Le roman doit paraître le 7 janvier. Son sujet est explosif : l'avenir de l'islam en France. Un bel avenir assurément nous dit Houellebecq, un avenir fécond. Un avenir... radieux ? Même Télérama, pourtant échaudé par la célèbre sortie de l'écrivain dans Plateforme sur "l'islam la religion la plus con", a daigné trouver qu'il fallait lire ce livre, que Houellebecq était "notre contemporain capital" de substitution (après Sartre, mazette !) et que, sur l'islam, heureusement, cette fois, sa perspective n'était pas totalement critique.
Je crois vraiment qu'il y a mille manières de lire ce livre et que c'est justement pour cela qu'il faudra l'avoir lu, que Soumission sera, mais en plus grave, notre "Bataille d'Hernani" à nous, qu'il y aura, dans la littérature et dans la Culture un avant Soumission et un après Soumission. On distinguera non seulement les pour et les contre, mais, l'ayant lu, les houellebecquiens, islamophiles guénono-nietzschéens et les houellebecquiens islamophobes identitaires et chrétiens. La Bataille d'Hernani sera une bataille interne... entre amateurs divergents... avec un enjeu bien plus grave que la manière de faire un vers selon le fameux enjambement de l'escalier... dérobé ou pas. L'enjeu de Soumission, c'est l'avenir de notre vieux pays, tout simplement. De quoi en venir aux mains comme au temps du Comte Hugo ? Sans doute pas : la plupart d'entre nous accepteront... la soumission, c'est manifestement ce que pense l'auteur de Soumission.
J'évoque l'avenir de notre vieux pays... Cela fait déjà quelques années que Houellebecq ne se montre guère optimiste à ce sujet. Dans La Carte et le territoire (2010), il envisageait la France comme un Parc d'attraction aux dimensions du monde, vivant essentiellement de la seule industrie que la mondialisation n'a pas fait périr : le tourisme. C'est l'esprit d'Amélie Poulain étendu à l'ensemble du territoire : on restaure le glorieux passé, on l'aménage pour le présent, et on se donne ainsi le droit de faire chauffer les cartes bleues des touristes de passage.
Oh ! Cette fois, il est plus optimiste pour la France Michel Houellebecq. Il la voit comme pionnière en Europe, sous la présidence d'un brillant sujet, fils d'un épicier tunisien installé dans le XVIème arrondissement, Ben Abbes, devenu président de la République à la faveur du déclin des Partis politiques traditionnels. Tonnerre dans la vie politique française : l'alternance entre centre gauche et centre droit, c'est fini. Face à Marine Le Pen, Ben Abbes se fait élire par son parti Fraternité musulmane, devenu le fer de lance d'un nouveau Front républicain incluant, comme nouveau moteur, les musulmans de France. Nous sommes en 2022. François Bayrou devient le Premier ministre du nouveau Président Ben Abbes. Houellebecq nous en fait un croquis à la Daumier.
Quand on y réfléchit, le mécanisme électoral imaginé par le romancier est tout à fait crédible. A force de manquer de programme, à force de livrer la France à une Europe qui, pour Houellebecq est "déjà morte", les partis traditionnels d'une part, le Front national involontairement, mais parce qu'il est là, d'autre part, font le jeu du changement le plus radical et de l'islamisation de la France.
Mais j'ai mauvaise grâce à ne mettre en cause que les politiques. Le livre Soumission est un roman total. Il cherche la vérité sur tous les sujets. La mort de nos sociétés qui sont encore occidentales - mais pour combien de temps ? - n'est pas seulement la faute des Politiques. En l'espèce, ces gens seraient plutôt des symptômes. Le mal est plus profond, il est... spirituel. Et puis aussi sexuel, mais c'est la même chose (nous sommes dans Houellebecq ne l'oublions pas : le sexe est chez certains de ses personnages tout ce qui reste de l'esprit ou une manière de le désigner).
Le héros autour duquel se construit le roman est un universitaire spécialiste du célèbre romancier converti au catholicisme Joris Karl Huysmans. La vie du biographe se confond parfois avec l'ombre de "son" grand écrivain. L'un et l'autre sont étonnamment houellebecquiens. Surprise, qui n'est vraiment pas houellebecquienne, elle : il y a trois pèlerinages dans ce livre, l'un, plutôt involontaire chez notre héros, dans la ville d'un très vieux Charles, qui est encore aujourd'hui le village de Martel, le second, dans la foulée, à Notre Dame de Rocamadour, le dernier au monastère de Ligugé (où a vécu Huysmans, devenu oblat bénédictin). Mais alors, sommes-nous dans un roman catholique ? Plutôt dans l'autopsie de ce qu'il fut. Houellebecq ici se fait critique littéraire (ce n'est pas la première fois, il a consacré tout un livre à Lovecraft). Il se montre d'une étonnante pénétration. Il s'agit de comprendre pourquoi cette culture catholique, si belle qu'elle ait été, ne pénètre plus, pourquoi elle ne trouve qu'un jeune public "humanitaire et asexué", et pourquoi elle n'entame pas l'athéisme déclaré du Professeur de Lettres, pourtant spécialiste de Huysmans.
