vendredi 28 août 2020

Fin du Canon et introduction au Notre Père

Le prêtre, récitant le Per ipsum, dessine trois croix avec l'hostie au dessus du calice, rythmant ainsi sa prière : per ipsum, première croix, et cum ipso, deuxième crois, et in ipso, troisième croix. Il ne s'agit pas de bénédictions, au sens précis de ce terme, car ces gestes ne bénissent rien ni personne. Là comme ailleurs, dans la consécration, il s'agit de désigner le Mystère, de rappeler que le Mystère se donne non comme une idée à l'esprit humain qui s'en saisirait pour l'abstraire encore d'avantage, mais comme une réalité participant miraculeusement à l'espace temps. Le rapprochement entre l'hostie et le calice, entre le corps et le sang du Christ, nous fait penser , après sa mort, à la résurrection du Seigneur avec son corps et son âme (le sang, c'est l'âme). Il est toujours vivant pour intercéder en notre faveur : la messe, c'est Jésus ressuscité qui offre son sacrifice pour nous les hommes, à Dieu son Père, dans l'unité du Saint Esprit. 

Après ces trois croix qui saluent ou qui désignent l'action du Christ ressuscité, le prêtre en décrit effectivement deux autres, plus larges, sur tout le corporal (ce linge amidonné sur lequel se déroule le sacrifice eucharistique) : après le mystère de la résurrection, le mystère de la Trinité : "A toi Dieu, Père tout puissant, dans l'unité du Saint Esprit". La prière du Fils exerçant sa médiation, résonne, elle appelle toute la Trinité : le Père auquel toujours nos prières s'adresse, et le Saint Esprit parce qu'il n'y a qu'un amour et que l'amour du Fils est l'Esprit saint. Ces cinq signes de crois tentent de désigner le mystère, la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur, comme dit saint Paul aux Ephésiens, mais le mystère dépasse tout ce qui le désigne et la messe nous entraîne de la résurrection à la Trinité, vers l'Infini, où il n'y a plus rien à montrer parce que tout est dans tout.

Omnis honor et gloria : Dieu a voulu s'abaisser vers le fini, nous dire son amour à travers les souffrances du Fils fait chair. Cette geste du Christ, quand nous l'apercevons dans son ampleur divine, nous coupe le souffle jusqu'aujourd'hui. Elle est au-delà de tous les computs, le temps ne saurait la mesurer. Mais elle est achevée, image mobile de l'immobile éternité qui, jusque dans la sainte messe reçoit le dernier mot, en accomplissant divinement tout honneur et toute gloire. Le Mystère se révèle dans la lumière de l'éternité. C'est en lui, sommaire de l'Amour de Dieu pour sa création, que se manifestent "tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles". Cette ultime clausule de la clausule - les siècles des siècles, expression que l'on trouve déjà dans saint Paul (I Tim. 1, 17) et qui participe sans doute des toutes premières liturgies - signifie que par la fidélité au rituel, nous sommes entrés dans l'éternité. Canon en grec signifie règle. Nous sommes rendus, avec l'Amen final, à la fin du Canon, nous avons célébré selon la règle et nous sommes éternifiés.

C'est ce respect pour la règle que l'on retrouve, introduisant la récitation du Notre Père : "Avertis par les préceptes salutaires et formés par l'institution divine, nous osons dire..." Nous osons dire quoi ? Notre Père. Nous osons, comme le Christ, nous adresser à Dieu comme à Notre Père...", nous osons face à lui, exciper de notre qualité de Fils, qualité inamissible que nous avons reçue au baptême et qui nous permet de célébrer son Mystère en vérité... Pour résumer : c'est la fidélité au règles du Christ, dans la récitation de la prière qu'il nous a apprise, qui nous donne toutes les audaces. En particulier l'audace de tutoyer le Mystère, qui ne nous échappe plus, puisque désormais, comme fils et filles de Dieu, nous en faisons partie. Nous y communions!

dimanche 23 août 2020

Par lui, avec lui et en lui...

Cette clausule solennelle du Canon, que l'on appelle aussi petite élévation car le prêtre élève l'hostie avec le calice, a été préservée dans toutes les nouvelles formules liturgiques, c'est dire son importance. Nous n'avons pas encore souligné le fait que toutes les prières du Canon se terminent avec cette conclusion : Per Christum Dominum nostrum. Le Christ est celui par qui tout est possible, celui par qui le salut est à portée de notre main. Par lui, nous sommes sauvés. Per ipsum. La closule solennelle du Canon : Par lui, avec lui et en lui reprend la conclusion de chacune des prières, per Christum Dominum nostrum, en l'amplifiant et en lui donnant tout son sens ou, nous le verrons, tous ses sens : mais s'il fallait tout dire d'un mot, l'épître d'aujourd'hui (12ème dimanche après la Pentecôte) dit très bien "l'assurance que nous avons devant Dieu par le Christ" (II Co.3, 4)

