensée catholique n°237).
Le cardinal Ratzinger récidive, sur le même thème, moins de dix ans plus tard, dans son livre d’entretiens Le sel de la terre (1996), et il le fait en des termes encore plus fermes : « Une communauté qui déclare soudain strictement interdit ce qui était jusqu'alors pour elle ce qu'il y a de plus sacré et de plus haut, et à qui l'on présente comme inconvenant le regret qu'elle en a, se met elle même en question. Comment la croirait-on encore ? Ne va-t-elle pas interdire demain ce qu'elle prescrit aujourd'hui ? »
Pour le pape actuel, il est clair que l’usus Ecclesiae est plus fort que la volonté d’un pape. Si ce n’était pas le cas, l’Eglise y jouerait sa crédibilité et donnerait l’impression qu’à chaque génération, c’est une autre Eglise qui s’adresse aux fidèles. Pour Paul VI, tout à une lecture absolutiste de Dei Verbum, c’est le contraire qui lui était apparu : la volonté personnelle du pape peut en droit et doit en fait, pour imposer la réforme du rite, déclarer nulle et non avenue, proclamer interdite cette forme vénérable qu’avait « restaurée » son prédécesseur Pie V.
Mais après la Tradition vivante et les difficultés qu’engendre la mise de côté de son caractère normatif, examinons, dans Dei Verbum, ce que devient l’Ecriture sainte comme source de la foi.
Si la tradition est vivante et progresse sans cesse en sacralisant au fil des siècles l’usus Ecclesiae, elle n’est pas un point fixe. Mais est-ce une raison de ne laisser que « la voix vivante du Magistère » entre les fidèles et Dieu, au risque de rendre l’appartenance à l’Eglise parfaitement subjective, à la merci de la subjectivité d’un homme ? N’y a –t-il pas une forme qui cristallise la foi et la conserve telle qu’en elle-même, fidèle détentrice de ce que saint Paul appelait le « dépôt » en s’adressant avec vigueur à Timothée sur ce sujet ? « Garde le dépôt ». De quel dépôt s’agit-il ?
Comment pourra-t-on condamner tel ou tel usage récent de l’Eglise, si l’usage plus ancien, dans la perspective de la tradition vivante, n’est absolument pas une norme ? N’aboutira-t-on pas à une sorte de dictature de l’instant sacralisé ? Faudra-t-il toujours attendre une intervention du Magistère pour déterminer la foi ? En pratique, il en est ainsi, à certains moments, car le Pasteur universel, c’est son devoir, veille sur ses brebis. Mais imaginons que pour une raison ou une autre - la santé, les rapports de force en interne dans l’Eglise, une vacance provisoire du siège, un défaut d’information - le Pasteur universel ne puisse pas intervenir. Quel sera notre point fixe ? Peut-on vraiment dire que notre seul point fixe est une personne, même garantie par l’assistance de l’Esprit saint ? Cela induirait une terrible faiblesse dans l’Eglise, qui serait réputée incapable de se présenter elle-même par elle-même. Comment lire sa foi dans cette perspective ? Et surtout comment y adhérer ?
Dans un discours prononcé en octobre 1964, le cardinal Meyer, archevêque de Chicago, un Père conciliaire de tendance ouvertement « libérale », percevait déjà à demi mots les risques de cette réduction de l’Eglise à une structure purement disciplinaire. Voici ce discours dans l’aula, cité par le Pasteur danois dont je vous ai entretenu au début de ce chapitre : « Cette tradition vivante pourtant ne connaît pas partout et en tous une pareille croissance. Etant donné que l’Eglise contemple les choses divines en condition pérégrinante, il peut lui arriver d’être défectible en certains de ses membres. C’est du reste ce qui arrive réellement. C’est pourquoi, elle porte constamment en elle la norme de l’Ecriture sainte, et, en mesurant sa vie à ce critère, est sans cesse mesurée et perfectionnée ».