Ce point est certainement l'un des plus obscures du livre. Il me semble que c'est le point obscure qui explique (je n'ose pas dire : qui éclaire) tout. Michel Houellebecq pense de Huysmans ce qu'il pense aussi de Péguy (dont il cite pourtant, avec une admiration manifeste plusieurs quatrains lyriques sur "ceux qui sont morts pour la terre charnelle") : ni l'un ni l'autre ne sont en état de comprendre la statue de Notre Dame de Rocamadour, dans son austérité et sa majesté muette. Que cherchent-ils en définitive ? Dieu ? Pas sûr finalement. Une culture plutôt, une culture charnelle qui les mettait en accord avec eux-mêmes, mais qui a fait son temps, parce que c'était celle de leur temps. A Ligugé, c'est avant tout un apaisement qu'a trouvé Huysmans. La foi ? C'est la grande muette. D'ailleurs, assis une demi heure devant la Vierge de Rocamadour, notre universitaire, décidément, ne l'a pas trouvée. A la fin du livre, avant ou après sa conversion, il ne la trouvera pas davantage dans l'islam. Il annonce que pour lui, la récitation solennelle de la Chaada signifie aussi la fin de toute recherche intellectuelle. Ce qu'il trouve dans l'islam, c'est ce qu'a trouvé Huysmans à Ligugé, ce qui met fin à l'irritant désir de savoir comme à toutes les aventures sexuelles incontrôlées : l'apaisement.
Et d'abord l'apaisement des sens. Dans le plus pur style houellebecquien, nous avons droit, dans les dernières pages du livre, à une apologie de la polygamie, à travers la curieuse idée de la sélection des mâles les plus aptes. Apologie dérisoire bien sûr, même si, j'en suis sûr, certains lecteurs ne manqueront pas de la prendre au premier degré, comme ils prendront sans doute au premier degré les longues défenses et démonstrations de la vérité de l'islam et bien d'autres considérations de ce livre, le plus étrange, le plus profond qu'ait écrit Michel Houellebecq, le plus difficile à décrypter.
Cet éloge de la polygamie est très important dans l'économie de la critique houellebecquienne pour trois raisons, au moins :
On y retrouve le thème cher à l'auteur d'une rationalisation de l'énergie sexuelle à travers la loi de l'offre et de la demande. Le sexe n'est rien d'autre ici qu'un produit commercial. Il est soumis à une seule loi : celle du Marché. Et l'islam, avec sa claire distinction des rôles masculin et féminin, est compatible avec cette optimisation des échanges sexuels dans une consommation "ordonnée". Au contraire, "du fait de leur narcissisme exacerbé, les Occidentaux n'arrivent plus à coucher ensemble..." (Bernard Maris, Houellebecq économiste p. 123). Comme disait Lacan, précurseur, "il n'y a pas de relation sexuelle". Le sexe occidental, expression de l'amour, est trop cher pour être consommable autrement qu'à travers les succédanés de la pornographie et de l'amour tarifé. [Attention : Houellebecq n'approuve pas, il décrit et il décrit non pas la vie de tous les couples, mais une tendance lourde].
Deuxième raison : dans le livre, il est très peu question d'immigration et d'immigrés. L'Occident semble s'islamiser de l'intérieur. Les agents de l'islam sont souvent des convertis, comme ce M. Rediger qui dirige la Sorbonne islamique après une thèse sur Guénon nietzschéen. Ce que dénonce Houellebecq, c'est la conversion (la soumission) de l'Occident. Il évoque également une forme de "collaboration" des élites intellectuelles, en laissant son héros susurrer que cette collaboration-là est bien naturelle. Quel rapport avec la polygamie, direz-vous ? L'un des instruments de la conversion des mâles (c'est ce qu'explique notre héros sans gêne apparente) est ce retour sécurisant des vieux schémas sur le mâle et la femelle, sur la supériorité du mâle et la pluralité des femelles. Ce sont aussi ces schémas "essentialistes" que l'on trouve dans la Métaphysique des sexes de Julius Evola, où l'homme est le soleil et la femme la lune, qui emprunte sa lumière au soleil. Dans le Coran, vous le savez, l'image est celle du champ et de la charrue. Aussi élémentaire. Comment disait Houellebecq déjà ?
Troisième raison, apparentée à la précédente, mais que l'on ne trouve pas dans Houellebecq : ce qui est en question ce sont les personnes et les relations personnelles. Trop compliquées ? On peut dire que la polygamie permet d'en faire l'économie, en ramenant la sexualité à un modèle consumériste, ordonné finalement à la satisfaction des deux parties. Ce modèle apparaît comme l'inverse de l'amour à l'Occidental, reposant dans la durée, chacun le sait, sur l'insatisfaction acceptée ou provoquée des deux parties et sur la recherche d'un au-delà de la satisfaction qui s'appelle l'amour. 2000 ans de christianisme, c'est ce qui a permis ce rapport personnel égalitaire et différencié que j'avais appelé du nom un peu pompeux d'unidualité dans mon Histoire du mal et d'ailleurs aussi sur ce Blog. Si l'on fait abstraction de cette dimension personnaliste de l'amour, au motif qu'elle serait trop compliquée à vivre, il n'y a plus qu'à faire avec les vieux schémas essentialistes de l'homme principe actif et de la femme pôle passif (comme dit à peu près Evola). Et alors là : malheur à qui dépasse du moule.
Note en marge : si vous voulez des exemples de ce "malheur", allez vite voir cet extraordinaire film qui s'appelle Timbuktu d'Abderrahmane Sissako, sur l'application de la charia à des populations noires musulmanes qui ne la connaissent pas, par des mercenaires arabes ou occidentaux (français entre autres) qui imposent leur ordre (matrimonial par exemple), juchés sur des 4X4 flambant neufs et armés jusqu'aux dents. Il n'est pas question de charia dans le livre de Houellebecq, mais seulement de conversion. La charia est la deuxième étape. Ce qui rend ce film fascinant et unique, ce sont aussi les "paysages urbains" typique de la Mauritanie, les ocres de cette ville de Oualata, posée comme une complexe pièce montée dans le sable du désert.