Per Christum Dominum nostrum répète-t-on dans le Canon ; Per ipsum, par celui-là même dit-on pour conclure ce Canon. Comprend-on bien ce que l'on dit, ce que l'on lit, ou ce que l'on entend ? L'idéal des Lumières va frontalement contre ce Per ipsum. La philosophie des Lumières refuse toute médiation, tout intermédiaire entre moi et ma vie. C'est ma vie, je la partage, j'en fais ce que je veux et tout s'arrête là. La vieille sagesse chrétienne pourtant s'était fondée sur l'observation des philosophes antiques pour déclarer, avec Platon dans l'Alcibiade mineur : "Il faut qu'un dieu vienne et nous enseigne". La Révélation de Jésus-Christ n'est pas facultative, elle est essentielle à l'accomplissement de l'humanité qui, en elle, et en elle seule pourra trouver sa vérité : "Sans moi vous ne pouvez rien faire" dit Jésus en saint Jean (15). Si l'homme reste en lui-même, il ne découvre que l'absurde, le vide, le néant. Les athées revendiqués comme Nietzsche, le savent bien qui font des efforts désespérés pour se susciter une foi athée à l'extérieur d'eux-mêmes, adoration de la nature en son éternel retour, glorification du grand Amen à la vie (en hébreu dans le texte de Nietzsche). Sur cette foi athée, on pourra se reporter aussi à la conclusion des Mots de Sartre qui exclut le salut par les oeuvres seules, ce qui revient à reconnaître le salut par une foi, qui dans son cas serait athée.  

C'est uniquement en sortant de soi-même, que l'homme peut se trouver soi-même. Ce qui est vrai dans l'ordre moral (chercher le bonheur de l'autre avant et pour le sien) est vrai aussi dans l'ordre intellectuel : il faut chercher la vérité en dehors de soi-même - Per ipsum et non per meipsum : par lui et non par moi, - si l'on veut  trouver quelque chose qui vaille la peine de vivre. 

C'est ce que l'on appelle la nécessité de la médiation. La liturgie tout entière est une médiation, inventée par le Christ, dont elle constitue en quelque sorte le testament (novi et aeterni testamenti). La liturgie est faite pour servir d'intermédiaire, de médiatrice : elle transforme le sacrifice de l'homme en sacrifice divin, elle rend agréable à Dieu les balbutiements et les émois d'homo sapiens. Elle rend l'homme capable d'aimer Dieu ici et maintenant, continuant la logique participative de l'incarnation.

L'incarnation - le mystère de Dieu fait chair - n'est pas seulement le mystère de la Paternité de Dieu, mais, comme nous en avertissait le prophète Isaïe, le mystère de la fraternité de Dieu, le mystère de Dieu avec nous - "Emmanu-el" dit Isaïe (7, 14) - et le mystère de nous avec Dieu, de nous avec  Jésus Christ fils de Dieu : "Ayez en vous les sentiments qui sont dans le Christ Jésus" nous dit saint Paul (Phil. 2, 5). Les sentiments ? Il s'agit d'une préparation psychologique au grand renouvellement, à la recréation dans laquelle Dieu s'est engagé. C'est ce que signifie que Dieu, que Christ soit avec nous et que nous soyons avec lui. Ces sentiments sont aujourd'hui dans le Christ Jésus, sentiments personnels, sentiments que nous pouvons et devons nous approprier personnellement. La révélation de Jésus Christ est ainsi la manifestation d'un monde d'émotions intérieures. Entre les sens et la raison, le judéo-christianisme crée le cœur. C'est par le cœur d'abord (le cœur intelligent cher au roi Salomon naguère) que nous communions avec Jésus Christ.

Mais, comme toujours dans la foi chrétienne, cette vérité personnelle s'écrit en grosses lettres quand, levain dans la pâte, elle atteint à l'histoire elle-même. Il s'agit alors non de vérité personnelle mais de rien moins que d'un monde nouveau, celui qu'appelle le livre de l'Apocalypse, en échos à Isaïe : "Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux. La mort ne sera plus.Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. Et celui qui siège sur le trône dit : Voici, je fais toutes choses nouvelles" (Apoc. 23, 3-5).

Texte étrange et magnifique sur le problème du mal. Il a été choisi, dans le Missel, pour célébrer la dédicace d'une église. Il faut donc le comprendre d'abord par rapport à la liturgie, pour laquelle cette église est construite. C'est à la fin du monde, dans un grand nettoyage que Dieu fera toutes choses nouvelles. Pas avant ! Certains croient à mille ans de bonheur sur la terre (le millenium). Ce disant, ils n'ont réussi qu'à inventer ces religions séculières que sont les idéologies, prétendantr apporter le bonheur sur la terre : le bonheur ? "une idée neuve en Europe" disait le révolutionnaire Saint-Just, avec une sagacité qui sera meurtrière. En fait, avant la fin du monde, il faut chercher le bonheur absolu non dans la politique (ça fait des morts), mais dans la liturgie (cet acte divino-humain, le seul qui soit aujourd'hui de ce genre là, fait des heureux par la foi). Par la foi, nous vivons avec le Christ, au point de diviniser nos actions, en les christifiant, en les christianisant.