Je signale, à toutes fins utiles que saint Thomas d’Aquin arrivant au bout de son commentaire de l’Evangile de Jean, a souligné l’importance de l’Ecriture canonique, qui est dit-il « la seule norme de la foi ». Vous me direz : quelle différence entre cette perspective de Thomas et le Sola scriptura de Luther ? Je réponds : pour Thomas, comme pour son Ecole, Cajétan par exemple et son disciple, ce Jacques Nacchianti, évêque de Chioggia dont nous parlions tout à l’heure, l’Ecriture ne peut être lue de façon « prophétique », par n’importe qui, ouvrant le livre au hasard et en proclamant soi-disant le sens. Luther imaginait que toute lecture de la Bible était inspirée par l’Esprit. Ce n’est pas ce que disent les catholiques. Mais certains d’entre eux, comme ce cardinal Meyer, très thomiste en cela, soulignent l’importance des textes qui fixent le dessein divin et empêchent qu’il soit transformé de toutes les manières, au gré des subjectivités qui s’en emparent.
Matériellement l’Ecriture contient toute la Révélation. C’est pour cela d’ailleurs que la Constitution Dei Verbum, reprenant l’encyclique Providentissimus de Léon XIII et l’encyclique Spiritus Paraclitus de Benoît XV, l’appelle de manière très thomiste « l’âme de la théologie » (n°24) . Une théologie sans l’apport matériel de l’Ecriture sainte, cela n’est pas possible. La Constitution conciliaire n’hésite pas, en ce sens à équiparer Ecriture sainte et Parole de Dieu : « Les Saintes Ecritures contiennent la Parole de Dieu, et parce qu’elles sont inspirées, elles sont vraiment cette Parole » (n°24).
On nous dit : mais les dogmes mariaux ne sont pas dans l’Ecriture ? L’Immaculée conception est déclarée par l’ange Gabriel, proclamant la plénitude de grâce de Marie. Elle est prophétisée dans le Livre de la Genèse, où l’inimitié entre le Serpent et la Femme n’a pas d’autre sens. L’Assomption – les artistes ne s’y sont pas trompés - est au chapitre 12 de l’Apocalypse, qui nous présente la femme revêtue du soleil, la lune sous les pieds et une couronne de douze étoiles sur la tête. Nous n’avons pas à avoir peur de l’Ecriture, point fixe de notre foi, en cette période où l’on a voulu nous retirer tout point fixe. L’Ecriture, en tant que, depuis l’origine, sa lecture a été soumise au jugement de l’Eglise, me semble être le dernier point fixe qui permette à l’Eglise de ne pas se concevoir elle-même comme un régiment de petits soldats obéissants tous, perinde ac cadaver, à la terrible discipline ecclésiastique, agitée naguère par Paul VI, lors du Consistoire du 24 mai 1976.
L’Ecriture comme point fixe, il me semble que là est le vrai sens de la Constitution Dei Verbum, dont le n°24, identifiant Ecriture et Parole de Dieu est trop peu cité.
Le Père de Lubac propose lui une autre interprétation de la Constitution conciliaire, dans son petit livre sur La Révélation divine (1968). Il voudrait que l’idée même de « sources de la foi », au pluriel, apparaisse comme périmée. Et, parce qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace, il souhaiterait que la source unique de la Révélation soit le Christ, objectivement considéré. Il cite en ce sens une intervention, au Concile, du futur cardinal Paul Zoungrana, archevêque de Ouagadougou : « Dites au monde que la divine révélation, c’est le Christ » (éd. 1983 p. 46).
Mais comment accède-t-on au Christ ? Par une monition intérieure ? Par un mouvement de l’âme ? Par un instinct de la foi ? Tout cela, tiré d’une lecture jusqu’au boutiste des premiers paragraphes de Dei Verbum, semble excessif et vague tout à la fois.
Du point de vue exégétique, justement, on peut contester l’idée que le Christ SOIT la Révélation du Père. « Personne ne connaît le Fils, sinon le Père et personne ne connaît le Père sinon le Fils et celui auquel le Fils a voulu le révéler » lit-on au chapitre 13 de saint Matthieu. Le mystère du Fils n’est connu que du Père. C’est le Père qui nous est révélé dans le Fils : « Qui m’a vu, a vu le Père » (Jean 14). Le Fils n’est pas son propre témoin, comme il le souligne dans saint Jean. Il est le révélateur du Père : « Lui-même en a été l’exégète » souligne encore l’Evangéliste dans son Prologue ( 1, 18). Restreindre Dei Verbum à une bataille de mots autour du fait que le Christ, objectivement considéré par le croyant, serait la seule source de la foi, c’est, sans le vouloir, faire fi du Mystère du Fils, plus profond s’il est possible que le Mystère du Père.