Quelle différence y a-t-il entre christifier et christianiser ? La christianisation a une dimension sociale, car l'homme est un animal mimétique comme dit Aristote : il se grandit en imitant ce qu'il voit faire à côté de lui. L'histoire de la christianisation est l'histoire de ce bain de chrétienté, dont on a dit beaucoup de mal parce qu'il a été très imparfait ("Les chrétiens sont moins bons parce qu'ils devraient être meilleurs" lance Chesterton). N'empêche ! Pendant deux mille ans, le vrai progrès, le progrès moral de l'humanité a toujours émané du christianisme, de cette imitation de Jésus Christ qui était présente dans les lois, qui était, en Occident, comme l'esprit des lois, au sens de Montesquieu. 

Voilà pour le commun des mortels, ce que signifie vivre en Jésus-Christ (in ipso) : améliorer son humanité, faire reculer l'instinct égoïste, faire progresser l'amour et l'ouverture, le souci, le respect des autres (premier stade de la charité explique Malebranche dans son Traité de morale). Telle fut, en concentré, l'expérience des jésuites dans les réductions d'Amérique latine, comme le montre le film Mission. Mais tel a été, tel fut le sens du progrès moral jusqu'au XIXème siècle. Le XXème siècle a voulu expérimenter le progrès sans Dieu : c'est devenu le siècle le plus meurtrier de toute l'histoire de l'humanité. Et le XXIème siècle ne sait pas méditer cette leçon de choses ! Nous ne sommes même plus capables de recevoir un cours d'histoire. Nous sommes au siècle de la déchristianisation ; advienne que pourra.

Mais il y a une autre manière de vivre en Jésus-Christ, c'est de mettre son honneur à s'approcher personnellement du Christ, dans la mesure où nous avons reçu son appel. Cet appel chacun l'entend à sa manière, c'est l'éclair du bien qui, à un moment ou à un autre passe dans notre vie, c'est le sentiment que le monde, si imparfait soit-il, est gouverné par la Bonté, c'est la conviction que le bien et la vie l'emporteront au final sur le mal et la mort, grâce à l'intervention de quelque chose qui est plus grand que la nature. Sébastien Lapaque a écrit une belle page, dans le Figaro de la semaine dernière (13 août) sur la vérité de la grâce, que développa avec tant d'éloquence Saint-Cyran, qui, lui-même, saisit et convertit le jeune Pascal.  Le night-cluber Thibault de Montaigu, après avoir écrit un Voyage autour de mon sexe (2015), va lui, le 27 août prochain, publier un livre simplement intitulé La Grâce (chez Plon) : à l'entendre, c'est au monastère du Barroux qu'il a vécu sa nuit de feu.

Il n'y a pas de mode d'emploi pour vivre christifiés, pour vivre en Jésus-Christ de cette manière-là. C'est toute la difficulté : l'initiative appartient à une autre Personne et nul ne saurait par ses propres forces susciter ce genre d'expérience mystique, que raconte aussi Eric Emmanuel Schmitt dans sa Nuit de feu (2015) ou Michel Houellebecq dans Sérotonine, aux deux dernières pages de ce livre (2019), répondant à la p. 171 de Soumission. Pourquoi, dans ces témoignages, rencontre-t-on tous ces romanciers et hommes de lettres ? Non pas parce qu'ils seraient plus aimés de Dieu, mais parce que leur métier est de trouver les mots, ce qui est particulièrement important et particulièrement difficile lorsque l'on est debout devant l'indicible et que seuls quelques mots sont encore utilisables pour parler de ce que l'on vit.

La christianisation est un phénomène historiquement observable, même dans les pires situations, celle de la traite par exemple, comme le montre le dernier livre de Bernard Lugan sur le sujet (éd. de l'Afrique réelle) : la traite du bois d'ébène par les Européens était inhumaine, mais les personnes n'étaient pas castrées comme le pratiquaient systématiquement les musulmans, responsables de la disparition sans postérité de millions d'Africains. L'exemple de la Traite atlantique (de ce respect de l'humanité malgré l'esclavage) dit bien les forces et les faiblesses de la christianisation. Faiblesse car l'esclavage demeure un crime contre l'humanité. Force, car même dans les pires circonstances, le respect des personnes créées par Dieu et pour Dieu n'est pas totalement oublié : les premiers articles du fameux Code noir rédigé sous la direction de Colbert, se préoccupe de ce que les esclaves noirs soient par ailleurs de bon chrétiens, baptisés et mariés comme leurs maîtres. Dans le christianisme, il n'y a pas de sous-hommes, car chacun est destiné à vivre pour le Christ, c'est-à-dire "par Lui, avec Lui et en Lui".

La christification est un phénomène mystique. Ce mot, "mystique", en grec, signifie "caché". On ne peut pas réduire le christianisme à une mystique, sans l'endommager gravement sous prétexte de purisme : peut-on cacher la religion du Dieu fait homme ? Mais, inversement, on ne doit jamais oublier la dimension  mystique du christianisme. Elle est présente en chaque personne chrétienne, en chaque individu qui s'approche du baptême, ne serait-ce qu'en intention. Aujourd'hui la grave crise de la transmission que nous vivons rend simplement plus fréquentes les conversions personnelles et plus facilement visible à l’œil nu cette dimension mystique, omniprésente dans le christianisme : présente, chers lecteurs, au fond de chacun et de chacune d'entre nous.

jeudi 20 août 2020

La messe pour le monde

La fin de la consécration est admirable : alors que s'affirme petit à petit, d'une prière à l'autre, la divinité du sacrifice de la messe, sacrifice terrestre et sacrifice céleste tout ensemble, alors que s'intensifie l'offrande sacrificielle jusqu'à être présentée comme "offerte par ton ange sur ton autel céleste" ; au même moment, ce même sacrifice déborde de l'autel sublime où il est offert en permanence et divinise tout ce qu'il y a de bon dans le monde créé. Jésus Christ est celui par qui, haec omnia, toutes ces choses, qui sont toujours des biens (semper bona), Dieu les crée, les sanctifie, les vivifie, les bénit et nous en fait l'offre.

 Deux interprétations sont nécessaires pour comprendre cette ample conclusion du Canon. qui se heurte au problème du mal.

L'oeuvre créatrice de Dieu est toujours bonne : "Et Dieu vit que cela était bon" dit la Genèse. La matière n'est pas l'origine du mal ; la matière n'est pas le résidu inassimilable au dessein divin qu'imaginaient les philosophes néoplatoniciens. Dieu a voulu créer le monde matériel mais ce n'est pas tout - deuxième niveau de lecture : il a voulu le sauver de sa fragilité. A travers le salut de l'homme, c'est "toute la création" qui est "dans les douleurs de l'enfantement", attendant le salut que Dieu lui conférera explique saint Paul aux Romains. Quel mystère insondable ! Non seulement la bonté de la matière est ainsi proclamée - mais, ce serait trop bisounours d'en rester là - : c'est la gloire de la matière qui va être manifestée à travers le salut apporté par Jésus au monde, et c'est "la gloire de la liberté des enfants de Dieu" qui va agir sur la création pour racheter le monde et le transfigurer dans la gloire et la lumière de Dieu. L'homme justifié et sanctifié est ainsi appelé rédempteur du monde, car la gloire des personnes sauvées rejaillit sur toute la création, sonnant comme une annonce ou un avertissement pour des cieux nouveaux et une terre nouvelle.

Dans son Commentaire du saint sacrifice de la messe déjà cité et qu'il a nommé L'idée de sacerdoce et de sacrifice, le Père Quesnel parle avec éloquence, au sujet de ce passage, de la divinisation des élus. Mais le chapitre 8 de l'Epître aux Romains est formel : il n'est pas seulement question des élus, c'est toute la création, dans un ardent désir, qui attend le jour du salut. Le Père Teilhard de Chardin parle avec raison de la Messe sur le monde (1923). Il me semble que ses élans renvoient à la fin de la consécration : "Je me prosterne, mon Dieu, devant votre Présence dans l'Univers devenu ardent et, sous les traits de tout ce que je rencontrerai, et de tout ce qui m'arrivera, et de tout ce que je réaliserai en ce jour, je vous désire et je vous attends". Ou encore de façon moins unilatéralement optimiste : "Ma Communion maintenant serait incomplète (elle ne serait pas chrétienne, tout simplement) si, avec les accroissements que m'apporte cette nouvelle journée, je ne recevais pas, en mon nom et au nom du Monde, comme la plus directe participation à vous-même, le travail, sourd ou manifeste, d'affaiblissement, de vieillesse et de mort qui mine incessamment l'Univers, pour son salut ou sa condamnation. Je m'abandonne éperdument, ô mon Dieu, aux actions redoutables de dissolution par lesquelles se substituera aujourd'hui, je veux le croire aveuglément, à mon étroite personnalité votre divine Présence".

La messe est une machine à faire des dieux. En elle, Jésus, venu jusqu'à nous pour nous emmener jusqu'à lui, nous recrée, ainsi que toute la création. Il nous sanctifie au milieu de toute sa création, à l'image de son Fils qui lui a fait cette prière : "Sanctifie moi par ton esprit" (Jean 17). Il nous donne sa vie ainsi qu'à tout l'univers, qui vit pour l'éternité dans la Pensée divine. Enfin il nous bénit de communier à son sacrifice pour le monde, et ce monde, les biens de ce monde, il nous en fait le don

Ainsi comme dit Descartes, s'inspirant de la Genèse (soumettez la terre), l'homme est comme maître et possesseur de la nature. Mais c'est de Dieu qu'il a reçu ce don et le don de Dieu, ça se respecte ! L'homme doit respecter la nature parce qu'elle est belle mais aussi parce qu’il s'agit d'un don de Dieu.

dimanche 16 août 2020

Pour nous aussi, nous pécheurs...

Tout pécheurs que nous soyons, nous sommes aussi, ô Dieu, tes familiers, tes serviteurs, nous avons organisé notre vie par rapport à toi, pour te servir. Ce qui nous fait te servir ? Non pas le calcul intéressé, mais l'espérance dans la multitude de tes miséricordes. Cette espérance, elle ne se situe pas en nous-mêmes, parce que nous aurions quelque chose de particulier à offrir, parce que nous serions intéressants pour Dieu d'une manière ou d'une autre, elle nous jette en toi, inconditionnellement, en toi Christ parce qu'il n'y a pas d'autre nom au Ciel et sur terre par lequel nous puissions être sauvés. C'est notre pauvreté, notre incapacité, non pas nos vertus ou nos exploits, qui nous rattachent à toi, qui que nous soyons. 