Et puis, comme le soulignait le jeune abbé Ratzinger, dans un discours lu par le cardinal Frings, c’est confondre ce que l’on pourrait appeler la « source ontologique » du salut, avec la source nécessairement médiatique ou médiatisée qui est à l’origine de notre foi, (HL, Op. cit. p. 177). La source ontologique, dans son jaillissement, est indicible. Aussi bien le Christ a-t-il emprunté des canaux humains, un langage humain, qui se trouve consigné dans l’Ecriture que les apôtres, jusqu’à la mort du dernier d’entre eux, ont porté jusqu’à nous.
Il faut souligner que le Père de Lubac, pour présenter sa théorie du Christ source, ne commente d’ailleurs que la première partie du Document conciliaire (en particulier le 2ème paragraphe), ce qui lui évite de se heurter aux affirmations claires du n°24 que nous venons de citer.
Le Père de Lubac écrit froidement : « Ni l’Ecriture ni la Tradition ne peuvent plus désormais apparaître comme des « sources » [les guillemets sont dans le texte originel], et d’autre part, l’idée concrète et unifiée de la révélation, exposée dans le premier chapitre, s’oppose au moindre partage matériel de son contenu en canaux séparés ». J’ai le regret de dire, post mortem au cardinal : voilà « l’affaiblissement » que vous déploriez vous-même dans la correspondance privée que j’ai citée tout à l’heure. S’il n’y a plus de sources ou si le Christ est seule source, il ne faut pas s’étonner que l’accès à la foi soit devenu difficile pour chaque chrétien. A moins de réduire le Christ à une idée humaine, nous n’avons pas connaissance du mystère de l’Incarnation, et, soulignait Cajétan dans une Oratio devant le pape Jules II, les anges eux-mêmes n’ont pas cette connaissance du mystère du Christ. Le Christ est le révélateur. En rigueur de termes, il n’est pas la révélation, comme on veut le faire dire aux textes du Concile - qui disent, eux, très clairement… le contraire, en précisant que c’est l’Ecriture sainte qui non seulement contient, mais qui est la Révélation (n°24).
Je parlais d’Idea Christi à l’instant. Le père de Lubac évoque lui (horresco referens) « l’idée concrète et unifiée de la Révélation, exposée dans le premier chapitre de Dei Verbum ». N’est-on pas en train de substituer au Christ cette « idée concrète et unifiée de la révélation » en somme un kérygme humain, terriblement humain ? Si ni vous ni moi ne voulons réduire le christianisme à cette « idée », il faut bien avoir recours au canaux médiatiques par lesquels la Bonne nouvelle nous est apportée, à savoir les Ecritures et la Tradition.
Reste que, me semble-t-il, d’après le texte même du Concile, qui souligne que les Ecritures non seulement contiennent mais sont la Révélation, les deux sources se trouvent implicitement mises en relation, non pas comme deux sources partielles qu’il faudrait raboutter l’une à l’autre pour avoir la totalité du puzzle, mais comme une source totale (« l’Ecriture qui est la Révélation ») et comme une source herméneutique, la Tradition, qui offre, dans des formes historiquement déterminées, des témoignages clairs et irrécusables sur l’usus Ecclesiae, c’est-à-dire sur l’usage que l’Eglise a fait de l’Ecriture, usage canonisé par le temps et qu’aucun chrétien ne peut mettre en doute, fût-il pape.