Que demandons-nous ? Dieu ? Non ; Dieu est trop grand. Nous demandons d'abord la familiarité avec les martyrs, nous approchons de Dieu, nous osons approcher de Dieu, en compagnie des martyrs. Le culte des saints, c'est le culte de ceux qui sont familiers de Dieu, culte qui exprime la crainte de s'élever immédiatement jusqu'à Dieu même. Quatorze d'entre eux sont cités. La liste à parité, sept hommes et sept femmes, a été mise au point par saint Grégoire le Grand. A l'origine, elle comptait des Pères de l'Eglise et d'autres saints célèbres de l'Eglise universelle, un peu comme la première liste de saints, cités avant la consécration . Dans la présente liste, ce ne sont pas les saints les plus connus qui ont été choisis, mais monsieur ou madame tout le monde, des martyrs, capables d'aimer Dieu plus qu'eux-mêmes, qui ont montré cet amour en offrant leur vie, et qui nous donnent l'exemple à tous.

mercredi 12 août 2020

Le second Memento

Nous avons d'abord - avant la consécration - prié pour les vivants, c'est le premier Memento. Nous prions - après la consécration - pour les défunts, dont les prénoms étaient écrits sur des tablettes, comme ceux des vivants. De fait, "c'est une sainte et salutaire pensée de prier pour les morts afin qu'ils soient délivrés de leurs péchés" lit-on au IIème livre des Macchabées, alors que le vaillant Judas organise une collecte pour offrir des sacrifices pour les péchés des morts (cf. 2 Macch. 12, 43-46, texte repris par l'Eglise pour les messes anniversaire des défunts). Il y a une solidarité naturelle de toutes les âmes créées, des vivants avec les morts et des morts avec les vivants et, de part et d'autre du voile, nous prions les uns pour les autres. Comment trouver les mots ? La prière n'est pas si facile qu'on le dit ou qu'on le fait croire. A-t-on si facilement le cœur de prier pour des gens qui nous sont particulièrement proches et qui se sont éloignés dans la mort ? Comment savons-nous si nous sommes exaucés ?

La messe est la plus belle prière pour les morts qui soit, car c'est le Christ lui-même qui trouve les mots et qui porte nos intentions. Sa prière ? Ceci est mon corps, pour lui ; ceci est mon sang versé pour elle. C'est une prière infaillible, prière de Dieu à Dieu en quelque sorte, prière que le Fils de Dieu offre à son Père pour tel ou telle d'entre nous qu'il enveloppe de son amour. C'est aussi la seule consolation que nous ayons face à cette déchirure apparemment irréparable que constitue la mort d'un être cher. C'est encore pour ceux qui ont demandé des messes avant de mourir une sorte de sécurité  surnaturelle avant le grand saut. 

J'aime la mention dans certains faire part de décès : Ni fleurs ni couronnes, des prières. La vie en fleurs, de fait, c'était avant. La mort est le moment de voir quels sont les fruits ; "Un bon arbre est celui qui porte" non pas les fleurs d'une destinée épanouie mais les fruits d'un destin transformé par le souci du don de soi, la messe étant le don suprême et en quelque sorte l'école du don, parce que c'est le don du Fils.

Qu'est-ce qui nous attend de l'autre côté ? Nul ne le sait. La liturgie emploie trois mots : locum refrigerii, lucis et pacis : un lieu d'ombre et de rafraîchissement, un lieu de lumière et un lieu de paix. Qu'y a-t-il de plus agréable que l'ombre dans les pays chaud ? Qu'y a-t-il de plus désirable que la lumière pour nous qui ne parvenons pas à comprendre notre condition ? La paix, tranquilité de l'ordre, nous établit dans un ordre que nous ne soupçonnions même pas, qui nous apaise et qui nous comble... 

Qui est concerné par ce bonheur que le liturgiste de l'époque n'a pas cherché à intellectualiser ou à théologiser ? A  qui est donné ce bonheur ? A "Ceux qui nous ont précédé avec un signe de foi".  Certains préfèreront traduire : "avec le signe de la foi" qui est le baptême. Il me semble que devant le mystère de la mort d'un être cher ou de sa propre mort, on peut laisser Dieu décider dans sa miséricorde, sans en faire un distributeur automatique de récompenses : baptisé, oui. Non baptisé : non. Dans la prière suivante, "pour nous pécheurs", nous prions Dieu "non estimator meriti sed veniae largitor" : un Dieu qui n'est pas un "compteur de mérites" mais un "dispensateur d'indulgence". C'est le même Dieu que nous invoquons pour nous les vivants et pour les morts.

Le fait est, en tout cas que la foi est absolument nécessaire pour que s'accomplisse un destin, quel qu'il soit, et que la raison ne nous permet, à travers ses démonstrations, que la répétition de l'identité, sans nous faire accéder à aucun salut, à aucune amplification, à aucune réponse, à aucune oeuvre d'art - bref à aucun accomplissement. L'accomplissement vient du cœur car "c'est le cœur qui sent Dieu, non la raison". Quel meilleur point d'observation que le mystère de la mort pour en prendre conscience ?

mardi 11 août 2020

Le sacrifice céleste

Nous parvenons finalement à l'apogée théologique du Sacrifice de la Messe avec la prière Supplices te rogamus, prière que l'on trouve déjà substantiellement dans le De sacramentis au IVème siècle. Le sacrifice terrestre est accompli, c'est un sacrifice saint et une victime immaculée, selon les quatre mots ajoutés par le pape saint Léon, dont on pensera sans doute qu'il tenait à renforcer l'atmosphère sacrificielle de cette liturgie comme si cela était nécessaire. En réalité, l'ajout de ces quatre mots prépare le paragraphe Supplices. Il signifie que, terrestre, ce sacrifice n'en est pas moins parfait et digne d'être considéré comme céleste. C'est le sommet de l'action liturgique ; non seulement ce sacrifice est universel, comme nous venons de le voir, reprenant tous les sacrifices du passé et réalisant comme à l'avance ceux de l'avenir. Mais encore l'espace créé ne suffit pas à le définir ou à le contenir.. Son vrai lieu c'est l'éternité. 

Il ne s'agit pas là d'une amplification qui viendrait de la dévotion humaine, mais de l'enseignement explicite de l'épître aux Hébreux sur le Christ grand prêtre. C'est le fameux texte que nous lisons tous les ans aux Rameaux ; "Le Christ ayant paru comme grand prêtre des biens à venir, c'est en passant par un tabernacle plus excellent et plus parfait [que ne l'est la Saint des saints dans le Temple], qui n'est pas construit de mains d'hommes, c'est-à-dire qui n'appartient pas à cette création-ci et ce n'est pas avec le sang des boucs et des taureaux mais avec son propre sang qu'il est rentré une fois pour toutes dans ce sanctuaire [non fait de mains d'hommes], ayant acquis une rédemption éternelle"(Hébr. 9, 10-12). Par un aspect de son essence, le sacrifice du Christ est aussi le sacrifice de la Deuxième personne de la Sainte Trinité, le sacrifice du Verbe de Dieu se réalisant dans sa chair créée, En ce sens, il "n'appartient pas à cette création" dit l’Épître. C'est un acte divino-humain, créé en tant qu'il est humain, incréé en tant qu'il est le fait du Fils de Dieu.

Pourquoi le sacrifice céleste revêt-t-il une telle importance ? Du moment qu'il a lieu, nous sommes sauvés et nous n'en demandons pas plus...

Je donnerai deux raisons : la première, c'est que le sacrifice a mystérieusement sa place en Dieu même, et cela parce que le don sacrificiel est la forme que prend tout amour et que Dieu est amour. Il n'y a pas d'amour sans don de soi et Dieu même, mystérieusement, vérifie cette loi. L'amour entre le Père et le Fils est don réciproque, et ce don est le Saint-Esprit, amour du Père et du Fils. La création, puis l'Incarnation du Verbe de Dieu permettent de trouver de nouvelles modalités à cet amour substantiel (la mort sur la croix par exemple), sans en changer la nature.

La deuxième raison, plus difficile, relève de cette idée que le sacrifice de la messe est la réactualisation non sanglante du sacrifice de la croix. C'est le même sacrifice sous une autre modalité (sacramentelle et non sanglante). Comment comprendre, au-delà des mots, que ce sacrifice puisse se vivre selon des modalités différentes ? Il faut le comprendre comme un acte éternel, "une fois pour toutes" dit saint Paul aux Hébreux, qui est manifesté dans l'espace temps à travers le sacrifice de la croix et qui se manifeste de nouveau à chaque messe, prenant la forme d'un acte transitoire alors qu'il est "l'éternelle offrande à la gloire de Dieu", toujours une comme Dieu est un et toujours multiple selon le temps et l'espace, comme cela avait été prophétisé par le prophète Malachie 1, 11 : "Du levant au couchant, mon Nom est grand chez les nations, et en tout lieu un sacrifice d'encens est présenté à mon nom, ainsi qu'une offrande pure". Le Temple de Jérusalem ne suffit pas au sacrifice divin qui coïncide avec l'éternité elle-même sur une esplanade non faite de mains d'hommes. Chaque messe, la plus humble, la cérémonie la plus simple réalisée avec exactitude "en mémoire du Seigneur" est une manifestation de la liturgie trinitaire. Tel est le sacrifice céleste sur la terre.

Mais les paroles de la consécration que nous étudions, signifient aussi en sens contraire que le sacrifice terrestre, pur, saint et parfait, il faut réaliser que "porté par ton saint ange sur ton autel sublime" il ne fait qu'un avec l'offrande trinitaire, qui le divinise avant de  nous diviniser en nous offrant le salut.

Qui est cet ange saint ? Est-ce Jésus-Christ, ce Messie que le prophète Isaïe a nommé "l'ange du grand conseil" (Is. 9) ? On le pensait au XIIIème siècle. Est-ce un ange qui dans la liturgie céleste fait fonction non pas de sacrificateur, de prêtre ou de célébrant mais de servant de messe, simple apporteur, trait d'union entrée le Ciel et la terre ? On peut le penser, on l'a pensé dans l'Antiquité chrétienne. En réalité la question n'a pas beaucoup d'importance, une fois acquise l'idée de la liturgie céleste comme but et comme matrice de la liturgie terrestre. Une fois admise l'idée de l'autel céleste comme modèle de l'autel terrestre. 