A quoi sert la Tradition ? Une étude attentive de l’Ecriture nous montre qu’il n’est aucun aspect de notre foi qui ne se trouve matériellement contenu dans les saintes Lettres. Mais la Tradition est nécessaire comme direction de lecture de l’Ecriture. Nous devons lire les Ecritures dans le sens selon lequel elles ont toujours été lues, et non pas dans le sens que suggèrent notre ancrage dans l’espace-temps, notre culture personnelle ou nos intérêts du moment. Définir la Tradition comme « usus Ecclesiae » ne suffit pas. La Tradition s’identifie à l’usage de l’Eglise, mais il faut ajouter que cette usage canonise ce dont il est fait usage. Dans la Tradition, le fait devient le vrai : une liturgie, une formule doctrinale, une coutume de dévotion… ce sont autant de formes qui peuvent baliser notre pratique hic et nunc. Le point fixe des Ecritures se matérialise ou se projette dans l’histoire et c’est ce que l’on nomme la Tradition. Il est très remarquable que depuis l’origine de l’Eglise, son histoire constitue pour elle une norme.
C’est en ce point que se pose peut-être le problème le plus délicat, celui qui concerne la nature du « point fixe » que nous cherchons. Nous avons dit que ce point fixe ne pouvait être le Magistère vivant conçu comme une troisième source de la foi dominant les deux autres. Comme le souligne Dei Verbum, sans forcément donner la solution du problème qu’il pose, le pape n’est pas supérieur aux sources de la foi. Lui aussi, il est jugé par elles. Il faut donc donner à la Tradition une dimension normative. C’est ce qu’a fait Benoît XVI en évoquant l’herméneutique de continuité. La continuité dans cette perspective n’est pas seulement un fait matériel sans signification qu’il s’agirait de s’approprier en l’interprétant. C’est la continuité qui guide l’herméneutique et non l’herméneutique qui dispose de la continuité.
Cette manière d’ériger la Tradition en norme remonte aux origines mêmes de l’Eglise. C’était déjà le réflexe de saint Irénée à la fin du Deuxième siècle. Et son intervention face aux gnostiques paraissait déjà très difficile. Les gnostiques exaltaient une Tradition recueillie par des Maîtres spirituels et transmise depuis le Christ lui-même. Eux aussi avaient une conception normative de la Tradition. Mais il jouait la Tradition contre l’Ecriture. A ceux-là Irénée n’hésite pas à opposer l’Ecriture, dans sa matérialité immuable.
Alors que les gnostiques proposaient leur interprétation et souvent leur propre version de l’Ecriture : « Lorsqu’ils se voient convaincus par les Ecritures, ils se mettent à accuser les Ecritures elles-mêmes. Elles ne sont ni correctes, ni propres à faire autorité, leur langage est équivoque et l’on ne peut trouver la vérité en elles si l’on ignore la Tradition. Car (disent les gnostiques) ce n’est pas par des écrits que la vérité a été transmise, mais de vive voix, ce qui a fait dire à saint Paul : « Nous « parlons » sagesse parmi les parfaits, mais sagesse qui n’est pas celle de ce siècle » (I Cor, 2, 6). Et cette sagesse, chacun veut qu’elle soit celle qu’il a découverte par lui-même, autrement dit par la fiction de son imagination. (…) Chacun d’eux est si corrompu, que corrompant la règle de vérité [les Ecritures donc], il ne rougit pas de se prêcher lui-même » (Adversus Hareses 3, 2, 1).
Si ils ne veulent pas écouter l’Ecriture, peut-on ébranler les gnostiques, ces traditionalistes qui se réfèrent à l’enseignement reçu de Maîtres reconnus ? Tradition, si ils ne veulent pas écouter les Ecritures ? « Lorsque nous en appelons à la Tradition qui vient des apôtres et qui, grâce aux successeurs des presbytres, se garde dans les Eglises, eux, plus sages que les presbytres et même que les apôtres, ils s’opposent à cette Tradition » (Adv. Haer. 3, 2, 2).
- Quelle Tradition ? – celle qui, venant des apôtres, trouve son origine dans le Christ lui-même. – Mais comment reconnaître la Tradition qui vient des apôtres ?