C'est ce qu'indique la fin de la prière Supplices qui ne mérite pas force commentaires tant elle est claire ; "Pour que chaque fois que par notre participation à cet autel d'ici-bas, nous aurons pris le corps et le sang de ton Fils, nous soyons comblés de toutes bénédictions céleste et grâce". La messe et notre communion à la messe est ainsi comme un tremplin pour le Ciel.

samedi 8 août 2020

Abraham et Melchisedech

Ces deux-là sont liés, par une rencontre inopinée dans le désert de la vallée des rois. Après qu'Abram eut vaincu les quatre rois qui avaient ravagé les propriétés de Lot son neveu, Melchisedech, qui est nommé simplement "prêtre du Très haut", (étymologiquement son nom signifie : roi de justice et il est "roi de Salem", roi de paix) vint à lui, comme de nulle part,"sans père, sans mère, sans généalogie"dit l’Épître aux Hébreux, mais apportant du pain et du vin pour offrir le sacrifice, et recevant, avec l'autorité que lui donne sa sainteté, la dîme du butin d'Abram, qui par ailleurs ne garda rien pour lui et restitua tout à son neveu. Voilà l'histoire de la rencontre. Une rencontre, rien avant et puis plus rien ?

En tout cas, il n'est plus question de Melchisedech dans l'ancien Testament sinon à une reprise dans le psaume 109, psaume qui annonce le Messie : "Tu es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisedech". Pour le psalmiste, cette parole étrange signifie que le Messie, issu de la tribu de Judas et non de celle de Levi, sera prêtre sans être lévite, non pas selon l'ordre d''Aaron, le frère de Moïse, chef de la tribu des Lévites, mais selon un autre ordre, plus majestueux parce qu'il demeure "à jamais", n'étant pas dévolu seulement aux prières terrestres, ni à une identité terrestre (le peuple juif) mais prêtre pour tous et pour toujours. Voici maintenant comment l'auteur de l’Épître aux Hébreux commente ce verset du psaume : "Le messie est devenu pour tous ceux qui lui obéisse principe de salut éternel, puisqu'il est salué par Dieu du titre de grand prêtre, pour toujours selon l'ordre de Melchisedech" (5, 9 et 10). Ce prêtre pour toujours, c'est évidemment notre Seigneur Jésus Christ qui portant un nouveau sacerdoce, incarne une nouvelle alliance ; " En parlant d'une alliance nouvelle, Dieu  a rendu ancienne la première. Or ce qui devient ancien est près de disparaître" (Hébr. 8, 13).

Il y a quelque chose de prodigieux dans ces vieux textes : quoi ! Ce Melchisedech qui fait l'effet d'une sorte de météorite biblique, c'est lui, parce qu'il sacrifie avec le pain et le vin qui porte un sacerdoce plus noble que celui d'Aaron, plus noble que ceux qui se dérouleront, selon la loi de Moïse, à travers les sacrifices de mouton ou d'agneau. Finis les sacrifices d'animaux. Le Messie offrira en effet un sacrifice fait de pain et de vin et transsubstantié, surnaturalisé, divinisé : le sacrifice de la messe.

Quant à Abraham, il n'est pas prêtre puisqu'il offre la dîme de son butin à Melchisedech, prêtre du Très haut. Mais Dieu lui commande, comme il commande à chacun de ceux qui croient en lui, d'offrir un sacrifice, qui représente un vrai don, don total ou abandon, en l'occurrence le don de son fils Isaac, qui est l'enfant de la promesse, le premier être à concrétiser cette "descendance aussi nombreuse que les étoiles du Ciel" qui lui a pourtant été promise. 

L'épître aux Hébreux présente les choses ainsi dans le magnifique panégyrique qu'elle dresse de la foi à travers les âges : "Par la foi Abraham, mis à l'épreuve, a offert Isaac et c'est son fils unique qu'il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses, lui de qui il avait été dit : C'est par Isaac que tu auras une postérité. Dieu pensait-il est capable même de ressusciter les morts. C'est pour cela qu'il recouvra son fils et ce fut une parabole" (Hébr. 11, 17-20). Ce qui caractérise Abraham si ce n'est pas le sacerdoce ? La foi, la foi confiance, la foi inconditionnelle, qui le fait croire en la résurrection, celle de son fils Isaac semble nous dire l'auteur de l'Epître aux Hébreux, celle de tous les hommes possiblement, mais d'abord celle du Ressuscité par excellence. N'est-ce pas ce que Jésus dit en énigme aux Juifs au chapitre 8 de saint Jean ; "Abraham a vu mon jour et il s'est réjoui". La foi d'Abraham n'est pas seulement, n'en déplaise au Kierkegaard de crainte et tremblement, un nième avatar de la foi confiance. Il voit plus loin que tous il voit la vie éternelle terme du voyage, il voit "l'auteur du salut", il voit ce qui dépasse infiniment notre nature animal : "Abraham, votre Père, exulta à la pensée de voir mon jour et il a vu mon jour et il s'est réjoui" (Jean 8, 26).

Le sacrifice de Melchisedec comporte l'énigme du pain et du vin. Abraham lui consomme le sacrifice, il va jusqu'au bout, offrant à Dieu sa propre promesse. Ce faisant il est bien le seul à anticiper vraiment le Christ, à "voir son jour", en offrant à Dieu tout ce qu'il pouvait offrir : Isaac, la promesse elle-même. Saint Paul, quant à lui, au chapitre 4 de l’Épître aux Romains traite d'Abraham enfantant Isaac : cet enfantement même est une résurrection : "C'est d'une foi sans défaillance qu'il considéra son corps déjà mort - il avait quelque cent ans - et le sein de Sara, mort également" (Rom. 4, 19). A ces deux corps devenus stériles avec l'âge, Dieu offre de transmettre la vie : "Appuyé sur les promesses de Dieu, sans hésitation ni incrédulité mais avec une foi puissante, il rendit gloire à Dieu, certain que tout ce que Dieu a promis il est assez puissant pour l'accomplir". 

Telle est la foi d'Abraham, foi dans la promesse que Dieu n'a pas laissé au hasard et qui accomplit le sacrifice, en le rendant agréable à Dieu.

Récapitulons et revenons sur ces trois personnages cités au Canon de la messe  : Abel signifie l'innocence qui est en tout homme mais que le péché étouffe. Melchisédech signifie l'énigme ou le mystère du pain et du vin. Abraham signifie la foi qui accomplit le sacrifice d'Isaac de la même manière qu'elle lui avait donné naissance. L'innocence, le mystère, la foi, voilà, encore aujourd'hui les trois conditions du sacrifice agréé par Dieu.

jeudi 6 août 2020

Abel le juste

Le sacrifice de l'eucharistie est l'accomplissement de tous les sacrifices à travers lesquels Dieu est aimé et servi, puisqu'en lui le Christ est l'offrande en même temps qu'il est l'offrant, le sacrificateur. Cajétan a une très belle expression à ce sujet : le sacrifice de la messe, dit-il, sacrifice diffusé dans l'espace temps, qui est à la fois humain (comme sacrifice de l'Eglise) et divin (comme sacrifice du Christ) est perfectivum omnium sacrificiorum. Il réalise tout ce que tentent les sacrifices, les oblations, les offrandes des hommes. Il est le sacrifice unique parce qu'il accomplit tous les autres.

Mais, dans l'histoire de l'humanité, ce sacrifice unique et décisif, alliance définitive entre Dieu et les hommes de bonne volonté, a été annoncé et comme présignifié dès l'origine. Alors que le péché d'Adam et Eve avait chassé l'humanité du paradis terrestre, établissant cet abîme entre Dieu et l'homme, abîme qui est la conséquence du péché originel, néanmoins, Dieu accepte le sacrifice du fils d'Adam, Abel. L’Épître aux Hébreux en cherche les raisons et en tire toutes les conséquences, les raisons autour de la foi et les conséquences autour de la justice et de l'immortalité : "Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice de plus grande valeur que celui de Caïn. Aussi ce dernier, - Dieu ayant rendu témoignage à ses dons - fut-il proclamé juste. Par sa foi, bien que mort, il parle encore" (Hébr. 11, 4).

Comment Abel parle-t-il ? Cette dernière formule peut paraître énigmatique; Il me semble qu'une autre allusion à Abel, au chapitre 12 de la même Epître aux Hébreux,, peut contribuer à expliquer cette éloquence post-mortem : "Jésus qui est le médiateur d'une alliance nouvelle et d'un sang purificateur plus éloquent que celui d'Abel". Mort, Abel parle avec une certaine éloquence, parce que, par sa mort, il préfigure le sacrifice du Christ : faisant partie de ces hommes sanctifiés par leur foi, il est objectivement christique avant le Christ, et c'est pourquoi il est déclaré juste, vivant de l'esprit du Christ avant que le Christ ne vienne sur la terre. 

C'est en méditant sur Abel le juste que saint Grégoire le grand (pape entre 599 et 610) propose l'expression : Ecclesia ab Abel justo. L'Eglise existe depuis Abel le juste, depuis que le sacrifice d'Abel a été agréé par Dieu et a rendu juste le sacrificateur. C'est toute une conception de l'Eglise qui en ressort : l'Eglise n'est pas seulement une institution ou une superstructure, qui aurait, dans l'ordre spirituel, un rôle analogue à celui de l'Etat dans l'ordre temporel. Elle est cela certes pour le meilleur et parfois pour le pire, mais elle est d'abord une réalité mystique (le corps mystique du Christ dit saint Paul), qui existe depuis l'origine de l'humanité et au sein de laquelle d'une manière exceptionnelle comme Abel ou d'une manière ordinaire comme nous tous après le Christ, nous pouvons offrir des sacrifices agréables à Dieu, des oblations qui touchent le cœur de Dieu.

Voisinant le moment sacré de la consécration, l'allusion à Abel et aux origines mêmes de l'humanité marque l'universalité du sacrifice de la messe et nous fait comprendre que l'Eglise elle-même est construite sur l'autel des sacrifices où se consomme l'amour de Dieu. Cet autel des sacrifices n'est pas fait de mains d'hommes, comme nous le verrons bientôt.