« La Tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Eglise qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer les évêques qui furent établis par les apôtres dans les Eglises, et leurs successeurs jusqu’à nous (…) Mais comme il serait trop long dans un ouvrage tel que celui-ci d’énumérer les successions de toutes les Eglises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Eglise très grande, très ancienne et connue de tous que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome. En montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondrons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par infatuation ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec cette Eglise, en raison de son origine plus excellente doit nécessairement s’accorder toute Eglise, c’est-à-dire les fidèles de partout, - elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservée la tradition qui vient des apôtres » (Adv. Haer. 3, 2, 3). Ce texte, datant de 190 environ, est trop connu pour que je le commente longtemps. On sait que le mot latin traduit ici par « origine plus excellente » est le mot « principalitas », qui renvoie à une dignité princière de l’Eglise de Rome, reconnue dès l’origine par les chrétiens, qui font de cette Eglise la pierre de touche, à laquelle toutes les Eglises « doivent s’accorder ». Saint Irénée ne nous parle pas de « cette source unique qui est le Christ », comme le fait le Père de Lubac. Il évoque déjà deux sources et lorsqu’un arbitrage délicat se présente entre l’une et l’autre source, il insiste sur la Tradition et sur la principalité de l’Eglise de Rome. En revanche, lorsqu’il n’y a pas de heurt, spontanément, ce sont les Ecritures qui constituent pour lui ce qu’il nomme déjà « la règle de la vérité », ces Ecritures dont le Concile nous précise qu’elles « sont la révélation divine ».
Il me semble que le concile Vatican I a parfaitement repris cette doctrine antique, en utilisant un vocabulaire un peu différent mais en désignant les réalités que vise ici saint Irénée : il y a les Ecritures, il y a le magistère ordinaire et universel des Eglises répandues à travers le monde, qui est le témoin de la Tradition, et il y a la clé de voûte, en cas de conflit, cette principalité de l’Eglise romaine, qui – Vatican I en a fait la théorie - s’exerce à travers le magistère extraordinaire des papes de Rome, gardiens de la Tradition.
On sait que Vatican II reprend cette doctrine au § 25 de la Constitution Lumen gentium, en tenant compte de l’importance de facto toujours plus grande dans la vie de l’Eglise universelle, de l’Eglise de Rome. Le cardinal Franzelin, dans son De sacra Traditione (p. 128), envisageait la nécessité d’un magistère dont le but ne soit pas seulement la vérité chrétienne, mais la sécurité des fidèles. Il donnait comme exemple de ce magistère sécuritaire et faillible la condamnation de Galilée.
On peut dire qu’avec beaucoup plus de modestie que n’en avait Franzelin, les Pères conciliaires nous proposent l’idée, à la fois nouvelle et profondément traditionnelle non pas d’un magistère sécuritaire, mais du magistère dit authentique, magistère qui délivre un enseignement que l’on doit recevoir avec respect, sans pour autant que son objet soit uniquement constitué de faits dogmatiques. Voici le texte, où l’on retrouve clairement le double recours traditionnel de saint Irénée, à l’évêque d’une part, à l’Eglise de Rome d’autre part à cause de sa principalité : « Les évêques qui enseignent en communion avec le Pontife romain ont droit, de la part de tous, au respect qui convient à des témoins de la vérité divine et catholique ; les fidèles doivent s’attacher à la pensée que leur évêque exprime au nom du Christ, en matière de foi ou de mœurs et ils doivent lui donner l’assentiment religieux de leur esprit ». Les évêques, dans leur magistère ordinaire, conforme au magistère universel de l’Eglise catholique, sont bien des témoins de la foi. A travers eux, on touche au point fixe que nous cherchons. Quant au pape il est la clé de voûte de l’enseignement de l’Eglise grâce à son magistère infaillible, cela est rappelé également en des termes qui évoquent Vatican I. Il est le gardien de la foi.
Et en même temps, ce magistère vivant des évêques et du pape tire toute son autorité du dépôt qu’il a pour mission de conserver. Selon la formule de Lumen gentium (loc. cit.) : « l’infaillibilité [de l’Eglise] s’étend aussi loin que le dépôt ». « Lorsque le Souverain Pontife ou le corps des évêques avec lui, portent une définition, ils le font conformément à la Révélation elle-même à laquelle tous doivent se tenir et se conformer (cui omnes stare et conformari tenentur), révélation qui est transmise de manière intègre, Ecriture ou Tradition, par la succession légitime des évêques et avant tout par le soin du Pontife romain lui-même ». On constate une allusion claire à la doctrine des deux sources et une soumission tout aussi clairement réclamée du magistère vivant à ces deux sources. Les imprécisions de Dei Verbum (en particulier du premier chapitre de cette constitution) trouvent dans le n°25 de Lumen gentium une réponse vigoureuse, dans l’analogicité du donné conciliaire.
Essayons de ramasser les découvertes que nous avons faites en tentant de serrer de près cette question à la fois compliquée et vitale des sources de la foi.
Alors que le premier chapitre de Dei Verbum semble « amollir » la doctrine catholique sur ce sujet, en laissant largement pendante des questions dont on avait l’impression qu’elles avaient été résolues, notre travail nous a amené à considérer que le concile Vatican II, dans Dei Verbum, valorise la source écrite en affirmant que la Révélation, c’est l’Ecriture. Rien de ce qui est révélé ne se trouve en dehors de l’Ecriture. Quant à la Tradition, elle nous aide en fournissant une clé normative à notre lecture des Ecritures. En cas de difficultés, la Tradition se laisse découvrir dans la lecture qu’en donne le pape de Rome et les évêques unis au pape. Mais le rôle du Magistère est subordonné étroitement aux deux sources, Ecriture et Tradition.
Dans cette perspective, la foi n’est pas seulement un ensemble hétéroclite de données multiples, mais une proposition qui nous est faite avec autorité par l’Eglise justement.
On peut penser que la crise de la transmission de la foi que nous vivons en ce moment provient en partie de ce que la proposition de cette foi aux fidèles comme aux infidèles n’est pas clairement établie. On se trouve couramment devant deux excès, consécutifs au lmanque de clarté des textes de Vatican II. Soit on donne l’impression que la foi est tout entière dans la proposition que l’Eglise nous en fait et cette perspective nous enferme dans un culte malsain de l’Institution ; soit on se trouve devant ce que Jacques Laurent appelait des sous-ensembles flous et personne, ni les catéchumènes ni les catéchistes, ne sait très bien en quoi consiste la confession de la foi. Le risque ? Une Eglise qui est toujours de votre avis en matière spirituelle et au sein de laquelle, alors que les préceptes de la Morale sont réaffirmés de manière parfaitement claire, les problèmes spirituels et doctrinaux, enfermés dans une présentation sirupeuse, apparaissent au mieux comme facultatifs.
Nous avons dans cette doctrine compliquée des sources de la foi une excellente illustration de la formule d’Aristote : une petite erreur au commencement produit de grandes déviations dans les applications. Certains ont cru pouvoir interpréter Dei Verbum en soulignant que, dans ce document, il n’y avait plus les deux sources traditionnelles, mais une seule : le Christ. Cette considération, qui paraît belle, n’est pas conforme à l’économie du Mystère, au sein de laquelle, plus encore que la révélation le Christ est d’abord le révélateur. Imaginer que la révélation, c’est le Christ, cela revient à admettre que tout ce que Dieu avait à nous dire relèverait du Mystère insondable de son Fils. Finies les formules dogmatiques. Finie la science chrétienne, science nouvelle qui révolutionne le monde. Dans l’éblouissement du Mystère du Christ, il n’y a plus de science, l’agnosticisme mystique est de mise. C’est que devant le Mystère du Christ tous les énoncés se valent et l’on se demande toujours : mais où va s’arrêter « l’hérésie de l’informe » dont parle le romancier allemand Martin Mosebach et qu’évoquait déjà, comme un « amollissement » général le Père Henri de Lubac ?
La réponse est dans une étude sérieuse de ce qui constitue objectivement notre foi : écriture et tradition, ces deux sources auxquelles l’Eglise n’a jamais cessé de se référer depuis saint Irénée, ces deux points fixes, suffisants matériellement chacun pour leur part, de sorte qu’ils se vérifient l’un l’autre et que l’on reçoit la foi de l’un ou de l’autre, du moment qu’on accepte cette autorité de l’Eglise, qui les cautionne l’un et l’autre et qui les ordonne l’un à l’autre : la Tradition servant de vecteur herméneutique à l’Ecriture.